MES RELATIONS AVEC JEAN VOLOT

Frère Ghislain Lafont

La Pierre qui Vire, 7 juillet 2013

 

 

Il m’a été demandé de vous parler de ma première rencontre avec Jean Volot. Elle a eu lieu peu de temps après l’interdiction faite aux prêtres ouvriers de continuer leur engagement (Je pense que vous connaissez tous Jean Volot – il a été prêtre marin). Je ne peux pas préciser la date exacte de cette rencontre ; c’était probablement après la seconde et définitive interdiction des prêtres ouvriers, signée par Jean XXIII. En 1959, le premier décret, qui venait de Pie XII, disait « prêtres ouvriers » – voyez, c’est une certaine casuistique : les prêtres marins n’étaient pas prêtres ouvriers, donc Jean a pu continuer ! Puis la seconde interdiction a pris tout le monde. C’était définitif ! Mais Paul VI l’a supprimé quelques années après ! C’est souvent comme ça dans l’Église : 4 ou 5 ans après, ça change !

Donc, en 1959, un groupe de 4 prêtres marins avait demandé à venir ici pour faire une session d’écriture sainte et de théologie sur le thème « Pierre et Paul dans les Actes des apôtres » avec l’idée, je pense, de mieux comprendre la relation avec la hiérarchie représentée par Pierre et la prophétie représentée par Paul, concrètement entre le saint siège et les prêtres ouvriers. À cette époque, le sous prieur était le père Paul Léger (je ne sais pas si certains d’entre vous l’ont connu) ; il était chargé de tout ce qui concernait la venue des prêtres. Le père Paul Léger, qui est mort en 1990, a eu une grande influence sur toute la communauté.

C’était un homme très bon, très simple, très compréhensif, et donc tout à fait capable d’accueillir ces prêtres marins, mais comme il doutait un peu de sa capacité à animer cette session, il m’avait demandé de faire des exposés sur Pierre et Paul, lui-même restant en arrière, étant entendu que je lui rendrai compte du déroulement de la semaine et que de toute manière, il était disponible pour rencontrer les frères.

Ainsi fut fait – j’avais 30 ans – je n’avais pas grande expérience – je pouvais préparer des topos à peu près sérieux – je n’avais pas peur parce que le père Paul était derrière moi pour assurer les arrières. Je n’ai aucun souvenir de ce que je leur ai dit ; ce dont je me souviens au contraire, c’est de ce qu’ils m’ont dit, car si moi je pouvais leur parler des Actes des apôtres, eux pouvaient me renvoyer leurs expériences et ils n’y ont pas manqué.

 

En fait, c’était surtout Jean qui parlait – il le faisait avec conviction, sans passion – j’ai souvent remarqué en lui qu’il était convaincu, mais pas passionné au sens un peu négatif du terme – il ne perdait pas le nord – je ne sentais aucune idéologie, aucun parti-pris dans sa manière de s’exprimer. Il parlait des conditions de travail, d’embauche, de salaire, enfin tout ce que cela signifiait pour l’homme concret qu’il était, donc un graisseur sur un bateau. Il parlait en terme de travail, mais aussi en terme de relations humaines avec les compagnons de travail, des diverses hiérarchies, depuis le contremaître jusqu’aux officiers de bords, et, de proche en proche, de la société dans laquelle il y avait ces usines, ces ports, ces commerces.

 

C’était la première fois dans ma vie que je parlais avec des ouvriers, plutôt, que je les écoutais : par ma naissance, j’appartenais à une bourgeoisie – je dis « une » parce qu’il y a beaucoup de bourgeoisies. La mienne avait de l’idéal. Quand on parlait au garçon que j’étais, c’était très simple : en termes de futur, d’avenir, on pouvait être prêtre, médecin ou officier, soit le séminaire, la faculté de médecine, saint Cyr ou polytechnique. Dans la génération avant moi, c’est un peu ce qu’il y avait, pas uniquement, mais principalement. Donc, on avait un idéal de servir (on avait les moyens pour), mais en occupant des places de commandement ou d’influence. Religieusement, ces perspectives étaient soutenues par des convictions et une pratique catholique forte. Politiquement, on raisonnait en termes d’ordre, d’autorité, de hiérarchie, sans dureté, mais comme des éléments qui allaient de soi ; socialement, on ne savait pas grand-chose du monde que je dirais « différent ».

 

Les personnes plus modestes, on les rencontrait dans le contexte familial, les gens de maison en service chez nous, les ouvriers qui venaient travailler en cas de besoin, plombier, électriciens, etc.…et la relation avec les personnes est, de notre part, honnête et respectueuse : j’ai toujours appris à respecter les gens plus modestes que nous. Du monde populaire comme classe sociale, nous ne savions concrètement rien. Nous étions plutôt inquiets et opposés : les grèves, le front populaire, enfin tout ce qui s’agitait entre 1930 et 1940, était considéré comme dangereux, comme mauvais, et il ne pouvait en ressortir rien de constructif, d’autant moins que c’était antichrétien, anticlérical. Donc voilà, les prêtres marins viennent me voir, je leur parle des Actes des apôtres, ils me parlent de leur affaire – c’était le jeu tel que je peux me représenter ce que j’étais autrefois, parce que … j’en sais rien, c’est ma mémoire. Alors, écoutant les prêtres ouvriers en question, et surtout Jean, je me suis rendu compte – je vais prendre trois mots qui, pour moi, sont très importants – d’abord de l’existence du monde populaire, existence !

 

Ça existe ! – de sa cohérence, cohérence sociale, mais aussi cohérence intellectuelle, et de la possible légitimité de ses revendications – existence, cohérence, légitimité. Je me suis aperçu que, en les écoutant, que le mot « socialisme » n’était pas, en soi, un mot pervers, mais traduisait l’expérience du monde, de la société, qui avait sa réalité et entraînait des actions qui se justifiaient. J’ai compris aussi que ce mot « socialisme » n’était pas nécessairement synonyme d’irréligion. Je ne peux pas détailler beaucoup plus ce qui m’a frappé parce que je ne m’en souviens pas, mais, disons, c’est un pan du monde et de la société que je ne connaissais pas et qui apparaissait avec une sorte d’évidence : ça existe, ça se justifie. Ça peut se discuter, mais ça existe et c’est respectable. Ça n’a pas fait de moi un ouvrier.

Cela ne m’a pas non plus fait porter un jugement totalement négatif sur mon milieu d’origine, comme il est arrivé parfois à d’autres qui, découvrant le monde ouvrier, se sont mis à juger le monde dont ils venaient. Je suis très fier de mes parents, très fier de l’éducation que j’ai reçue ; je n’ai aucune envie de les piétiner, mais il y avait un pan du monde qu’ils ne m’avaient pas montré et que j’ai vu ! Que j’ai vu, que j’ai apprécié, et donc ça m’a fait prendre conscience du caractère très partiel du monde que je connaissais jusque-là, de ses limites, et donc de la nécessité en termes de réflexion, de prise de position et d’action, de tenir compte, autant que possible, de toutes les faces de la question, non seulement le monde bourgeois dans lequel je vivais, mais le monde ouvrier, le monde populaire pris en général.

 

Alors je peux dire que cette semaine a été pour moi, dans ma vie – vous savez, dans la vie d’un homme il y a toujours des moments tout à fait importants, décisifs, des tournants – et cette rencontre, donc, avec Jean et les trois autres, a été décisives, c’est sûr ! Cette rencontre m’a donné une liberté intellectuelle, spirituelle, qui aurait été impossible sans elle et que j’ai essayé de faire jouer ensuite, dans tous les domaines où j’ai eu à réfléchir, sinon à agir. Ça a été un moment très important dans ma vie. Puisqu’on est au niveau des pingouins, je n’aurais pas pu rencontrer les pingouins comme j’ai eu l’occasion de le faire, surtout au début quand vous veniez beaucoup plus fréquemment qu’aujourd’hui, s’il n’y avait pas eu cette rencontre qui m’a fait découvrir ce monde que je ne connaissais pas. Voilà !

 

Pour faire sentir un peu ce que je veux dire, je rêverais quelquefois que la chose se passe en sens inverse, c’est-à-dire que quelques ouvriers rencontrent des bourgeois qui ont de la valeur, qu’ils découvrent ce monde-là. Je me souviens qu’une fois, je me trouvais avec des amis très chers, que j’aimais tendrement tous les deux, l’un a fait toute sa vie à la CFDT et l’autre est patron d’une petite entreprise, moyenne entreprise, je ne sais pas – il avait environ 100 ouvriers, je ne sais pas si c’est petit ou moyen – ils discutaient et le patron était très attentif, très ouvert, et le syndicaliste, que j’aime beaucoup, pas ouvert du tout – il avait sa vérité – j’ai rêvé parce que j’aurais aimé qu’il fasse la même expérience que moi-même dans l’autre sens : CFDT, le socialisme, le syndicalisme c’est très bien, mais il existe autre chose.

Enfin moi, qui suis de milieu bourgeois, je ne crache pas dessus – je connais bien ses richesses et ses pauvretés – je suis vraiment très reconnaissant à Jean d’avoir été ce qu’il était, d’avoir fait l’expérience qu’il a faite, d’avoir su les transmettre sans…bien, bien… chaque fois que j’ai eu l’occasion de le voir ensuite – au début on se voyait assez fréquemment, dans les années qui ont suivi, chaque fois qu’il venait ici, j’ai beaucoup aimé ses …, même s’il était très carré – vous l’avez connu, un – c’était juste ; je trouvais que Jean parlait juste ; même si je n’étais pas d’accord sur tout, c’était juste. Et donc, s’il n’avait pas existé, ma vie n’aurait pas été ce qu’elle a été. Tant mieux ou tant pis, en tout cas c’est un fait – c’est cela que je voulais vous dire.

QUESTIONS


Vous rappelez-vous du nom des prêtres qui accompagnaient Jean ?

Je peux citer Jean, mais pas le nom de ceux qui l’accompagnaient. Il y en avait trois, et deux auraient été, pour moi, un peu douteux, parce que l’un, que vous connaissez bien, qui venait souvent ici (depuis la salle, Jacques Sale) et dont la famille était voisine de la mienne, – son père était, je crois, ingénieur du génie maritime, comme mon oncle – c’était donc un peu le même milieu – l’autre s’appelait Raphaël Tiberghien – c’est une grande famille du nord, des filatures du nord – le quatrième, je ne sais pas (depuis la salle, Jean Ghesquière). Tout ça, ce n’est pas très « populaire » ; ce sont des noms de milieu (aisé – ajout du transcripteur). Jean, je n’ai jamais su de quel milieu il était, parce que Jean était très évasif par certains côtés. (Il faudrait faire une enquête détaillée auprès de son frère, peut être est-ce fait – en tout cas, je ne sais pas). En tout cas, ça n’était pas le bourgeois devenu prêtre ouvrier, dont je me méfie a priori, du fait que, quand on a complètement changé de culture, on peut manquer de jugement. Ils n’étaient pas du tout hostiles ni violents mais, disons, qu’à côté de Jean ils étaient un peu palots, si j’ose dire, pour ce qui est de la parole portée – c’est pour cela que j’ai surtout retenu Jean.

 

Jean dans la vie de communauté ?

Ça a duré assez longtemps – je crois qu’il est resté 25 ans chez nous. Vous savez comment il a fait : il voulait finir sa vie dans l’enceinte monastique, en même temps il voulait continuer tous les ministères qu’il avait, en particulier avec toute l’association des pingouins. Quand il venait chez nous, il a toujours mené une vie très régulière, c’est-à-dire comme la nôtre – ça s’est bien passé. Il était violent à certains moments : au bout de quelques années, il a voulu venir à l’office de nuit. L’office de nuit, c’est assez éprouvant quand même : vous vous levez au milieu de la nuit, vous vous recouchez, vous vous rendormez plus ou moins – alors ça met à l’épreuve le système nerveux.

 

Alors il y avait des jours où il éclatait ; finalement il n’est plus venu à l’office de nuit et, du coup, il était moins violent parce que, probablement, le système nerveux fonctionnait mieux comme cela. Mais autrement, ça s’est toujours très bien passé. Il y a des groupes de communauté – il en faisait partie – il disait ce qu’il pensait de sa technique – si il disait « dans votre technique … » – on disait ce qu’on pensait – il n’y avait pas de réaction – il disait ça, lui, parce que c’était son affaire à lui – lui, il disait ce qu’il pensait et puis il n’avait pas envie qu’on réagisse parce que il pensait ce qu’il pensait et « je pense donc c’est vrai » ou en tout cas c’était définitif donc on serait parti dans des discussions qui ne servaient à rien.

 

Alors c’était comme ça aussi en communauté : quand il s’exprimait, il s’exprimait et s’il pensait blanc, il disait blanc, s’il pensait noir, il disait noir – ça manquait quelques fois de nuances, mais non, ça s’est toujours très bien passé. Petit à petit, il venu de plus en plus chez nous ; il avait peur, il avait peur au début qu’on ne le garde pas, parce qu’il y avait toute une part de lui qui était très angoissée. Alors le jour où le père Damase lui a dit : « Tu as une place au cimetière  », ça l’a libéré – de fait, il a une place au cimetière ! Donc, à partir de là, il s’est vraiment senti bien chez nous. S’il a vécu si longtemps, c’est parce que l’infirmier, Mathias, en particulier, l’a soigné très, très bien. Vous savez, les vieux prêtres sont quelques fois confiés à des bonnes sœurs : elles s’en occupent tellement bien qu’ils ne peuvent plus mourir. Pour Jean, c’était un peu comme cela. À la fin, il était diabétique, il fallait donc le piquer, etc.… ensuite, il y avait un peu d’humour : il avait ses marottes, il avait ses formules – on le mettait sur ses formules – c’était fraternel – il n’y a pas eu d’histoires, enfin pas que je sache.

 

Est-ce que dans le domaine théologique, ça a apporté une couleur ?

Je pense que oui – je ne pourrais pas dire comment ni pourquoi, mais comme j’ai dit, ça m’a donné une grande liberté. Il arrive que les bons chrétiens de mon milieu, étant pour l’autorité, pour l’ordre, soient spontanément pour le pape, et les milieux conservateurs dans l’Église sont souvent des milieux plutôt bourgeois, ou quelques fois des milieux de convertis.

 

Alors, quand je vois un peu dans ma famille, j’ai un cousin germain plus jeune que moi (je suis le second de mon père et lui le dernier du sien) ; il s’appelle Emmanuel Lafont et est évêque de Cayenne ; il a été à Soweto pendant 10 ans. Alors lui, faisant partie de la même famille, c’est intéressant de voir comment nos frères, nos sœurs se sont orientés catholiquement, comment lui et moi, on s’est orienté – nous on est quand même plus libres. – On n’est pas anti Rome, mais on est plus libres pour évaluer.

 

Dans ce sens-là, la rencontre de Jean m’a donné une liberté intellectuelle. Il n’est pas le seul – dans une carrière, dans une vie d’homme, il y a beaucoup d’influences de sorte que petit à petit j’ai été libre de dire ce que je pensais au moment où je pensais qu’il fallait le dire, petitement, à ma manière, comme un moine, c’est-à-dire que je n’ai jamais débouché beaucoup sur la grande université. J’ai fait relativement peu de chose – ce que j’ai fait, je l’ai fait avec liberté intellectuelle, et spirituelle, je crois, et cette liberté, je la dois à beaucoup de circonstances, je la dois aussi, avant tout, à la vie de communauté, à la vie de prière, parce que Dieu est libérant, il n’oppresse pas. Mais Jean a transformé un peu mes échelles de valeurs si vous voulez, m’a permis de considérer d’autres échelles de valeur, m’a permis de ne pas exclure a priori – ça, c’est idéal – il y a des moments où j’ai exclu aussi, c’est évident – on cherche, on cherche !

Frère Ghislain Lafont

La Pierre qui Vire, 7 juillet 2013