RÉCONCILIATION… SOURCE DE JOIE

Jean-Claude Escaffit - La Pierre qui Vire, 5 juillet 2014

 

 

La joie, c’est votre thème d’année. Un thème sur lequel vous avez beaucoup réfléchi et sur lequel vous pourrez m’apprendre sûrement de tas de choses. Je ne vais donc pas trop m’y risquer et vais prendre quelques libertés par rapport à cette figure non imposée. D’autant que Francette et Gilbert m’ont dit, en m’invitant, de me sentir très libre !

 

Un mot tout de même sur la joie qui m’a habité dans le métier que j’ai exercé durant 40 ans et sur lequel je n’ai sans doute pas mis un point final. Car je crois que l’on est journaliste à vie, week-end et vacances compris. Virus qui ne vous lâche jamais… Que ce soit à La Croix, puis à La Vie, ou à la télévision ou encore à la communication du diocèse d’Aix-en-Provence, ce qui a été source de joie tout au long de ce métier, c’est incontestablement les rencontres. Nous avons la chance d’exercer un métier de passeur. Un métier qui nous permet de riches rencontres. Elles m’ont nourri intellectuellement, humainement, spirituellement. Dans des registres fort différents : rencontres, de grands philosophes comme Paul Ricœur, Claude Lévi-Strauss, avec des personnages publics Robert Badinter, Simone Veil, Jacques Delors (les rares ministres qui ne m’ont pas déçu dans des interviews) mais riches aussi – et je dirais surtout – la rencontre de personnes plus anonymes : mères de famille, ermites, paysans qui luttent pour leurs droits à l’autre bout de notre planète, des prêtres qui ont donné leur vie pour l’Évangile en Amérique latine ou Algérie…

 

Je voudrais vous faire partager deux expériences, à la fois très différentes et finalement assez proches. Professionnelles et personnelles. La première, c’est un hors-série que j’ai piloté pour La Vie et Prier : sur le pardon. Il a réuni pour moi des satisfactions intellectuelles et existentielles. Cette question de la réconciliation n’a cessé de me tarauder tout au long de mon existence.

La deuxième expérience est beaucoup plus intime, puisqu’elle touche à l’histoire de mon père, officier de carrière, qui a été tué en Algérie. J’ai mis un demi-siècle à me pencher sur cette histoire, à me rendre sur ses traces en Kabylie. Je viens de rendre un manuscrit qui va être publié à l’automne prochain (aux éditions Salvator). J’ai attendu plus de 50 ans pour revisiter toute cette guerre à partir d’une histoire singulière. Vous comprendrez tout à l’heure pourquoi.

 

Le dossier pardon, tout d’abord. Le hors-série comprenait trois volets indissociables : le demander, l’accorder, le recevoir. Le pardon comme source de libération et de joie. Or, j’ai été surpris en faisant appel à des témoignages de lecteurs de n’avoir reçu que des lettres de personnes qui avaient pardonné. Aucun témoignage ou presque de demande de pardon. En dehors d’une mère de deux adolescents qui nous disait combien la redécouverte du sacrement de réconciliation, abandonné depuis sa propre adolescence, avait été pour elle libérateur et source de joie.

 

Nous avons eu certes des témoignages admirables : une femme d’âge mûr qui avait accordé son pardon à son père incestueux, des parents pardonnant au meurtrier de leur fille ou encore des pardons émouvants à l’intérieur de couples… Admirables ces pardons accordés en effet, mais l’absence de l’autre versant m’a posé une question. Est-il plus difficile de demander pardon que de pardonner ? Expérience avec des ados d’une aumônerie… L’unanimité spontanée sur la deuxième proposition – plus difficile de pardonner – a fait place après réflexion, à un grand doute. Sans vouloir me lancer dans ce débat, on a pu constater que ce déséquilibre était en fait symptomatique de notre société actuelle où tous, nous nous considérons d’abord comme des victimes.

 

Un ami prêtre, qui confesse beaucoup, me confiait : « Aujourd’hui, on s’excuse plus volontiers que l’on s’accuse. Reconnaître sa faute, sa part de responsabilité dans un conflit est très difficile. Même en confession. Il y a toujours des justifications ». Dans des registres différents, psychologues, conseillers conjugaux, magistrats, aumôniers de prison, que j’ai rencontrés, font le même constat : aujourd’hui, le coupable s’érige presque toujours en victime. C’est même flagrant dans le lieu où ce devrait être au centre des préoccupations : la prison. Un directeur de maison d’arrêt me confiait : « Beaucoup de délinquants n’ont pas intégré la souffrance infligée à autrui ».

 

Il faut dire que le système pénitentiaire broie et qu’il n’existe pas de véritable accompagnement permettant de réfléchir sur le sens de la peine infligée. Cela commence avec les essais de mise en place en France de ce que l’on appelle la justice restauratrice.

Je me demande si cette société de spectacle dans laquelle nous vivons ne nous enferme pas encore plus dans une logique binaire, réductrice : il y a les exploiteurs et les exploités, les bourreaux et les victimes, les héros et les salauds… Une tendance manichéenne renforcée par notre système politico médiatique où l’on cherche des coupables et des responsables sur tout. Jusque dans des accidents climatiques. Mais en même temps, où l’on prend des assurances sur tout. Dans cette société, où l’on s’expose en permanence, l’attaque ou le déni est la meilleure stratégie de défense.

Or, quelle que soit la gravité des blessures, les membres d’une société, d’une famille ne peuvent continuer à cohabiter sans réconciliation, sans vérité dans la relation. C’est vrai dans toute relation, qu’elle soit interpersonnelle ou au niveau social. Ce qui suppose à la fois la reconnaissance de la blessure de l’autre, mais aussi sa part de responsabilité. Il n’y a pas les agresseurs d’un côté et les victimes de l’autre. C’est plus compliqué que ça. Et la complexité malheureusement, on ne connaît pas, surtout dans les médias audiovisuels.

 

Paul Ricœur, qui avait accepté de débattre pour une enquête antérieure, débat que j’ai reproduit dans ce dossier sur le pardon, parlait à ce propos de « conversion de la mémoire ». « On n’efface pas l’événement, disait-il. Une personne qui est morte ne reviendra pas. Mais le pardon lui donne un autre sens. Cette conversion de la mémoire permet à son tour un regard sur le futur ». Mais Ricœur fustigeait aussi les malfaçons du pardon : l’amnistie qui a les mêmes racines d’ailleurs que l’amnésie. Et il citait un exemple de ces malfaçons. « Les crimes perpétrés pendant la guerre d’Algérie qui ont été amnistiés, ont créé une forme d’oubli. C’est ce qui continue à nourrir le ressentiment ».

 

Ce qui m’amène à parler de mon expérience, où se mêle mes recherches de journaliste et ma quête personnelle.

Mon père Jean-Marie Escaffit, officier de carrière, a été tué en Algérie en Petite Kabylie en 1959. Il était capitaine, chef de poste SAS ; ce sont ces officiers censés se rapprocher de la population par des actions administratives, actions de scolarisation, de santé, d’aides en genres divers… Sans jamais cesser de faire la guerre. C’est tout le paradoxe des armées modernes. Il a été tué par un obus piégé. Quelques semaines avant sa mort, il avait été prévenu par le deuxième bureau de l’armée que son assassinat était programmé. Moi, je n’avais pas neuf ans et mon frère, presque sept ans.

 

Depuis l’annonce de la mort de mon père, près de 20 000 jours se sont écoulés. Le temps s’est étiré dans une apparente indifférence. Pourquoi, de l’enfance à la retraite, ai-je traversé les strates du temps sans chercher à en savoir davantage sur mon père ? Pourquoi ce besoin à plus de soixante ans d’aller sur ses traces ? Il faut vous dire qu’avec Geneviève mon épouse, nous entretenons depuis longtemps de solides amitiés de part et d’autre de la Méditerranée, particulièrement avec la Kabylie. Amitiés personnelles et engagement militant, notamment par la responsabilité de Geneviève dans un groupe d’alphabétisation au Secours catholique. Nous avons même, ironie de l’Histoire, un petit fils, Timon, qui a du sang kabyle, puisqu’il est berbère par son nom et par son père lui-même à moitié kabyle. Pourquoi avoir attendu cinquante-quatre ans pour replonger dans la mémoire blessée d’un conflit qui a marqué toute une génération de Français ? Précisément cette réticence, parce que mon métier de journaliste m’a amené à travailler sur ces dossiers.

 

Étais-je prêt à accueillir la vérité sur son rôle d’officier dans cette sale guerre ? À prendre le risque de faire vaciller son piédestal de héros familial ? Étais-je prêt à aller recueillir des témoignages, à fouiller dans les archives ?

Je croyais avoir tourné la page. J’avais appris à me construire sans mon géniteur, à me détacher de cette présence muette, un brin morbide, qui était accrochée au mur de la maison. Cette photo qui était un peu comme la statue du commandeur, que notre mère dépassée par ses deux garnements appelait souvent à la rescousse. Je m’étais construit autrement. De famille gaulliste, j’avais viré ma cuti, après mai 68, grâce notamment à l’aumônerie étudiante. Bref, j’avais tourné la page.

 

Pendant plus de trente ans ce fut le silence... Comme la chape qui s’est abattue sur un million et demi de soldats de retour en France. Enfermés dans des souvenirs indicibles. Jusque dans les années 90. Ou par mon métier de journaliste ce fut l’enchaînement de diverses révélations : le livre du Père Maillard de la Morandais, L’honneur est sauf que je suis allé interviewer, le film La guerre sans nom de Bertrand Tavernier et Patrick Rotman, qui faisait témoigner une quarantaine d’anciens appelés. Avant, on reparlait à peine de la torture. Elle avait été dénoncée en son temps par quelques rares journaux, dont les deux pour lesquels je devais travailler. Le général de Bollardière avait aussi attiré l’attention par sa démission de l’armée. Comme beaucoup, je ne voyais dans ces exactions que des bavures. Juste les dérapages des paras de Massu et de Bigeard, à Alger.

 

Puis il y eut les révélations du Monde, en 2000 (Louisette Ighilahriz, Aussaresse), et l’appel à témoignages dans nos journaux. Comme responsable du courrier des lecteurs à La Vie, je reçus un courrier abondant, près de 200 lettres, de tous secteurs du conflit. Souvent douloureuses. D’anciens militaires, surtout des appelés, y livrent pour la première fois ce qu’ils n’ont jamais osé dire auparavant. Les cris dans les casernes, la vision des suppliciés. Et parfois aussi leur lâcheté de ne s’être pas insurgés, voire d’en avoir été complices. Une litanie d’examens de conscience pointant du doigt un système de valeurs qui s’était fissuré de l’autre côté de la Méditerranée. « Je suis parti avec la conviction de défendre la civilisation chrétienne et j’ai été complice de la barbarie », dit l’un d’eux.

Chargé par mes confrères, les médiateurs du Monde et de France 2, d’analyser le courrier reçu dans nos trois médias, pour une intervention à l’université d’été de la communication, j’ai pris alors totalement conscience, à travers ces centaines de lettres, de cette terrible réalité : en Algérie la torture fut massive et érigée en système. Elle n’était pas seulement destinée à extorquer des informations, mais aussi à terroriser la population. Cela a été pour moi un choc. Et une question lancinante qui n’a jamais cessé de me tarauder : mon père y a-t-il été mêlé ? Comment s’est-il comporté ?

 

Autant je participais publiquement à la dénonciation de ces exactions, autant je m’enfermais personnellement dans le silence. Je connaissais déjà l’Algérie, professionnellement. Plusieurs fois, j’ai eu des velléités de me rendre sur les traces paternelles en Petite Kabylie. Notamment pour accompagner Slimane Zeghidour, mon complice de la rédaction de La Vie, aujourd’hui éditorialiste à TV5 Monde. J’avais découvert que ce pote kabyle avait grandi, enfant pendant la guerre, dans un camp de regroupement à quelques kilomètres du poste de mon père. Troublant hasard, tout de même. Mais la décennie noire de la guerre civile avec les islamistes, jusque dans les années 2000, avait retardé le projet. De toute façon, c’était prématuré. En octobre 2013, pourtant nous avons sauté le pas, en famille. C’était mûr désormais. Qu’est-ce qui m’a poussé à franchir le Rubicon kabyle ? L’urgence de recueillir le témoignage des générations déclinantes avant qu’elles ne tirent leur révérence.

 

Mais c’est plus encore l’expérience d’une mémoire pacifiée au cours d’un précédent voyage, organisé en septembre 2012 par l’hebdomadaire La Vie, à l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie. Nous formions un groupe hétérogène : Pieds-noirs, anciens combattants, anciens coopérants et même couples mixtes (franco-algérien)… Groupe hétérogène mais très soudé. Ce fut un accueil fantastique. Ponctué à tous les coins de rue par un chaleureux « Bienvenue ! », prolongé parfois par un « chez vous », adressé à ceux qui remettaient les pieds sur leur sol natal. Que d’émotions partagées ! Il arrivait que tout un quartier se mette à la recherche des anciennes demeures de nos compagnons de voyage. Une fois trouvées, les portes et les bras s’ouvraient alors largement...

 

Il y eut aussi cette rencontre étonnante à Oran. Un ancien appelé prenait des photos sur l’ancienne place d’armes, près du musée des Moudjahid, les anciens combattants. Il s’est fait aborder par un groupe de septuagénaires qui l’ont invité à boire un thé et l’on interrogé. Hésitant, il finit par lâcher qu’il est venu comme militaire. Comme radio d’un lieutenant qui a été tué durant sa permission en France. Et ces vieux algériens de lui raconter en détail les circonstances de l’embuscade et les exactions aveugles de l’armée qui s’en suivirent. Et les voilà partis ensemble visiter son ancienne caserne, redevenue une école… Au moment de se quitter, deux heures après, les combattants des deux camps se sont étreints en échangeant un baiser de paix. J’ai compris alors que nous les fils du capitaine Escaffit, nous pourrions aller à notre tour à la rencontre de ceux contre qui notre père s’était battu. Le moment était venu.

 

Le voyage a eu lieu en famille avec mon frère et ma belle-sœur, en octobre et novembre dernier. Mais seul problème, près de Jijel, il y a des maquis djihadistes, notamment ceux d’Aqmi, qui se sont repliés du Nord Mali dans ce secteur de Petite Kabylie. Le site du ministère des Affaires étrangères déconseillait formellement de nous rendre dans cette zone. On pouvait demander une escorte de la gendarmerie, comme cela se fait dans tout le pays, pour les touristes français ou américains qui le souhaitent. Mais l’officier contacté par des amis a rétorqué qu’il y avait des chances que l’ambassade de France, prévenue obligatoirement, leur demande de ne pas nous escorter là-bas. C’est alors que s’est mise en place une étonnante chaîne algérienne de solidarité pour pouvoir mener à bien notre projet. Par amis d’amis qui avaient des connaissances, qui…

 

Pour tomber sur un certain Rachid, un armateur, propriétaire d’un hôtel sur la côte kabyle qui déclare vouloir assurer notre sécurité. On ne savait rien de lui. Et quand nous avons déboulé dans son hôtel un soir du 31 octobre, il était désert. Juste un gardien qui parlait un mauvais français. Étonnement. Pas de clients, ni autres âmes qui vivent. Heureusement que nous n’avions pas su que cela avait été le QG des islamistes pendant la décennie noire. Le propriétaire qui devait nous prendre en charge est arrivé quatre heures plus tard. Rachid était le fils d’une résistante algérienne, blessée, qui a été sauvée par un ancien officier de l’armée française d’origine algérienne, celui qui deviendra le père de Rachid. Une vraie saga.

 

1er novembre, jour anniversaire du début du conflit (pas fait exprès !), nous étions sur le pied de guerre, pour nous rendre à une vingtaine de kilomètres dans les terres, là où mon père avait passé les derniers mois de sa vie. Notre escorte était composée de trois hommes en armes. Ils faisaient partie d’une milice patriotique combattant les islamistes. Rachid nous a présenté un moustachu avec une kalachnikov. « C’est lui qui en a descendu trois, près de l’hôtel, le mois dernier ». Ambiance. Je vous passe toutes les tribulations du chemin, les fausses directions, négociations avec les divers barrages de police, la caisse de gâteaux de mille-feuilles que nous avons montée pour les militaires dans le coffre d’une des deux voitures.

 

Nous voilà arrivés à un endroit occupé aujourd’hui par l’armée algérienne où l’on nous dit : « Voilà, c’est ici le poste que commandait votre père ». Malheureusement, nous n’avons pas pu entrer dans le lieu, ironie de l’histoire, qui se trouvait dans le même état de siège qu’il y a 50 ans, cerné par un environnement hostile. En redescendant, nous voulions nous recueillir sur le lieu de l’attentat, nous tombons dans cet endroit totalement désert, sur un vieillard sorti de nulle part. Rachid a fait arrêter les voitures et l’a interpelé : « As-tu connu les militaires ici pendant la guerre ? ». Et lui de répondre par l’affirmative. « Y a-t-il eu des accrochages ? ». Et de raconter, dans les détails, l’attentat à l’obus piégé qui a déchiqueté notre père et l’un de ses sous-officiers. Et de nous parler aussi à demi-mots de la répression qui a suivi. Nous apprendrons quelques jours plus tard que cet homme de 91 ans, croisé par le plus grand des hasards, était l’un des poseurs de bombe. Nous n’avons pu rester sur place, dans cette campagne qui regorgeait de complicités islamistes. D’autant que nous avons croisé sur le chemin un homme dont l’oncle avait été tué par un membre de notre escorte. Le téléphone arabe aidant, notre équipée insolite allait vite faire le tour du bled. Il était temps de lever le camp.

 

Mais j’étais loin d’avoir des réponses à toutes mes questions. Comment était perçue la SAS, dans la population ? Pourquoi avait-on visé nommément mon père ? Quelle était l’exacte mesure de la répression après la disparition du capitaine ? Et quid de l’école qu’il avait fait construire ?

S’en ait suivi tout un travail de recherches. Je suis allé plusieurs fois aux archives de l’armée à Vincennes, j’ai recueilli de nombreux témoignages, du côté des militaires qui avaient côtoyé mon père, mais aussi de ceux qui l’avaient combattu. Car je suis retourné en Algérie au printemps dernier. Pour moi, et pour mon travail d’écriture, j’avais besoin de savoir quelle a été l’attitude de ce père pendant la guerre.

J’ai appris que, s’il avait été tué, c’est parce qu’il avait respecté une éthique. Dans le doute il avait refusé de laisser tirer sur un point lumineux la veille vers 8 heures du soir, ne voulant pas prendre le risque de tuer des enfants.

 

J’ai appris qu’il avait refusé d’être officier de renseignement, connaissant ce que cela impliquait, et qu’il se posait des questions sur son maintien dans l’armée, lui qui y était rentré à dix-neuf ans, comme maquisard contre l’occupant allemand. J’ai appris aussi qu’il aimait cette population, sans doute à sa manière. Il avait fait évacuer par hélicoptère une femme qui risquait de mourir en couche.

Quand j’ai entrepris ce récit, je ne savais pas ce que j’allais trouver au bout du chemin. J’ai pris un risque. J’étais prêt à l’assumer. Il y a une phrase de l’Évangile de Jean qui dit : « La Vérité vous rendra libre ». Paradoxalement, j’ai connu une véritable joie d’apprendre que mon père avait cherché à préserver ses valeurs – ce qui lui avait pourtant coûté la vie.

 

Ce fut cependant pour moi un parcours bordé de révélations bouleversantes. Car, à cette occasion, j’ai eu connaissance des récits d’horreur, de répressions aveugles, de véritables crimes de guerre commis par l’armée française. Mais des crimes enfouis sous la terre, puisqu’amnistiés.

Parmi tous ces drames, je ne vous en cite que deux. Celui que m’a rapporté un élève de Geneviève à l’alpha. Il s’appelle Ben. Son père a disparu avec une demi-douzaine d’autres hommes de son village. En représailles à des sabotages, il a été pris en otage. Et ils ont été emmurés dans une grotte, sans doute vivants. On ne sait pas exactement. On ne les a jamais retrouvés.

Après la mort de Papa, il y eut aussi une répression féroce et aveugle. Dans le livre, j’en donne les détails et raconte comment je l’ai appris. Je ne vous en dis pas plus. Non, il n’était pas facile d’avancer au milieu de demi vérités enterrées sous le poids de la honte. Je me suis attaché à déverrouiller la porte du déni, à faire émerger des paroles suintant la souffrance.

 

De cette expérience de cette recherche, je retiens trois choses :

 

1 - L’étonnante chaîne de solidarité des Algériens, au cours de notre voyage et de mes recherches. Nous avons été aidés par de nombreux amis, souvent inconnus.

Je vous cite une anecdote. Le jour où nous revenions de notre expédition dans le maquis, Rachid nous a invités dans un restaurant de poissons. Au moment d’aller payer la note, il a eu la surprise de constater que quelqu’un était déjà venu payer. Nous étions pourtant près de dix convives. C’était un ami à lui qui était venu le saluer à table et à qui il avait raconté notre histoire. Je dois vous dire que cela nous a bouleversés.

 

2 - Il n’y a pas de devoir de mémoire sans devoir de vérité. Je pense qu’il faut du temps pour le réaliser, quel qu’en soit d’ailleurs l’objet. Cela a été mon cas. 54 ans. Le pardon a besoin de temps. La France a mis du temps, mais a entrepris ce travail de vérité, avec tous ces témoignages sur la torture qui ont émergé 30 ans après. Mais quid de toutes les exactions, qui ont été amnistiées, oubliées ? Je n’ai trouvé aucune trace ni allusion dans les archives de l’armée. J’en ai consultées pas mal, certaines même dites confidentielles.

Mais ce travail encore incomplet en France n’est pas encore du tout au programme en Algérie. Du moins chez les autorités algériennes pour qui la guerre de Libération reste un mythe fondateur et un moyen de se maintenir au pouvoir. Il demeure les discours de la propagande officielle, colportant encore des chiffres fantaisistes de victimes (un million et demi, alors que tous les historiens sérieux donnent une fourchette entre 300 et 400 000. Ce qui est dix fois plus que nos propres morts). Il reste les propos incantatoires du pouvoir sur le soulèvement spontané de tout un peuple autour du FLN et de son drapeau, de ses martyrs et de ses héros. Alors que l’on sait qu’il y a eu des épurations terribles, notamment contre le MNA (l’organisation rivale du FLN) et sur les populations qui ne se ralliaient pas. Cela reste un sujet tabou.

Regardons notre histoire en face, c’est un message que je tente de faire passer à nos amis algériens dans ce livre. Bien sûr, c’est leur affaire me direz-vous. Mais je pense que cela apurera nos relations. Non pour nous exonérer de nos propres responsabilités mais pour se parler en vérité. Reconnaitre les souffrances des uns et des autres (ceux des pieds noirs qui ont été déracinés, des harkis…) nous fera mieux avancer. Plutôt que de vouloir instrumentaliser l’Histoire, en s’envoyant d’un côté des déclarations officielles sur côtés positifs de la colonisation et de l’autre, imputer les problèmes de l’Algérie aujourd’hui à l’exploitation coloniale (cf. Bouteflika). Il ne peut y avoir de réconciliation sans la reconnaissance de la part de responsabilité de chacun dans des domaines différents.

 

3 - Il ne peut y avoir de réconciliation sans la reconnaissance des souffrances de l’autre.

Dieu sait s’il y en a eu : populations civiles et les combattants dans les deux camps, les pieds-noirs que l’on a déracinés brutalement, les harkis abandonnés exécutés sommairement…Il n’y a pas de bons ou de mauvais côtés de la souffrance. Sous prétexte que l’on a fait pire de l’autre côté, on refuse de reconnaître celles d’autrui. Dans l’appel à témoignages que j’avais lancé dans le journal La Vie, j’ai reçu aussi des lettres de reproche. « Il n’est pas souhaitable que la France s’agenouille pour implorer le pardon des Algériens. C’est remettre à vif des souvenirs douloureux et vouloir oublier ce que nos soldats ont aussi connu et ceux qui sont morts sous la torture ». C’est vrai, il ne faut pas le nier. Mais n’oublions pas non plus qu’il y a eu dix fois plus de morts côté Algériens que Français.

 

Tout au long de mes recherches, je me suis retrouvé dans une posture assez étrange et paradoxale. Certes, j’étais sensible aux morts français, aux récits des embuscades d’un ennemi invisible. A la peur qu’ont pu éprouver ces appelés français. Mais je n’ai jamais pu oublier un seul instant les morts d’en face, les disparitions tragiques… Et quand j’ai visité, par exemple, des maquis algériens dans les Aurès, il m’est revenu instinctivement, comme un flash, la découverte du maquis de mon père dans le Tarn en 1944. Même topographie des lieux, même plan de fuite, même peur et mêmes armes, face à un adversaire beaucoup plus puissant. Ce sont les armes du faible. Les armes d’un terrorisme souvent aveugle et cruel, condamnable. Mais auquel a répondu une répression qui va se laisser entraîner dans la même cécité… avec des moyens beaucoup plus conséquents.

 

Tout au long de ma quête, je n’ai pu m’empêcher de penser à ces combattants de l’ombre que l’on a fait disparaitre sans sépulture. J’ai conscience de l’inconfort de la situation de pont. Je sais que je vais être critiqué par les deux camps. Car le fait d’avoir un pied sur chacune des rives vous rend toujours suspect aux yeux de chacun, d’être dans le camp opposé.

 

Quand je suis retourné en Algérie, fin avril, je n’ai pu retrouver l’homme qui avait posé la bombe, c’était devenu encore plus dangereux de se rendre dans ce secteur (16 militaires tués dans une embuscade). Situation plus tendue qu’avant les élections (notre escorte s’est fait remonter les bretelles par le général de la sécurité militaire). Mais Rachid est allé le voir. En revanche, j’ai pu voir des maquisards qui avaient combattu mon père. L’un d’entre eux m’a dit : « Ne crois pas qu’on a tué ton père par vengeance particulière. On visait le capitaine, pas l’homme. Et pour nous, c’était un trophée de guerre ». Cela m’a aussi rassuré. J’aurais voulu rencontrer les hommes directement impliqués, non pour leur pardonner (je n’avais pas à le faire), ni à leur demander pardon pour les graves exactions qui ont suivi. Mais pour leur dire que j’étais malheureux de ce qui était arrivé, leur dire que si les uns et les autres nous n’avons pas oublié cette sale guerre, mon père n’était pas réduit à l’image du gradé qu’ils avaient aperçu. J’aurais voulu leur parler de cet inconnu de père que j’ai découvert un demi-siècle plus tard et leur faire parler d’eux sur cette terre, encore gorgée de sang. Où les gens qui nous ont servi d’escorte se cachent aujourd’hui, poursuivis par des tueurs islamistes.

 

Il n’y a pas de pardon, de réconciliation possible, sans vérité. C’est ce travail douloureux qui a été, au final, source d’apaisement et de joie. C’est cette conversion de la mémoire, comme disait Ricœur, qui va permettre un regard vers le futur. Par les amitiés que nous avons tissées là-bas et par ce que nous essayons de construire, avec les générations montantes : nos enfants et petits-enfants.

Jean-Claude Escaffit

La Pierre qui Vire, 5 juillet 2014

*     *   *

 

 

QUESTIONS – RÉPONSES


Groupe 1 :

- Si vous pouviez nous donner un exemple de la joie d’une rencontre ?

- Est-il plus difficile de pardonner face à face avec son agresseur ou, pour soi, face à la souffrance en l’absence de l’agresseur ?

 

Groupe 2 :

Je dois dire que nous avons eu des échanges extrêmement forts car il y avait parmi nous d’anciens pieds noirs, qui avaient leur propre expérience, mais chacun a essayé de comprendre ta démarche.

- Situer une démarche de repentance. Que penses-tu de la repentance par rapport à l’attitude du peuple algérien – Comment faire en sorte que ce même travail de mémoire et de vérité soit fait du côté algérien ?

- Et toi comme journaliste as-tu une influence sur tes collègues journalistes parce que c’est une affaire très compliquée ?

- Face à ces faits de guerre absolument épouvantables quel avenir peut-on envisager alors que ça recommence partout et tout le temps ?

 

Groupe 3 :

- En faisant cette recherche sur votre père, que ce serait-il passé si son image s’était avérée négative ou plus négative ?

- Avez-vous le titre de votre livre et son éditeur ?

- Est-ce qu’étant enfant, par rapport à vos amis, idéalisiez-vous votre père et comment viviez-vous l’absence de ce père ?

- Comment peut-on rester neutre quand on est journaliste ?

 

Groupe 4 :

- Comment se fait-il, alors que pas mal de gens en Algérie étaient des résistants et sont passés d’une posture de poursuivis à celle de poursuivants. Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’y a-t-il derrière ce phénomène-là ?

- Est-ce que faire mémoire ou établir la vérité pourra suffire à éviter de futures guerres ?

- On se rend compte que souvent les différends entre les peuples sont des affaires de cultures ; Alors pourquoi les cultures veulent-elles toujours s’imposer les unes aux autres ?


Jean-Claude Escaffit

 

Déjà levons un petit malentendu par rapport à la question de la joie. Vous avez beaucoup travaillé ce sujet et l’on m’avait proposé de choisir mon intervention. Cependant il y a un rapport avec le thème ; le pardon et la réconciliation sont vraiment sources de joie et je le crois profondément.

Il y a deux aspects dans le propos : l’expérience du journaliste sur la question du pardon et la réconciliation qui sont pour moi véritablement sources de joie. Je le crois profondément, fut-elle difficile cette démarche. Finalement, la joie ce n’est pas au rendez-vous dans une recherche comme cela, mais je pense que paradoxalement on peut pleurer de joie. Et puis lorsque un des militaires m’a appris, en disant : « Votre père est mort parce qu’il était trop gentil avec les musulmans » en fait, c’est une erreur, il était navré de ce qu’il m’annonçait. En gros, s’il avait fait feu sur les types qu’il avait repérés, mon père serait encore là. Paradoxalement j’ai réfléchi après en me disant : « C’est peut-être incroyable, c’est peut-être honteux », mais ça m’a rendu heureux quelque part parce que 54 ans après, je ne faisais plus revenir l’image de mon père. Cette image que j’avais de lui si elle avait été négative, je pense qu’effectivement je serais allé au bout de cette démarche, mais cela aurait été autre chose. ça m’a soulagé et quelque part, rendu heureux.

 

Cette vérité, qui pouvait être paradoxale, de penser que j’aurais peut-être encore eu mon père m’a conduit à me poser beaucoup de questions. Qu’est-ce que je serais devenu si mon père avait été vivant ? Est-ce que j’aurais été journaliste ? Est-ce que je serais de telle opinion politique ? Est-ce que je serais devenu antimilitariste ou militaire moi-même ? C’est vrai que ce sont des questions aussi lancinantes qu’incongrues, parce que l’on n’aura pas de réponse. Mais cette question d’enfant, (je réponds à la question sur mon enfance) mon père représentait le militaire ; je voulais être militaire soyons clairs. J’avais cette image du guerrier, du chef.

 

Pour moi c’était une image très positive qui a été aussi pesante parce que mort, il était devenu la statue du commandeur. Cette photo qui était dans la chambre de maman ou même dans la salle à manger pesait un peu comme celle de celui qui vous jugeait. Il m’a été très difficile de me défaire de cette image. Quand j’étais enfant j’ai voulu ressembler à mon père. J’ai évolué puisqu’on évolue tous, mais j’ai évolué sans lui. L’un des problèmes, à un moment quand vous atteignez l’âge que votre père avait à sa mort (mon père avait 38 ans), vous devenez le fils de quelqu’un qui est plus jeune que vous et ça pose un problème que les psy qualifient de « problème particulier ». C’est là que peut-être on doit dire que pour grandir on tue l’image du père. Pour moi c’était un peu plus compliqué car tuer l’image du père de quelqu’un qui est déjà mort complique les affaires.

 

La joie d’une rencontre ? J’en ai eu beaucoup. Je pense que dans ce métier j’en ai eu beaucoup Oui. J’essaie de me souvenir d’une rencontre particulière, peut-être sur le plan spirituel d’ermites que j’ai rencontrés ou ce sont des gens qui ne font rien sur le plan de l’actualité, qui ne font pas de bruit ; mais c’est la profondeur spirituelle de personnes que j’ai pu rencontrer qui m’ont aidé le plus finalement. J’ai fait un film sur Don Elder Camara avant qu’il parte, à la fois sur sa grandeur spirituelle et en même temps sur son action d’homme. Je pense que j’ai eu cette chance vraiment et je crois que chacun d’entre nous on est construit par des rencontres. Moi dans ce métier j’ai été aidé par tous ceux que j’ai rencontrés ; ce ne sont pas forcément les plus connus qui ont été les plus importants dans ma vie. Vous me prenez un peu de court. Il faudrait que je réfléchisse mais, oui ce sont mille rencontres.

 

Après à la question : « Est-il plus difficile de pardonner face à face ou sans la personne ? ». Je ne sais pas, je n’ai pas été directement confronté à cela. Je répondrais aussi à la deuxième question en même temps : « Est-ce que j’ai fait une démarche de pardon ou pas ? ». Je pense que je n’avais pas à pardonner. D’abord, mon père faisait la guerre. C’était son métier, il en est mort. Est-ce que j’avais à demander pardon, pas plus non plus, pour les exactions des autres ? C’est exactement la même chose que si on demandait aux jeunes Allemands aujourd’hui de demander pardon pour les crimes nazis qui ont été commis par leurs grands-pères. Par contre, j’ai toujours été touché par les combattants qui ont été confrontés les uns aux autres, qui se sont tirés dessus. J’ai toujours été surpris par cela : ces démarches de pardon/réconciliation peuvent exister. J’ai eu l’occasion au moment du 50e anniversaire du débarquement en Normandie, de faire des reportages sur des gens qui étaient restés en Normandie, des Allemands qui avaient épousés des Françaises et dans leur bistrot, et c’était une vraie joie. Ils se retrouvaient chaque année, non pas des pingouins comme vous, mais des gens des deux côtés : ils trinquaient ensemble. Ils avaient été ennemis, ils trinquaient ensemble.

 

Et moi je crois beaucoup à ces démarches de réconciliation. Ça existe aussi entre ces gens qui se sont retrouvés à Oran. C’est incroyable de se dire : il y a des gars qui prennent des photos sur une place et qui sont abordés par des gens de la même génération qui se doutent bien que ces types-là, s’ils prennent des photos à cet endroit, a peu près à ce jour-là, c’est qu’il y a quelque chose et ils s’embrassent à la fin. On ne peut pas faire l’économie d’une vérité parce qu’ils se sont dit des choses, ce n’était pas des faux-semblants. Ils se sont dit des choses importantes. Jean-Claude Lecourt qui m’a raconté cela a dit : « On sentait qu’il y a avait confrontation de deux douleurs, de deux souffrances et ces souffrances elles se sont exprimées ». Nécessairement pour pouvoir avoir une démarche de pardon, il faut non seulement l’expression des souffrances, mais il faut la reconnaissance de la souffrance de l’autre ; tant qu’on n’a pas ça, tant qu’on est uniquement dans la justification en disant j’ai souffert donc j’ai droit de… alors il n’est pas possible d’avancer. Ce qui me désole aujourd’hui c’est de penser à Israël et à son peuple qui a énormément souffert. Je suis allé en Palestine, j’ai entendu des Palestiniens raconter comment les Israéliens les avaient humiliés, mis à nu devant leurs propres enfants.

 

Certains même ont été à un moment marqués comme on marquait dans les camps de concentration. Je me dis : au nom de la souffrance passée peut-on encore faire cela ? Il faut croire encore à l’utopie. Moi je crois qu’un jour cette reconnaissance interviendra. Qui aurait dit il y a 50 ans que les Français et les Allemands seraient les plus grands amis. On a réussi à faire cette démarche de passer dessus, mais je pense que pour l’Algérie, la proximité est peut-être plus compliquée qu’avec d’autres peuples parce que plus on est proches plus c’est difficile ; il y a une proximité dans tous les sens, il y a des mariages mixtes, etc. Mais je crois qu’un jour quand la génération du FLN aura disparu – je parle de celle qui est au pouvoir aujourd’hui – qui se maintient au pouvoir précisément en gardant un peu cette rancœur officielle contre l’occupant français, le jour où elle disparaîtra, on arrivera à faire apparaître la vérité de chacun ; je ne sais pas si on arrivera à écrire une histoire en commun comme on l’a fait avec les Allemands. Comme me disait Benjamin Stora, le problème est que nous faisons commencer la guerre d’Algérie en 1954. Eux les Algériens la font commencer en 1870 voire 1850, et même 1830, disons le début de la colonisation.

 

J’ai beaucoup de vrais amis pieds noirs, je trouve que l’on a été terriblement injuste avec eux au nom d’un politiquement correct. C’est-à-dire que ces gens sont partis du jour au lendemain en exil et ils ont été accueillis un peu comme des chiens dans un jeu de quilles. J’étais au lycée à Nice à l’époque ; ils nous enquiquinaient et on leur faisait aussi payer le fait qu’ils aient eu soi-disant une vie facile, qu’ils aient été soi-disant colonisateurs. Il y a eu effectivement un régime d’apartheid avec la colonisation ; il ne faut pas le nier, il y a eu des quartiers qui étaient réservés aux arabes. Ce n’était pas dans les textes, mais c’était dans les faits. Il faut savoir que les Algériens musulmans étaient des citoyens de seconde zone alors que les juifs avec le décret Crémieux de 1870, qui étaient aussi des « indigènes » ont eu le statut de citoyens français. Je crois qu’on n’a pas vu non plus la souffrance de ces gens qui vivaient depuis des générations dans ce pays. Tous les livres qui sont écrits par des pieds noirs aujourd’hui, (il y a de très beaux écrivains pieds noirs), montrent qu’ils sont charnellement attachés à ce pays et les Algériens ont compris cela. Je veux dire le peuple algérien l’a compris.

 

Quand on est là-bas on est abordé dans la rue tout de suite, on veut savoir (c’est vrai qu’en Algérie, à la différence du Maroc et de la Tunisie, il n’y a pratiquement pas de tourisme). Ceux qui sont là, en Algérie, à Alger en ce moment ce sont soit des gens qui ont des raisons particulières d’y être, soit ils sont souvent majoritairement des pieds noirs. Ce ne sont pas les parents, mais les enfants qui viennent et nous sommes une génération d’enfants qui ont connu la guerre d’Algérie d’une manière ou d’une autre, qui ont envie de faire cette démarche. Les Algériens l’ont compris, ils sont d’une gentillesse incroyable avec eux. Paradoxal ? Par exemple je me souviens d’un ami qui est retourné en Algérie alors qu’il ne le voulait pas. Ses enfants y sont allés et lui ont dit que le cimetière était entretenu.

 

Dans le voyage que nous avons fait, j’ai rencontré des amis d’enfance de cet homme-là qui me disaient : « Je voudrais tellement rencontrer Guy c’était important, c’était bien à cette époque ». Et puis tu as l’autre côté où il m’a dit pis que pendre de la colonisation. Il y a ce double discours tout simplement : par exemple, le fils du pied noir est allé faire des études à Alger alors qu’ils étaient tous les deux au même niveau en classe, mais le fils de l’Algérien lui est resté faire les travaux des champs avec ses parents. C’est-à-dire que les destins n’étaient pas les mêmes, mais en même temps il y avait une grande proximité. Je ne sais pas si je réponds à la question des pieds noirs.

 

Démarche de repentance. Je suis toujours très gêné par ces histoires qui veulent instrumentaliser la grande histoire. D’un côté, vous avez peut-être entendu parler de cet épisode il y a 5 – 6 ans, de mettre dans les manuels scolaires les aspects positifs de la colonisation. Oui, il y eut des aspects positifs, mais a-t-on besoin de l’écrire dans le marbre ? J’ai aussi découvert en faisant ce travail, l’histoire de la terre qui a été confisquée dans les années 1870, des milliers et des milliers d’hectares de terre confisqués aux Algériens. Je pense que cela a dû fonctionner dans la mémoire, dans l’inconscient collectif de génération en génération. Et l’armée française a refait la même chose dans les années 1954-1962. On a tout de même déplacé un million d’Algériens à partir de 1958 pour les mettre dans des camps de regroupement ; on craignait justement que ce soit des lieux permettant d’alimenter les maquis FLN. On a déplacé un million de paysans pour les mettre dans des camps. Dans l’inconscient collectif, cela a joué terriblement. Les gens ont revécu inconsciemment qu’on les avait privés de leurs terres. On ne peut pas dire que les pieds noirs, ceux qui vivaient à cette époque depuis 5 générations, étaient responsables directement, mais c’était la France qui était responsable aussi de cela.

 

Sur la repentance, le fait de lire : il y a eu tel ou tel fait historique, mais les démarches de repentance comme cela me gênent. On fait de la stigmatisation, du doctrinaire. Soyons en vérité avec l’histoire.

Ma petite contribution par ce livre : j’aimerais qu’il soit lu en Algérie, cela me paraît très important. Mes amis algériens m’ont dit : ton travail est important. Je voudrais qu’il soit lu parce que le message qu’il contient aussi, c’est de dire : faisons la vérité les uns et les autres, mais pas uniquement les uns contre les autres. Je vous livre un petit secret, mais je ne suis pas sûr que la démarche aboutisse. Avant-hier j’ai eu au téléphone, Yasmina Khadra, un grand écrivain algérien. Son père a été un grand héros de l’ALN, l’armée de libération nationale. Yasmina, c’est un nom de femme, c’est le nom de sa femme, car lui était censuré par le pouvoir algérien quand il écrivait ses livres ; il a été officier supérieur en Algérie. Je lui ai dit : « J’aimerais que vous lisiez mon livre et que vous me disiez ce que vous en pensez ». On verra bien ce que cela va donner. Mon livre c’est un message de réconciliation, mais cette réconciliation n’est possible que le jour où on reconnaîtra aussi la souffrance infligée de part et d’autre.

 

Journaliste : Je n’ai pas beaucoup d’influence sur mes confrères journalistes, mais en même temps je pense que la démarche que j’ai faite est une démarche des enfants d’acteurs lors de la guerre d’Algérie : on passe à une génération suivante. Je vais aller en Algérie, ma fille a épousé un kabyle. C’est tout de même une ironie de l’histoire et de pouvoir dire que l’on construit ensemble des choses, cela me paraît très important. Par contre, c’est vrai que je crois que nous avons tous nos intégristes. Je veux dire par là : les islamistes en Algérie, c’était terrifiant et ce n’est pas fini. Que me disaient des amis Algériens : ils n’ont pas eu leur printemps arabe parce qu’ils avaient déjà donné il y a 10 ans ; pour l’instant ils se tiennent tranquilles. L’état algérien est un état policier. Si vous avez une manif avec 20 manifestants vous avez 100 policiers tout de suite.

 

C’est un état sécuritaire maximum, surtout dans les villes. Mais en même temps l’islamisme n’est pas mort totalement et ça c’est l’un des grands dangers. Je crois que nos dangers ce sont nos intégrismes. Je pense aussi pour en finir à propos des pieds noirs : je suis allé à la commémoration le jour de la commémoration des morts d’Algérie ; c’était le jour de la mort de Mandela et je me suis dit : l’histoire aurait pu être exactement pareille en Afrique du Sud, se terminer dans un bain de sang. Je pense que l’OAS a une responsabilité aussi importante dans le départ des pieds noirs précipitamment au moins autant que le processus inéluctable de la décolonisation. Ils seraient peut-être partis, peut-être pas tous, mais ils ne seraient pas partis dans ces conditions dans les trois mois avec la valise ou le cercueil s’il n’y avait pas eu cette politique de la terre brulée de l’OAS. C’est ma conviction intime. Je ne sais pas si elle est partagée. Ce sont nos propres forces, nos propres rangs qui ont rendu impossible ce travail de réconciliation ; peut-être pas, mais en tout cas de cohabitation possible en Algérie.

 

Le titre du livre : L’éditeur déjà. Je suis déjà auteur aux éditions du Seuil, j’ai écrit une Histoire de Taizé ; d’ailleurs aussi une histoire de pont entre deux peuples. Le Seuil disait que c’était un peu trop compliqué, ils n’étaient pas prêt à l’éditer tout de suite et je tenais beaucoup à ce que ce soit édité pour le 60e anniversaire du début de la guerre de l’Algérie, donc en novembre et ce sont les éditions « Salvator » qui ont dit « on prend et on bouscule nos programmes d’édition ».

Pour le titre c’est compliqué. Ils avaient trouvé un titre autour de Mon père assassiné en Algérie, Mon père officier. On avait l’impression de redite de l’histoire. Moi j’avais pris une phrase du livre, mais ça faisait un peu : « Dis Monsieur c’est quoi mon papa ? » Parce que quand j’avais 2 ans 1/2, mon père est revenu d’Indochine et ma mère m’a dit à l’aéroport : « Tu vois le monsieur là-bas sur le tarmac, c’est ton père » et c’est la démarche de mon père cet inconnu. Ce ne sera pas cela. On est en train de chercher un titre. Je ne voulais pas que ça donne l’impression de tourner pour qui veut exprimer la recherche et ce père cet inconnu – c’est un peu compliqué. Si vous avez des idées…

 

Depuis cette réunion l’ouvrage a été publié, voici ses coordonnées :

Sur les traces du père – Questions à l’officier tué en Algérie

Éditeur : Salvator Diffusion (2014)

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Neutralité du journaliste : Est-ce qu’un journaliste peut rester neutre ? C’est ça la question. Je ne crois pas du tout qu’il y ait dans quoi que ce soit, une neutralité. Je crois qu’un journaliste est un observateur. Un journaliste, c’est quelqu’un qui est un témoin. Je prends souvent l’exemple de quelqu’un témoin d’accident : 10 témoins d’un même accident verront 10 choses différentes. Ça ne veut pas dire que ce sont 10 choses fausses. C’est de la manière dont les témoins sont situés par rapport à cet accident qui est importante. Certains verront plus l’aspect d’un conducteur qui conduisait vite, d’autres un autre aspect. Enfin, on peut voir des aspects différents d’une réalité sans que cette réalité à travers les regards que nous avons tous soit fausse. Je pense que le journaliste essaie de garder de la distance, un peu comme un ethnologue, sauf que c’est un témoin qui est engagé quelque part. On ne peut pas demander à un journaliste de ne pas être engagé, ne serait-ce que dans les choix qu’il fait de l’actualité qu’il va traiter.

 

Je pense de même qu’un scientifique ne peut pas être neutre totalement. Dans les hypothèses qu’il formule lors de sa recherche, un scientifique fait aussi des choix. Après il les vérifie, il y a la réalité qui s’impose ou qui montre qu’il a fait fausse route, à la différence peut-être du journaliste qui peut formuler une opinion. Je pense que face à des faits on a des manières différentes de les traiter. Il y a une hiérarchie de l’information. Ce qu’on demande à un journaliste c’est d’essayer d’être honnête. Ce que je pense qui est important et ce n’est pas toujours le cas, – on est dans un système médiatique très réducteur – c’est qu’on adosse tout de suite des qualificatifs à des gens, c’est-à-dire qu’on les réduit ; ce sont des réductions très manichéennes finalement.

 

Et de plus en plus notre système médiatique qui fonctionne par Internet et par l’audio-visuel réduit l’information à des slogans, d’où l’importance à mes yeux de la presse écrite également. J’ai fait les deux, la presse audio-visuelle permet le passage des émotions, mais en même temps elle empêche la distance nécessaire de la réflexion et j’ai aussi pas mal travaillé avec Edgar Morin qui parlait de la complexité de l’empathie nécessaire pour le journaliste. Je crois que même si quelqu’un est antipathique, c’est d’essayer de comprendre pourquoi il a agi comme cela et pas simplement être tout de suite dans le jugement de valeur. La neutralité pour moi n’existe pas, mais par contre la distance est nécessaire même si on est engagé.

La chance en France par rapport aux pays totalitaires c’est d’avoir une presse pluraliste, c’est-à-dire avec des gens qui choisissent, qui peuvent donner des opinions différentes et des regards différents sur une même réalité.

 

Poursuivis et Résistants. Je crois que les militaires faisaient leur métier. Ce que m’a fait comprendre un ami qui a été officier là-bas c’est que la guerre d’Algérie a brouillé toutes les cartes.

Les militaires qui sortaient de la Guerre mondiale étaient des résistants ; ils défendaient la France. Ils sont allés en Indochine ; pour eux ce fut une défaite cuisante, mais l’Algérie pour eux c’était la France et je crois qu’il n’y avait pas pour eux de remise en question. Et ce sont des jeunes officiers appelés qui leur expliquaient. Attention : ils étaient persuadés que la population était avec eux. C’était le cas au début pour la majorité d’entre eux. Et tout d’un coup, ils se rendent compte que la population est de plus en plus hostile.

 

Je pense que les officiers de carrière ont eu du mal à le comprendre comme beaucoup de gens qui vivaient en Algérie. L’Algérie, n’était pas la France et après on est arrivé dans une espèce d’engrenage tout sécuritaire. Ça a commencé avec la dixième division parachutiste de Massu qui a répondu au début à des actes terroristes sur Alger. On faisait sauter des bombes quand même partout au milieu des civils. Les paras ont commencé à quadriller la ville puis on est entré dans un engrenage. Il n’y a pas eu de plan précis pour dire on va torturer, mais cela est arrivé au fur et à mesure qu’on avançait. Au début, c’était certainement pour éviter qu’on pose de nouvelles bombes, puis peu à peu on est rentré dans le systématisme. Ce n’était pas à la manière de Goebbels ou des nazis d’avoir un plan contre les civils.

Peu à peu cette pratique a fait tache d’huile. Quand on se rend compte de ce que fait Israël où des gens ont subi les pires horreurs ; toutes proportions gardées ils font subir parfois à des Palestiniens, chrétiens ou musulmans, ce qu’ils ont subi eux-mêmes. Je ne suis pas un grand psychologue, mais je me dis que l’histoire se reproduit hélas. C’est la question que j’ai posé à tous ceux que j’ai rencontrés, y compris au général Morillon à son retour des zones de guerre : « Mais pourquoi cette haine ? ». Il disait : « C’est la peur qui crée la haine.

 

C’est la peur qui a créé de plus en plus d’exactions ». Est-ce qu’on peut se servir des leçons de l’Histoire ? Vous connaissez la réponse aussi bien que moi. Depuis les holocaustes, il y a eu le Cambodge, la Bosnie, le Rwanda, etc., et ce n’est sans doute pas terminé. Cette question reste une grande interrogation sur l’homme. « L’homme est un loup pour l’homme par peur ». Les mécanismes historiques font ressortir les vieilles peurs antérieures.

 

Question sur son frère : Mon frère était beaucoup plus jeune que moi, il était un peu difficile que nous ayons l’un et l’autre la même approche. Il a été un peu dépossédé (c’est lui qui le dit) de la mort de notre père. J’étais à son enterrement, lui on a voulu le protéger. En plus, la Légion d’honneur qu’on a remise à titre posthume à mon père, c’est moi qui l’ai portée. C’est lourd à porter. Le 14 juillet 1960 à la prise d’armes, j’étais gamin en culottes courtes avec la Légion d’honneur. Donc je pense que mon frère a peut-être vécu difficilement cette histoire. Nous sommes allés ensemble en Algérie, c’était très beau, ce n’était pas simple et peut-être qu’aujourd’hui il se pose les questions que je me suis posées il y a 30 ans.

 

Il sait que j’écris un livre, mais il ne connaît pas les tenants. Quand je lui ai dit tu sais papa, j’ai voulu lui raconter… il m’a répondu « c’est ton opinion ». Je pense que mon frère est peut être aussi dans le doute. Je ne sais pas comment il va prendre le livre. Il y a aussi un besoin de réconciliation entre frères qui peut se faire sur l’histoire de notre père. Ce sont nos épouses qui ont tenu à ce que nous fassions cette démarche ensemble. C’est avec une certaine émotion et peur que j’attends ses réactions et celles de la famille, mais aussi les réactions des militaires de mon père parce qu’eux aussi m’ont dit un certain nombre de choses. Ils s’attendent à une image glorifiée quelque part du militaire et c’est plus complexe que ça. Au demeurant, je pense que mon père en sort réellement grandi, mais humainement parlant, pas militairement parlant.

 

Question sur Albert Camus. Le premier homme de Camus, qu’est-ce que vous en pensez, car cela raconte bien son histoire en Algérie ?

Je pense qu’on a été très injuste avec Camus et notamment sur la fameuse phrase qui n’est pas dans Le premier homme, mais lorsqu’il a reçu le prix Nobel de littérature lorsqu’un Algérien lui a reproché de ne pas avoir défendu la rébellion algérienne, alors que Camus défendait la cause d’une sorte d’autonomie arabe. Il aurait répondu : « Entre ma mère et la justice je choisis ma mère » sauf qu’on a tronqué la citation. Camus s’est expliqué en disant : « Au même moment dans les trams d’Alger, dans les rues d’Alger, des bombes explosent. Ma mère risque d’être dans ces bus, d’être dans ces rues et entre ma mère et la défense d’une cause, je défends ma mère ».

 

Mais il ne disait pas : « Je renonce à l’idée que les Algériens s’émancipent simplement ; on est en train d’exécuter des civils ». J’ai aussi été frappé par Germaine Tillon, cette résistante française qui a été à Ravensbrück. Elle est allée voir les chefs du FLN algérien d’Alger, parce qu’elle était en mission aussi sur la question de la torture, pour dénoncer la torture et les yeux dans les yeux elle leur a dit : « Vous êtes des assassins, vous êtes en train de tuer des civils ». Je trouve que cette démarche est très juste, cette femme a toujours défendu la France, mais elle a aussi défendu la justice. Elle est allée dire les 4 vérités à des gens pour qui elle avait épousé la cause et elle a été entendue. Le chef FLN lui a dit : « Je vous promets dorénavant de ne plus tuer des civils ». Parfois il y a eu des effets pervers, c’est clair. Mais je pense que le travail de vérité est important. Et Camus avait aussi cette idée. On a détourné ses paroles pour dire : « Camus finalement il n’était pas si bien que ça, etc. ! ». Moi j’ai beaucoup d’admiration pour cet homme qui était vraiment algérien en tous cas dans sa terre, dans l’âme et il a dit aussi : « On a commis des atrocités ».

 

Une question pour revenir à la joie. Vous ne semblez pas triste. Est-ce que peuvent cohabiter toutes ses recherches que vous avez menées, toutes ces épreuves de la vie et quelque chose qui ressemble à de la joie ? La joie peut-elle cohabiter avec l’épreuve ?

Oui je le crois ; Je crois aussi que c’est l’espérance chrétienne, c’est la vie qui est plus forte que la mort. Je pense vraiment qu’à travers les épreuves et tout ce que l’on peut subir, d’abord les épreuves peuvent renforcer. On n’est pas joyeux de façon simplette, mais on est confronté à la réalité et honnêtement je crois fortement que la vie l’emportera sur la mort, c’est peut-être cela la joie ou le bonheur, je ne sais pas.