LA JOIE

Père Denis Huerre - La Pierre qui Vire, 6 juillet 2014

 

 

« La joie », c’est le thème que Claude m’a proposé. Pourquoi avez-vous choisi comme thème d’année « la joie » ? J’ai posé la question – à vous de répondre ! Vous avez vos raisons. Est-ce parce que vous êtes trop malheureux par ailleurs ? Est-ce que vous voulez une piqure de joie, ou bien est-ce à propos du livre du pape François, « joie de croire, joie de l’évangile » ? Peut-être !

Je ne parlerai pas du pape François et je vous propose de vous parler de la joie, de la joie en tant que je suis moine – c’est un point de vue – mais avec l’idée que, parlant de la joie du moine, je parle de votre joie, parce que le moine n’est qu’un homme, avec toutes ses composantes humaines, comme vous.

J’ai marqué au tableau 4 mots qui voudraient résumer un peu ce que je vais de vous dire : visage, unité, respirer, naître.

 

Le premier mot c’est VISAGE

Pourquoi ? Parce que la joie se manifeste habituellement sur le visage. Il y a joie et joie ; il ya la joie éclatante, et la joie, au contraire, très discrète. Mais quand même, le visage est un bon témoin de la joie, mais le visage ne dit pas que la joie. C’est ainsi que je voudrais d’abord réfléchir avec vous à « qu’est-ce que l’homme ? ». Je dis que c’est un visage, oui, « qu’est-ce que l’homme ? » je prends, pour répondre à ma question, la définition que donne saint Benoît, le père des moines, dont nous suivons la règle. Il définit l’homme, de façon très humaine, très concrète, avec deux mots grecs, que le français a, par la suite, utilisé beaucoup, donc, des mots « référence », importants. Ils disent l’homme, le moine, qui arrive pour être admis dans la communauté. Il l’appelle « moine cénobite ». Prenons ces deux mots rapidement :

  • Le mot « moine » vient du grec « monos »
  • le mot « cénobite » vient de deux mots grecs associés : « coïnos » et « bios ».

Prenons cela tranquillement, car ces mots vous sont familiers. Donc c’est important et pas du tout excessif de se servir d’eux pour définir l’homme qu’est le moine, l’homme, la femme que vous êtes.

« Monos », il est partout, voyez ! Il est partout : monocorde, monotone, monothéisme, monoculture, monoplace, etc. C’est un mot qui est partout utilisé et qui veut dire unique. En effet, dans telle ferme, on ne fait que du fourrage, et pas autre chose que du fourrage pour les bêtes.

Monothéisme, c’est-à-dire la religion qui se réclame d’un seul dieu, un dieu unique.

Monoplace, un petit avion, une petite auto qui n’a qu’une place, unique, unique, unique !

C’est très intéressant, effectivement, de dire que l’être « homme », l’être « femme », l’être humain est unique. Il est semblable à d’autres, il n’est pas comme les autres. Unique, précieux, personnel, c’est évident !

 

Première définition : l’homme est un être unique.

Il est cénobite, c’est-à-dire « il vit en commun ». Bios coïnos – « bios », tout le monde connaît – bio culture, biothérapie ; le « bio » a beaucoup d’intérêt, surtout s’il n’y a pas d’engrais chimiques – et « coïnos » veut dire « commun », c’est-à-dire « en commun », « appartient à tout le monde ». C’est le feu en banal, le lavoir banal, commun, la langue commune, la langue partagée par tout le monde, si bien que « cénobite » se dit pour les hommes. Et pour les animaux et pour les végétaux, on va inverser les deux mots : on ne dira plus « cénobite », mais on dira « bio culture », « bio cénose », peu importe. Donc pour l’homme, on peut dire qu’il va être défini par une espèce d’équilibre instable et constamment à réaliser, à réussir, entre données fondamentales, être vraiment soi, personnel, particulier, respectable, et, en même temps, être ensemble. On voit très très bien, n’est-ce pas, entre « monos » et « coïnos », une espèce d’opposition possible, et c’est ça qui est difficile.

 

Et la joie dont nous parlons à propos de l’homme, va être toujours quelque chose de très variable dans son expression, dans son existence même. Effectivement, le malheur, il est là, et, quand l’enfant naît, il commence par pleurer, il souffre, la femme souffre, il n’y a pas de doute. La naissance n’est pas du tout une chose sans souffrance. Alors cette espèce d’opposition, elle est là ! Elle se résout, elle se résout cette opposition, quand on a bien compris le mot « monos », seul, et qu’on ne le confond pas avec un autre mot « seul, solitude », et qu’on ne confond pas « solitude » avec un mot dont l’assonance est la même, « isolement ».

C’est pourquoi, actuellement, quand on parle de beaucoup de personnes, en campagne ou en ville, on parle de solitude. Non ! Ils sont isolés ! Ce n’est pas la même chose parce que « isolement » vient de « isola », l’île. La Grande Bretagne est une île ; elle est séparée, à part. Alors « solitude » ne dit pas du tout « séparé », mais « approfondissement ». La solitude, c’est lieu où l’on creuse son être profond pour aller à la source, et, là, renaître. Heureuse solitude ! Saint Bernard le dira, c’est magnifique, « beata solitudo », heureuse solitude.

Alors, entre solitude et communion, il n’y a plus opposition, au contraire, au contraire, parce que, si vous êtes dans l’isolement, vous êtes incapable de communion. L’isolement, c’est la mort ; un être isolé rapidement mourra, bien sûr, alors que l’être qui est en solitude, au contraire, il creuse ce qu’il est profondément, il va à la source, et, de la source, il va à tout ce que la source donne. C’est merveilleux parce que, effectivement, la joie va être, à la fois, affaire de solitude personnelle ; la joie est communicative ; en fait, elle est très personnelle, si bien que même ceux qui s’aiment beaucoup ne seront jamais, jamais, expliquer la joie de l’autre. C’est inexplicable ! On la constate, on la manifeste, on ne l’explique pas tellement elle est intime. La joie va être une affaire de solitude et de communion.

 

Ça c’est le visage ! Parce que le visage a plusieurs aspects : vous avez l’aspect « recueillement », quand on fait silence, quand on se recueille, quand on ferme les yeux. En même temps, la joie est celle qui accueille. Le jeu des mots est très beau : se recueillir pour accueillir. Si on ne se recueille pas, mais si on se ferme, on ne peut pas accueillir. Au contraire, dans la solitude, on creuse, on va à la source, et on s’ouvre. Paul Claudel dit que l’homme le plus vrai est celui qui se trouve tout seul à son bureau, à sa table, complètement abruti, qui n’a aucun désir de faire plaisir aux autres en étant charmant, accueillant, non, non, non, il dit « l’homme vrai, c’est l’homme complètement recueilli » !

 

Deuxième mot : UNITÉ

Comment faire l’unité entre les deux, entre solitude et communion ? Autrement dit, cette apparente dispersion de l’être humain que nous connaissons (on est très dispersé, on est ceci, on est cela) – comment arriver à l’unité ? Et finalement, qu’est-ce qui permet à un être humain de vivre avec un autre être humain ? Alors qu’ils sont tellement, tellement, mais tellement personnels. C’est possible ! Pour développer cette question, je prends prétexte, je me sers d’une chance que nous avons eu il y a très longtemps, quarante ans et plus, de recevoir pendant deux ans, à la Pierre qui Vire, deux bonzes coréens qui ont désiré faire un long séjour dans un monastère chrétien, eux, moines bouddhistes, et moines de longue durée, pas seulement pour un an comme tous les bouddhistes, mais de longue durée. Pourquoi ce désir de venir dans un monastère chrétien ?

 

C’était à cause de la guerre de Corée, avec les Américains qui arrivent avec leur culture, leur façon de vivre, leur niveau de vie, extraordinaire, il n’y a pas de doute, qui débarquent en Corée. Les bouddhistes, avec la population, ont été stupéfaits. Pourquoi stupéfaits, parce que nos deux bonzes, sur les boutons gravés de leur costume de prière, avaient inscrit « détachement » : tout passe, n’a pas de vérité permanente ! Détachez-vous, détachez-vous ! Les Américains, au contraire, leur apporte quelque chose de très confortable, qui leur font envie, si bien qu’il y a eu, en Corée, dans le peuple, une espèce de sécularisation : ils se détachaient un peu de leur bouddhisme, de leur culture. Alors, nos deux bonzes, très malheureux de cet état de fait, ont voulu voir comment des moines chrétiens n’étaient pas dans le détachement de la terre, mais aimaient la terre, aimaient le travail.

 

Et c’est vrai ! Alors, ils font leur séjour ici, intelligents, merveilleux, très agréables, souriants comme des asiatiques, impénétrables, mais enfin quand même, agréables à vivre, et ils vont partir. Alors je leur propose, ainsi qu’à toute la communauté, une bonne séance où ils nous partageraient leurs impressions. Qu’est-ce qu’ils nous disent ?

- Première chose, à la Pierre qui Vire, on mange beaucoup, on travaille beaucoup, on dort très peu, alors qu’à la pagode, nous disent-ils, à la pagode, les bonzes mangent très peu, ils quêtent le matin ce qu’on veut bien leur donner, ils mangent ce qu’on leur donne, ils ne travaillent pas du tout et on dort beaucoup ! Deux équilibres de vie monastique qui par ailleurs se ressemblent beaucoup !

 

- Seconde remarque de nos deux bonzes, Dzin et Yung : vous, moines de la Pierre qui Vire, vous n’êtes pas sérieux : en fait, tous les dimanches, et parfois en semaine, vous êtes en fête, alors qu’à la pagode, on a les trois jours de fête annuelle de la naissance de Bouddha, c’est la grande fête nationale, et puis il n’y a plus de fête. Vous n’êtes pas sérieux !

 

- Troisième note qu’ils nous déclarent : et le Christ, dont vous parlez sans cesse, mais où est-il ? C’est très vrai !

 

- Dernière note, en réponse à ma question « alors, pour vous, c’est quoi l’amour ? », Dzin répond au nom des deux « pour nous, ça n’a pas de sens »

Vingt ans après, Dzin revient passer un mois à la Pierre qui Vire ; il était devenu professeur en Corée, dans l’université bouddhiste, professeur de religion – Il connaissait assez bien l’évangile – alors il me dit : « Je suis content de parler avec vous et de votre question finale « qu’est-ce que l’amour ?» j’ai lu beaucoup de livres, j’ai pris beaucoup de notes et je n’ai pas trouvé la réponse ». Et finalement, il nous dit ceci – extraordinaire – « Il ne faut pas aimer parce que l’amour fait souffrir » et c’est vrai, c’est évident. Pour eux, la souffrance, il ne faut pas l’accepter, il ne faut pas la provoquer, il ne faut pas faire souffrir les autres et il ne faut pas se faire souffrir soit même. Il faut arriver – c’est très très beau comme idéal – à la bienveillance, pas à l’amour.

 

Alors on parle un petit peu, puis – c’est un homme très intelligent – je lui demande : « À quoi vous référez vous pour vivre avec Yung, votre ami ? » Ce n’était pas son ami, ils étaient compagnons. Alors il me dit : « La référence pour nous, c’est un grand tout impersonnel. Nous ne sommes qu’une petite parcelle d’un grand tout universel impersonnel ». Vous avez un écho de cela dans ce que dit André Comte-Sponville, un philosophe actuel, français, qui dit effectivement être très attiré par ce sentiment océanique, que nous connaissons très bien, nous même, quand nous sommes au bord de l’océan, au pied d’une montagne, il y a une espèce d’évidence que nous en faisons partie. Alors je lui dis : « Donc pour vous, c’est un grand tout, dont une parcelle impersonnelle, dont l’idéal, effectivement, est la bienveillance pour laisser ce grand tout vivre dans la paix ».

 

C’est très beau – dans la tolérance, dans la paix – oui – alors que pour nous, c’est ce que je lui réponds, alors que pour nous chrétiens, la référence est une personne – visage – une personne qui a un visage qui regarde, qui parle et qui entend. Nous pouvons vivre ensemble, effectivement, parce que chacun d’entre nous, nous pouvons le voir, le regarder, l’écouter, l’entendre m’appeler, qu’est-ce qui m’appelle dans cette personne que je rencontre et que je ne suis pas, de la même façon. On voit très très bien, n’est-ce pas, que la joie, dans ces moments-là, n’est pas un sentiment océanique, de paix, d’harmonie, mais au contraire, la joie est le fait d’avoir réellement regardé, attendu, auquel on aura répondu, et on retrouve effectivement « monos » et « coïnos », voyez ! Moi, seul, tellement différent des autres, je ne suis quand même pas séparé d’eux au point que l’autre entre dans ma définition. Sans l’autre, mes parents, je n’existerais pas. Sans les autres qui m’ont formé, qui m’ont initié, qui m’ont appris à vivre, je n’y serais pas. Et pourtant, en m’apprenant à vivre, mes parents ne m’ont pas fait à leur image – je le suis, bien sûr, mais, non, j’ai vraiment une image différente de ce que eux sont. Mes parents ne m’ont pas élevé pour eux, mais pour moi afin que moi je puisse ensuite être père, mère, etc.

 

Alors troisième mot qui est important : RESPIRER

La joie est une respiration. La joie est un souffle que j’expire. Respirer c’est le respire (24 : 22). Expirer, c’est donner mon souffle – dernier souffle, bien entendu – c’est continuellement inspirer – expirer ; c’est un mouvement continuel – je prends, je rends, je prends, je rends – la respiration. La joie est grande quand on a même respiration. D’une façon très curieuse, on a des rythmes qui sont en harmonie parfaite, on respire ensemble. D’une façon plus ou moins forte ou visible, d’une façon intime, finalement, dans l’amour, il y a cette respiration, intime, indescriptible, différente, en harmonie avec l’autre… Alors je disais cela à mes deux amis coréens : pour nous, l’autre c’est Dieu qui vient respirer en moi, ce qu’on appelle le saint souffle, le saint souffle, le saint esprit – on ne dit pas, habituellement le saint souffle, ça ferait trop curieux, on dit le saint esprit.

 

C’est cela que ça veut dire, voyez. Autrement dit, l’esprit de Dieu vient respirer en nous. Ça paraît curieux à ceux qui ne sont pas chrétiens, ou qui ne le sont pas encore, il y en a peut être parmi vous, et pourtant, tout le monde le dira, en moi, ça parle. C’est vrai, en moi, ça parle, la voie de la conscience. C’est évident, voyez. Et tout le monde fait appel à cette voie intime qu’il y a en moi, dans toutes les cultures. Dieu vient respirer en moi. Ce n’est pas moi qui l’invente, c’est dans le nouveau testament. C’est dans saint Paul que nous avons cette vue grandiose, au chapitre 8 de la Lettre aux Romains. Dans ce chapitre 8, si vous regardez bien le texte original, vous trouvez trois fois un mot qui a la même racine et qui s’appelle, saint Paul le traduit ainsi, « gémir », trois gémissements.

 

À partir du mot que vous connaissez « sténographie », c’est-à-dire la science de celui qui, par des très petits signes, très petits, très légers, d’après un code – c’est une grammaire, c’est une écriture – avec un petit signe, on a dit un mot et plus qu’un mot, une phrase. Gémissement, c’est un petit souffle, et saint Paul dit ceci : le cosmos gémit. C’est évident. La terre est en continuelle respiration avec beaucoup d’imprévus. Nos corps gémissent, c’est évident. Et, pendant ce temps là, l’esprit de Dieu vient gémir en nous. C’est splendide, cette unité qui se fait à partir de la respiration de Dieu qui vient en nous, gémir, gémir quoi, l’amour. Et, saint Paul le dit, le Saint Esprit vient gémir en nous le nom essentiel « père », dans la solitude. Et chacun d’entre nous, qui se recueille, entend au fond de lui-même une parole, et en christianisme, cette parole c’est le mot « père », c’est-à-dire que saint Paul le montre un petit peu, le cosmos, l’être humain, Dieu en même temps en nous, qui participe à une naissance.

 

Et la naissance va commencer par ces mots que l’enfant apprend, maman, papa, les premiers mots qu’on va lui apprendre. Il est vivant quand il a dit un mot et quand, peu à peu, ce mot est maman, papa. Il existe ! Alors ce mot pour nous, un mot que tous les êtres humains connaissent – enfin je connais toutes les difficultés actuelles sur les questions familiales – enfin quand même, l’enfant sait qu’il est né, il n’a pas demandé à naître, il est naît parce qu’un homme et une femme ont fait ce qu’il fallait pour qu’il y ait une naissance. Alors je dirais que cette espèce de naissance permanente, c’est ce qui va, effectivement, être la source d’une joie, de la joie : la joie, c’est de vivre, malgré tout !

 

Alors, quatrième mot : NAÎTRE

Alors je reprends, pour expliquer ce que je veux dire, un mot que vous connaissez, le mot synergie. C’est un mot qui est maintenant bien utilisé en science, en politique, etc., un peu partout. Ça veut dire quoi, syn-ergie, chir-urgie, lit-urgie. La chirurgie, c’est l’acte de la main (du chirurgien) ; la liturgie, c’est l’acte du peuple (laos, peuple). Et syn, ça veut dire avec, ensemble, la collaboration. C’est un mot qu’on n’aime pas beaucoup en français, mais quand même, disons la coopération, on travaille avec. La naissance, naître, c’est un travail, à la fois de Dieu, et de l’humanité, et de tout l’homme. C’est pourquoi la joie va s’expérimenter dans tout l’être humain, dans son corps, dans son cœur, dans son âme.

 

Et c’est pourquoi dans la bible, dans la liturgie, vous l’avez entendu souvent, on voit très très bien que Dieu promet le bonheur à ceux qui n’adoreront pas les idoles, mais lui, Dieu, le vrai père, le vrai dieu, et il y aura, effectivement place pour la joie des banquets, pour la joie familiale, pour la joie de la nature, pour la joie de l’amour, et Jésus a pratiqué cette joie humaine, participé à des banquets. Il participait aussi à la joie spirituelle, humaine. De ce point de vue, il n’y a rien de mauvais, rien. Ce qui est mauvais, c’est quand on cherche la joie pour elle-même et non pas pour la vie, la vie commune, la vie du monde. Quand on ramasse la joie sur la jouissance personnelle, c’est stérile. Alors, la synergie, c’est très intéressant – la joie ne peut être que personnelle, mais elle est forcément aussi pour le bien des autres, et c’est pourquoi, ce n’est pas du tout ridicule que de désirer être potable, comme on dit, être buvable pour les autres, être agréable aux autres, au contraire, c’est très très bien. C’est pourquoi – le moine n’a pas tellement ce souci-là, mais toujours un peu quand même – la mode n’est pas du tout ridicule ; c’est une manière d’entrer dans une synergie commune pour vivre ensemble.

 

Naître – la joie me semble, effectivement, cette possibilité de, continuellement, découvrir la nouveauté qui apparaît sans cesse, et s’en réjouir. J’ai apporté ici une petite joie que j’ai eu hier en lisant le numéro du journal protestant Réforme – peut-être que certains parmi vous lisent ce journal de l’église unie des protestants de France.

Dans ce numéro, j’ai été très content de lire, à la page 17, un petit article. Il s’appelle « Paroles de pape ». Le journal Réforme est intéressant parce qu’il parle vrai ; ils sont taquinés actuellement, les réformés et les luthériens, par les charismatiques, qui ont beaucoup de succès, qui attirent beaucoup de monde. Ils disent, nous dans nos paroisses, on n’a plus personne ; ils vont tous aux charismatiques…et en même temps ils ont déjà plusieurs fois salué le pape François pour quelque chose qui leur plaît beaucoup – c’est bien, c’est heureux, ça prouve qu’on est quand même plus frères qu’on ne le pensait, non ! – alors je lis cela : « On ne peut pas reprocher au pape d’être catholique et, des quelques passages qui parlent de la personne de Marie, nous parlerons moins, mais, derrière nos différences théologiques, nous pouvons nous mettre à l’écoute de sa sagesse. Lorsque le pape se présente comme un homme à la fois humble et bienveillant, il devient un frère susceptible de nous accompagner dans notre propre marche ». Il développe un peu ce qu’il a dit dans son article, mais c’est très beau, voyez !

 

Non pas que le pape soit protestant ! Si, comme nous tous ! Non pas protestant au sens de religion, mais au sens d’attitude intelligente par rapport à nos propres défauts. Actuellement, il n’y a pas de doute, notre Église cherche beaucoup, beaucoup à mieux dire l’évangile ; ce n’est pas à cause des protestants, c’est à cause de l’évangile lui-même. La joie me semble ceci, voyez : être attentif à la naissance du monde évangélique et nous en réjouir, à condition que, dans notre vie chrétienne, la cause de notre joie, soit le Christ. Je dirais volontiers cela pour terminer : si nous voulons être dans la joie, soyons dans le Christ, et soyons dans l’Esprit ! Ça veut dire quoi ? Toute la Bible est axée sur la proximité de Dieu et de l’humanité, avec trois mots qui vont définir la position de Dieu par rapport à l’humanité :

 

Dieu est avant l’humanité, Dieu est créateur avant l’humanité.

Dieu est avec l’humanité ; c’est le Christ – il a vécu avec les hommes ; il s’est fait homme et a vécu une vie humaine réelle.

Dieu est dans l’humanité, l’Esprit Saint est en nous.

 

Vous ne connaissez pas, je pense, un théologien cistercien, ami de saint Bernard, Guillaume de Saint Thierry, qui parle beaucoup de l’Esprit Saint. Ce qui était étonnant dans Guillaume, comme dans tous ces hommes du moyen âge : ils ont un réalisme pour parler de l’amour, dont nous ne sommes plus capables actuellement, autrement dit il compare ce que Dieu fait en nous à ce que font les êtres humains quand ils se marient, il s’insinue en nous, il se répand en nous. Il s’insinue en nous, il va jusqu’au fond de l’être, et là, dit Guillaume, c’est merveilleux, Dieu est heureux de s’aimer lui-même avec l’humain de ce qu’il aime, il est heureux quand nous l’aimons avec notre humanité, avec toute notre humanité. On n’oserait pas le dire mot à mot, c’est très sensuel, c’est clair comme de l’eau, mais c’est la vie. La joie, je crois, est communicative, elle est intime, personne ne la secrète. D’où un peu de souffrance quand même dans l’amitié, dans l’amour familial, parents, enfants, époux entre eux. Il y a toujours une inconnue, une inconnue qui se devine, mais ne s’explique pas.

 

Père Denis Huerre

La Pierre qui Vire, 6 juillet 2014

 

QUESTIONS – RÉPONSES


Les 4 questions me semblent appeler une même réponse, que l’on soit moine ou non : la joie est une réalité dont chaque être humain fait l’expérience, non pas au compte d’un tempérament dit « heureux », mais déjà et d’autant plus vive, après l’épreuve de l’enfantement. La joie, en tout être, ne cessera plus de naître, naît d’un combat pour vaincre la tristesse, l’échec, etc. Quel être humain vit dans une béatitude ignorant les doutes, l’angoisse ? Vivre, c’est désirer « aller courageusement jusqu’au bout de son humanité » (Christoph Theobald) pour connaître le bonheur et le partager.

Ceci était mon point de départ, ce matin, sans que je m’arrête aux différences qu’il est facile de constater entre les genres de vie : qu’on soit moine ou non, la vie humaine est notre lot commun. Vos questions vont permettre, j’espère, de le préciser.

 

Question 1. Quelle différence faites-vous entre la joie et le bonheur ? Peut-on atteindre la joie à travers la sagesse, ou a-t-on besoin d’une transcendance ? Qu’avez-vous tiré de la rencontre avec les bonzes ?

 

Réponse. Je vois une différence, mais joie et bonheur sont des données de Vie, difficiles à définir. La joie me semble plus manifeste, mais aussi plus fragile. Le bonheur me semble plus intérieur, plus intime, plus stable. La joie peut « éclater », « illuminer », souligner tel moment. Le bonheur sait donner leur importance aux épreuves, aux imprévus, aux coups durs. La joie se compare à un bel oiseau. Le bonheur, à la roche solide, inébranlable, ont dit des grands souffrants. Mais joie ou bonheur, les deux me semblent appartenir au combat qu’est la vie humaine, toute vie humaine. On ne devient que lentement homme, femme, philosophe, vrai ; on devient lentement chrétien, j’espère mourir chrétien, disais-je à un frère, le jour d’Agapè, ce n’est pas encore fait !

 

« Le combat est là, mais on doit espérer pour tous les humains », disait le professeur suisse von Balthasar, « et qu’au jour où chacun rendra ses comptes il sera pardonné ». Et votre question se pose tout naturellement : faut-il une transcendance ou ne peut-on se suffire de la sagesse ? À quoi il faut déjà répondre que toute sagesse est déjà une transcendance. La Sagesse humaine vient de loin, et pas seulement de chacun seulement. Il y a certes beaucoup de cultures humaines différentes, mais il y a une culture de l’humanité que nous avons tous en commun. Refuser toute transcendance serait se contenter des seules manières individuelles de concevoir la vie qui est, qu’on le veuille ou non, une vie vécue ensemble.

Ou bien on acceptera une transcendance impersonnelle, celle du « Grand Tout » dont chacun est une parcelle qui se contente d’éprouver un immense sentiment océanique impersonnel. Et cela nous ramène à nos deux bonzes (moines) bouddhistes avec qui nous avons vécu à la Pierre qui Vire deux années. Leur idéal est très élevé : ne faire de tort à aucun vivant, homme, animal, etc., mais au contraire cultiver la bienveillance universelle. Et ces ceux Coréens ont été des compagnons de vie, que nous regrettions de voir partir. Mais à ma question finale : « Pour vous, c’est quoi l’amour », ils nous ont répondu : « Pour nous ; cela n’a pas de sens. L’amour fait souffrir, il ne faut pas aimer ».

 

Le moine chrétien essaie de vivre son lien à la Transcendance de l’Amour : Dieu est notre Père, nous sommes tous appelés à être frères de tout autre homme, fut-il notre ennemi. J’ai cité Honoré d’Estienne d’Orves à propos de la station du métro « Trinité » parce qu’elle a en sous-titre le nom de cet officier de marine qui, envoyé de Londres en 1941 avec deux compagnons, est dénoncé par l’un d’eux sous la torture, puis arrêté, condamné. Mais avant qu’on l’attache au poteau, il fait un pas vers l’officier allemand qui va commander le tir, lui demande de pouvoir l’embrasser, ils s’embrassent, puis il meurt. Frère, au nom du Christ.

La vie sociale, la vie commune et fraternelle. Pour le Père Laplace, de deux états : mariage et divorce, le mariage est plus difficile, le célibat est plus risqué. Mais nous voici à la seconde question.

 

Question 2. Vous avez parlé de l’approfondissement de la joie pour la vie : comment reliez-vous ces deux termes ? Pouvez-vous développer le lien entre solitude et communion ? Le fait de creuser, d’approfondir, amène-t-il à la joie ?

 

Réponse. Commençons par bien distinguer isolement, solitude et solidarité. Même assonance (sol), mais sens différents. Dans les villes ou partout, les personnes souffrent de solitude, dit-on. Non. Ils souffrent d’isolement, mot qui vient du latin isola, l’île (Grande Bretagne, etc.). Alors que solitude vient du latin solus, unique, personnel, précieux. La solitude est une grâce, c’est le lieu où je descends seul pour y trouver ma source, Dieu, et où je m’ouvre à ce que Dieu aime, le monde, les humains, etc. Tandis que l’isolement mène à la mort, la solitude mène à plus de vie, à la vie. L’isolement devient intolérable et conduit certains à se venger en s’approchant des autres, à les prendre pour soi, à les envoûter, à fusionner sans liberté laissée, essentielle à l’amour. Quant à solidarité, expression venue du latin in solidum, en bloc, terme de droit pour dire autorité partagée, effort en commun.

 

Approfondir, creuser, cela détruirait la joie, l’amour, si le respect devenait un fossé, un mutisme. Ce matin, le parlais du célibat, du non mariage. Évident que renoncer au « génital », au mariage donc, n’est pas une décision légère, l’évangile est clair sur le choix que fait tel homme ou telle femme, il est fait en vue du Royaume. Mais, outre que les mariés ont aussi ce motif, ne pas se marier n’est pas ignorer la moitié du genre humain ! Et la relation frère/sœur est une belle définition de la vie chrétienne. C’est plus risqué, disait le P. Laplace, parce qu’être isolé n’est pas humain. Mais être frère et sœur sont bien conscients que le Royaume est leur vrai lien. La Bible nous habitue très vite à cette image que Dieu aime l’humanité à la manière des fiançailles, de ceux qui échangent leur foi, leur « fiance », comme fut traduit d’abord le mot source latin fides (qui a donné fidélité), leur con-fiance.

 

Question 3. La joie, c’est vivre… Où se trouve la joie pour un moine ? Si vous aviez à refaire votre vie, la referiez-vous de la même façon ?

Réponse. Oui, mais la question est aussi la vôtre ? Pourquoi épouser telle personne ? Il y avait en 1945, à mon entrée ici, beaucoup de personnes et de métiers attirants. Ce qui comptait, c’était la certitude que quitter famille, amis et professions n’était ni mépris, ni facilité, ni tranquillité, ni goût morbide pour la captivité ! C’était chercher un visage.

 

Le chercher en tout lieu et temps, qu’on soit à l’oratoire, aux champs, à l’atelier, à l’étude ou en course, précise saint Benoît au candidat moine. C’est un amour qui faisait quitter sa maison pour celle de Dieu. C’est un amour qui transforme la stabilité en démarche, en marche fraternelle, silencieuse et accueillante.

 

Question 4. Peut-il y avoir de la joie sans connaissance de la souffrance de l’autre. Peut-il y avoir joie sans pardon ?

 

Réponse. Votre question dit la réponse : le mot pardon est fait de deux mots « par » et « don », c’est le don parfait, jusqu’au bout. Et c’est tout dire de la vie commune. La vie d’un être humain par cette harmonie continuellement recherchée entre solitude et partage demande autant de tact que de contacts. Elle est pittoresque, elle est drôle, elle est variée, mais tout à fait la même. Grâce à l’autre. Elle a aussi sa note de gravité, qui n’est pas tristesse, mais préparation de ce qui nous attend, la joie éternelle de tous non en un grand tout, mais en un Seul, le Seigneur.