À l’Abbaye de la Pierre Qui Vire, 1er Juillet 2019

 

« Chaque jour est un livre de signes »

Bienheureux Frère Luc, moine de Tibhirine

Texte de Françoise STERLIN, religieuse Xavière

 

 

« Chaque jour est un livre de signes »

Pour moi c’est une manière de parler du discernement et d’entrer dans l’intelligence de ce que je vis et de l’inscrire dans la durée.

Une des lectures possibles, c’est parler d’un signe plus particulier, celui de la Rencontre sous toutes ses formes. Rencontres qui ont forgé, bousculé, épuré, traversé la femme, religieuse Xavière que je suis devenue, à la Rochelle depuis 7 ans, mon port d’envoi, et à la Xavière, congrégation apostolique depuis 31 ans. La Xavière, mon port d’ancrage et mon port d’envoi.

Lecture du texte de la Visitation, une homélie de Christian de Chergé aux petites sœurs de Jésus.

En termes de rencontre ou de visitation, il n’y a pas de dimension spirituelle sans cette traversée de notre expérience humaine, sans ces visitations, ces évènements, ces traversées pascales.

Chaque jour un livre…encore faut-il les reconnaître ces signes, apprendre à les lire, les interpréter sans se tromper, ils sont fragiles et il me faut les relier pour en faire un livre. Un peu comme les Actes des apôtres suite.

Signes de quoi ? De la Rencontre d’un Autre, Tout autre toujours imprévisible qui a bousculé ma vie, l’a transformée, qui l’a épurée. Lui, c’est sûr, Il a été le premier en travail, j’avais à consentir à Lui offrir toute ma terre telle qu’elle était !

I. Comment repérer les grandes visitations et les articuler entre elles ?

Travail du discernement ; Entrer dans l’intelligence de ce qui s’est passé ( par ordre chronologique)

1. Ancrage et héritage familial

2. Rencontre d’une terre étrangère Algérie

3. Rencontre d’un grand pédagogue, un maitre Pierre Faure si pédagogie active

4. 1970 -73 Rencontre en terre du Zaïre, d’une Église vivante qui me donne le goût de faire l’Église, je passe deux ans comme missionnaire laïque.

5. Au retour 1973-1988 Engagement comme laïque en théologie Lyon – puis aumônier d’étudiants à Dijon et en lien étroit avec l’Abbaye de la Pierre qui Vire.

6. Entrée à la Xavière, congrégation apostolique :

 Dans le cadre de l’accompagnement, je suis appelée à devenir Formateur de formateurs, on me demande de faire les 30 jours … et là le Christ me rattrape …toute une relecture de vie qui n’est pas sans lien avec l’ensemble des engagements pris tout au long de mon parcours des indices : Cheftaine de louveteaux en Algérie pendant la guerre, je n’avais guère l’âge, mais la guerre oblige , puis missionnaire laïque au Zaïre , service d’Église comme permanente au diocèse de Dijon , non plus faire mais Le Suive LUI, le Christ  : c’est l’ entrée à la Xavière en octobre 1988, insertions apostoliques.

Actuellement en communauté avec 3 autres Xavières à la Rochelle en lien avec la Mission de la mer, engagée à l’Arche de Jean Vanier à Cognac et dans la formation des accompagnateurs spirituels de 3 diocèses et dans le dialogue islamo/chrétien ; nous sommes dans une cité, une mosquée tout près, en gros voilà le parcours de fond.

II. Je vais m’arrêter sur 4 rencontres significatives, 4 terres improbables :

Algérie, la pédagogie, le Zaïre, L’Arche

Pour chacune d’elle je regarderai ce que cela a produit

Je situe juste mon Ancrage familial, c’est ma ligne de fond qui parcourt tout le reste

Je suis d’une famille et d’une lignée de marins, grand père, père, frère, oncle. Tous au long court, dans les Messageries Maritimes. Cela marquera notre famille et ma vie.   De parents chrétiens, ouverts sur le grand large et ancrés, avec un équipage de 8 frères et sœurs. Notre port d’attache est Marseille. La famille sera amenée à se déplacer plusieurs fois.

Mon père sera fait prisonnier un an pour avoir refusé de naviguer sous pavillon anglais, son bateau fut réquisitionné.

Au retour d’Indochine, la famille s’agrandissant, lui malade, décide de quitter la marine et intègre le ministère de l’intérieur. Marseille, Montpellier, Lyon... puis discernement familial, (je m’en souviens encore!) très posé, mon père nous annonce qu’il va partir en Algérie, le pays est en guerre, on ne sait pas bien pour combien de temps et que ce sera compliqué… il nous explique le choix soit rester, soit le rejoindre… Tous prêts au départ, sans trop savoir ce que cela veut dire !

1. Rencontre d’une terre étrangère l’Algérie 1956 à 1962 -cela m’amène à   tirer des fils Islam, Tibhirine, la Mosquée de Mireuil

Cette rencontre marquera une étape décisive en moi, relue longtemps après et je verrai comment les choses se lient entre elles.

La première expérience : pour moi fut la rencontre avec l’Islam comme ado : mon père est nommé en Algérie pendant la guerre de 1956 à 62, ce fut la première approche de la différence entre les religions et la découverte du Dieu Unique. Nous interrogions à partir de nos critères de bons cathos : « mais pourquoi il y a autant de femmes qui font leur communion », sauf que ce sont des femmes voilées. Mon père nous dira : « ils prient le même Dieu mais différemment, (cf. Notre Dame d’Afrique »).

La Deuxième rencontre: 1996 la lecture du « Testament de Christian », je vis en communauté à Paris avec la sœur de Christian de Chergé, Ghislaine qui est Xavière au moment où nous apprenons l'enlèvement des frères … de son frère, puis leur mort. 1996. Et j’ai comme responsable au MCC (Mouvement chrétiens des cadres et dirigeants) Hubert de Chergé son frère.

1997 je prononce mes vœux définitifs à Sophia Antipolis, (technopole près de Nice) six mois avant c’est la mort d'une jeune Xavière Christine d’Hérouville, 30 ans assassinée au Tchad.

Le texte de mes vœux : « le Christ, premier né d’une multitude de frères » Rm8, je le reçois dans cette lignée-là.. Tous ces frères passés devant.

Troisième rencontre: nommée à Marseille, 1998 j'ai eu la grande joie de travailler à Institut des Sciences et Théologie des religions. Là j’ai reçu la mission de creuser avec d'autres les écrits des frères de Tibhirine, plus particulièrement, la vie et les textes de Christian de Chergé : « un homme a donné sa vie jusqu’au bout pour le sauver, lui menacé de mort, parce qu’il était ami d’un musulman ». Christian laissera résonner cet évènement toute sa vie de moine, découvrant le don jusqu’à l’extrême, la place de l’Eucharistie dans sa vie de prêtre et de moine.

Aujourd'hui je vis à Mireuil dans un quartier de la Rochelle, une cité, la rencontre de l'islam est simple, notre communauté habite à 5 minutes de la mosquée, je fais partie d’un groupe de partage, nous avons travaillé le livre de Christophe Roucou et de Tarek Oubrou « un prêtre, un iman », une fois chez les uns, une fois chez les autres. Et nous avons animé avec l’imam, un débat public au moment des attentats : une salle pleine ! (J’ai reçu en cadeau un tapis de prière).

J’ai eu la joie de retrouver Jacques et Majo Delage, de grands amis de Christian de Chergé. Jacques a été officier comme Christian en Algérie, tous très liés.

Ma vie sera jalonnée par ces rencontres imprévisibles qui ne m'ont pas laissé indifférente. Dans le contexte actuel de la France et plus largement, le goût de faire connaître des figures spirituelles qui peuvent nous aider à traverser la pluralité religieuse et culturelle.   Je fais partie de la Communion Tibhirine CT, un groupe initié avec Christian Salenson, qui met la rencontre de l’autre, différent, au cœur de nos vies et qui se nourrit de l’héritage des écrits des frères, de Pierre Claverie et tant d’autres, des mystiques musulmans. Nous nous retrouvons à l’Abbaye d’Aiguebelle deux fois par an.

J’ai animé une Retraite itinérante sur les Chemin de St Jacques en lien avec le parcours de Christian de Chergé. Nous avons été accueillis par Hubert de Chergé, son frère à ST Michel de Bannières, église où le Testament de Christian de Chergé est gravé dans le marbre et ce lieu est un lieu de Témoignage sur le Chemin de St Jacques.

J'ai eu la joie d'aller à Midelt il y a quelques mois, où j’ai rencontré la communauté des moines qui aujourd'hui n'est plus à Tibhirine mais à Midelt au Maroc ; là 7 frères vivent, dont le dernier survivant Fr Jean Pierre Schumacher.

Nous avons fait venir la pièce de théâtre « Pierre et Mohamed », texte de Pierre Claverie et Mohamed son jeune chauffeur. Je continue à la demande de faire connaître les écrits des frères : des figures spirituelles pour notre temps. Maintenant à Mireuil mosquée.

2. Autre rencontre marquante : la Formation pédagogique 1962-68

Première rencontre : l’école, je me suis terriblement ennuyée, l’impression du gavage d’oies … et en plus je ne retenais pas grand-chose ! A la sortie du bac j’ai cherché et trouvé une formation faite par un grand maître qui me marquera pour la suite de ma vie, le Père Pierre Faure, jésuite : un grand pédagogue, adaptant, je l’ai su après, la pédagogie ignatienne, à l’enseignement, (pédagogie active).

J’aurai mon CAP grâce à une enfant qui a tout bouleversé, l’inspection et leçon obligatoire ! tout se passe bien sauf que….j’ai donné la priorité à l’enfant, pas à l’inspecteur.

Je me formerai aux exercices spirituels grâce à trois étudiantes qui demandent à vivre une retraite !!! Je me forme au Chatelard à Lyon, puis Manrèse et Biviers ...

Je me passionne par cette manière d’adapter les exercices spirituels : partir du réel à évangéliser là où se trouvent les personnes, leurs questions, leur attrait, leur rythme de vie :   retraite en mer, ski de fond, exercices dans la vie.

Envoyée à Sophia Antipolis, (technopole près de Nice) une terre bien spéciale où se côtoie le monde entier, et là, comment aider des hommes et des femmes à trouver des ancrages dans une vie trépidante, inventer avec eux : rythme, modalité, et contenu : « retraite dans la vie » à Sophia Antipolis.

Invitée par des amis Expats à donner une retraite, à Singapour ; ils se posent la question : suis-je la somme de toutes les terres traversées, (Chine, Japon, Inde, Brésil…) qu’est ce qui fait ma propre identité ?

Aujourd’hui à la Rochelle j’anime des Week-end spirituels en mer avec le tout-venant. Mon skipper n’est pas croyant mais passionné par la proposition : lui, prend les métaphores marines : larguer les amarres, trouver son cap, ses amers, tirer un bord, choisir sa route !!! et je fais la même chose avec : Qu’est ce qui m’empêche d’avancer au large, quelles sont mes amarres ? Trouver un cap dans ma vie ?

3. Au Zaïre, 1970- 72 je suis partie comme missionnaire laïque.

  1. Envoyée par Service et Développement de Lyon, comme secrétaire de la conférence des évêques du Zaïre. Le cardinal Malula était mon patron. J’ai été bouleversée par tout le bouillonnement ecclésial, en pleine recherche de l’authenticité africaine. Une Église vivante, des célébrations en rite zaïrois, et surtout la place des laïcs engagés. Le cardinal m’a beaucoup marquée, refusant de pactiser avec Mobutu, mettant en danger sa vie…

Rentrée en France en 1973, je me suis inscrite à la faculté de théologie de Lyon. J’ai eu la chance de rencontrer des maîtres qui nous donnent à penser : Henri Denis, H. Bourgeois, Bruno Chenu, Ducocq, dans un après Vatican II, des profs qui nous ont fait confiance et nous ont poussés à nous former.

  1. Faire de la théologie, c’est aussi sortir du politiquement correct, j’ai été provoquée par un prof : sortir du langage convenu pour oser accoucher d’une parole de femme, compétente. Je fais partie de ceux et celles qui voulaient faire avancer la cause des ministères des laïcs !

Tout au long de mon parcours, j’ai été amenée à garder un pied dans la réflexion et un engagement sur le terrain. Suis-je vraiment théologienne, pas sûr, mais un théologien peut-il quitter son lieu d’expérimentation ?

Après Lyon pour des raisons familiales, je rejoins le diocèse de Dijon.

Mgr Decoutray, évêque du lieu, autre figure audacieuse, un petit diocèse, des années passionnantes, tout le monde y croit !

Mais lui, ne m’interroge pas tant sur mes diplômes tout fraîchement moulus, que sur mon avenir et l’aspect financier car moins bien payée : on est dans les débuts. Des prêtres, des aumôniers nationaux nous soutiennent : Pierre Bourdoncle, Jo Rival, Jean Yves Baziou…

Je suis nommée dans un premier temps à l’aumônerie du grand lycée de Dijon, je succède à une grande figure dijonnaise qui a passé plus de 30 ans comme aumônier, puis je suis nommée à l’aumônerie des étudiants. L’Abbaye de la Pierre qui vire nous sollicite pour préparer l’année st Benoit, ce fut des années très riches de travail en équipe. Des week-ends où on faisait le plein ! et non sans lien avec mon engagement religieux par la suite.

  1. Du Service d’Église à l’engagement pour la suite du Christ : arrêt sur image !

Mais voilà le service d’Église m’a amenée à me former comme formateur de formateurs pour les accompagnateurs, et dans le « package » il y avait une retraite de 30 jours pour travailler sa propre terre afin d’accompagner ensuite celle des autres. Relecture de vie, ancrage.

Une longue quête et suite d’engagements (cheftaine de louveteaux en Algérie, en plein guerre), relecture de vie, service d’Église ont précédé à un moment précis, ce « viens suis moi », ce « oui, pour suivre le Christ, pour LUI, toute affaire cessante : « avance au grand large, largue les amarres ». Je me souviens encore du lieu : tous les 10 jours, un jour de pose ; nous étions à Notre Dame de la Garde, à Marseille, trois retraitants, et je me vois face au grand large écoutant : « largue les amarres, avance au large » la mer m’a prise là, ou plutôt l’appel du Christ, un infini sans autre repères  que Lui. Ça ne s’explique pas trop sauf que tout était en gestation (famille chrétienne, le large, les engagements, les liens. Ça prend tout cela.)

Quand vous sortez de retraite, pour bagage : « Toi, suis-moi » avec quelques indices tout de même : une vie apostolique en plein monde, une couleur : la spiritualité ignatienne, mais vous êtes un peu les mains nues ! Alors allez- vous faire une étude de marché ? Non, ce fut plus simple, pour moi, une rencontre, j’étais invitée par une grande amie dans le midi à la Pourraque pour donner une retraite à des jeunes de terminale.

Comment se reconnaître d’une famille religieuse  au milieu de tant de congrégations ? En fait, on choisit en repérant les traits de ressemblance, les traits de famille que la congrégation porte et que je porte, et vice versa. On se choisit mutuellement comme terre d’alliance possible, les années de formation confirme ou pas le choix.

Je suis allée donner la retraite, sans savoir où j’allais, j’ai demandé comme exigence que nous soyons supervisés par quelqu’un, ce qui fut.

Quand j’ai vu ces femmes, des femmes normales, priantes et ouvertes, allant et venant avec des métiers divers, je me suis mise à lire la vie de la fondatrice une nuit. Là, je fus séduite par la figure de Claire Monestes : sa quête, sa ténacité, sa passion pour le Christ et sa vie de plein pied dans le monde, s’inscrivant dans les courants de la société de Marseille d’après-guerre, plein d’initiatives. Son audace m’attire, elle veut des femmes ancrées et de plein vent : « votre cloître : il est intérieur ».

Comment renaître quand on est déjà vieux ? La sagesse des amis de l’Arche me répondra le jour de mon anniversaire : « oh la la, t’es vieille, toi ! – puis se ravisant : tant que tu n’es pas morte soit vivante »

Postulat à St Etienne muraille de Chine, une barre de 2000 habitants toutes couleurs confondues, Noviciat Paris, premier vœux, envoyée en paroisse dans le 5ème, puis au MCC à Paris.

  1. Là, changement de propriétaire :

Ce qui a changé : j’ai un port d’attache et d’envoi, un changement de propriétaire, je ne décide plus toute seule mais en lien avec un corps apostolique, j’ai un port d’attache, une communauté où enraciner et partager et relire avec d’autres mon choix.

Ce qui est semblable : la vie en plein monde, le terrain missionnaire  Paris MCC / Sophia Antipolis MCC/Théologie sur le terrain, rejoindre les personnes dans leur quête spirituelle, envoi en mission à la diaconie du Var /Toulon amis de la rue, envoi à Marseille, St Ferréol. Faculté des sciences et théologie des religions.

Je perds mon frère commandant / célébration en mer avec Philippe Rigeaud ; à sa mort, fidèle à l’héritage familial, je rejoins la MDM, avec Arnaud de Boissieu à Port de Bouc, visite des bateaux. Puis à la Rochelle. 

La Xavière m’a ouvert d’autres possibles et d’autres terres d’ancrage que je n’aurais sans doute jamais rencontrées autrement.  

Une étape importante : l’engagement définitif :

« S’engager pour toujours, c’est s’engager dans l’ordinaire des jours dont je ne suis plus seul centre »

PS   Exercices pratique de discernements

Envoi en mission à Sophia Antipolis, Ma supérieure générale me dit : tu vas préparer tes vœux définitifs, il serait bon que tu changes de communauté, tu as des dons pour être à l’aise à Sophia avec ton expérience du MCC. Une technopole où les personnes sont en demande.

Je venais d’être envoyée en Mission au MCC, 3 ans tout juste, comme aumônier des jeunes professionnels de toute la région parisienne, ils étaient nombreux, c’était une première dans la vie du mouvement, (mouvement qui est né au départ que pour les hommes, puis les épouses). Les aumôniers étaient tous ou jésuites ou prêtres.

Donc je fais mes représentations : nous avons obtenu un contrat de travail, une équipe d’animation mise en place avec d’autres laïcs et jeunes. Les choses sont posées, je sens que je suis écoutée, ma générale me dit ok, on prend du temps pour réfléchir chacune, rdv dans un mois.

Un mois après je reviens : j’avais envisagé l’ensemble des raisons rester, partir ; le poids de la balance pèse plus d’un côté que de l’autre.

Mais une seule chose m’a poussée à dire oui à l’envoi à Sophia : ce qui tenait, me poussait : le désir de me préparer à vivre une vie apostolique ; tout le reste est tombé tout seul. (Je ne suis pas là pour faire plaisir à un jésuite aussi haut placé soit-il (ancien provincial, grande figure) et pour moi quelque part, je n’avais pas choisi la vie religieuse pour répondre aux honneurs d’être là).

Ma supérieure, elle avait fait le chemin inverse !! Rester à Paris et au MCC pour les jeunes ! Sensible à la dimension apostolique. Elle a confirmé mon choix final. Je suis partie à Sophia.

Je garde ce discernement comme une belle écoute commune de l’Esprit en travail dans le dialogue.

L’envoi en mission à la Rochelle fut plus rude, je venais de perdre un frère, le marin, une sœur et dans la foulée ma maman qui disait ce n’est pas dans la logique des choses de voir mourir ses enfants.

Et là changement de communauté, de mission, j’étais à plein temps à l’Institut des sciences et théologie des religions… il fallait renforcer la communauté de la Rochelle, elles n’étaient plus que deux, création d’une communauté à Hambourg, départ à la retraite d’une autre, changement d’orientation.

J’arrivai sur la Rochelle sans mission précise !! J’ai dû galérer pas mal. Mais je suis toujours vivante. Et j’ai creusé mon attachement au Christ.

  1. 4.Dernière rencontre significative ma présence à l’Arche et maintenant à la Rochelle ?

L’Arche de Jean Vanier a dû s’inscrire dans la durée et devenir beaucoup plus professionnelle face aux interfaces de l’administration sanitaire et des demandes de subventions, en oubliant peut-être au passage son ADN évangélique qui est sa Source d’inspiration.

En 2002, je suis interpellée par l’Arche pour accompagner une retraite internationale, retraite dans la vie qui regroupe des directeurs de différentes Arche dans le monde entier. Trois ans, tous les mois et demi, regroupés par petits groupes de 12. Passionnant, j’étais accompagnatrice et facilitateur extérieur.

Au bout des trois ans, un certain nombre de questions m’habitent entre autres le rapport de l’Arche à l’interreligieux et à la célébration. Je rencontre le responsable national France.

Suite à cela j’interpelle mon directeur Christian Salenson, directeur de l’ISTR,   pour aider l’Arche à un travail de refondation. Je poursuis la mise en œuvre à l’Arche à Marseille, Avignon, à l’Arche de la Vallée près de Valence.

Puis arrivée à la Rochelle, c’était moi qui demandais à vivre l’expérience de l’Arche de l’intérieur en participant à la vie d’un foyer… et d’une communauté de l’Arche de Cognac. Actuellement j’y vis deux jours par semaine, je suis chargée de la formation spirituelle et accompagnement des jeunes volontaires.

Une expérience d’une entreprise alternative, qui met la personne porteuse d’un handicap au cœur du dispositif. Une vie de foyer en petit groupe, avec de jeunes volontaires (eux aussi en projet de vie) des salariés qui ont fait le choix souvent de quitter l’entreprise et qui dirigent une ESAT ateliers protégés : travail du bois, Cognac, mise en bouteille, bouchon, espace vert, valorisation des acquis, célébration des personnes. Projet de l’Arche : mettre la personne au cœur de la société, partenaire avec d’autres, le plus possible.

Conclusion de cette relecture de vie :

Je pourrais dire que je suis née entre deux terres étrangères :

  • D’un côté l’Algérie qui marque mon lien avec la dimension interreligieuse
  • Et de l’autre le Zaïre qui a marqué mon goût pour la théologie et la vie en Église.
  • La pédagogie : c’est ce qui va sous-tendre une manière d’être au monde, une certaine manière d’exercer la rencontre de l’autre dans sa différence, de rejoindre la personne là où elle en est.
  • L’Arche une terre pour apprendre à vivre une société alternative, une manière d’être.

En conclusion

Homélie de Christian de Chergé, jeudi saint 1994.

« Voilà donner sa vie à Dieu à l’avance, sans condition, c’est ce que nous avons fait… du moins nous avons cru faire. Nous n’avons pas demandé alors ni pourquoi ni comment. Nous nous en remettions à Dieu de l’emploi de ce don, de sa destination, jour après jour, jusqu’à l’ultime…

Nous avons donné notre cœur en gros à Dieu et cela nous coûte qu’Il nous le prenne au détail.

Prendre un tablier comme Jésus cela peut être aussi grave et solennel que le don de sa vie, et vice versa ».

Nous avons en commun au moins une chose avec les bienheureux martyrs : la fragilité ! L’étape d’après consiste à croire que la fragilité, notre fragilité personnelle offerte au Christ est la matière première à partir de laquelle Dieu peut déployer en nous des trésors d’amour et paradoxalement de fécondité.

Marion Muller Collard

«  Il importe à chacun de trouver dans sa vie la Parole originelle qui le met au monde, l’appelle à être ce qu’il est, et lui permet de résister à tout ce qui pourrait le soustraire à sa profondeur humaine. « 

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Le discernement ! Je me dis : qu'est-ce qui est en jeu ?

La fraternité m’a fait rester, et rester pour chacun de vous, ici à La Pierre qui Vire.

Je ne vais pas raconter ma vie mais je vais essayer de voir plutôt comment cela a travaillé ma vie.

Je pars des frères de Tibhirine ; j’ai un petit faible pour eux. Vous comprenez pourquoi, c’est frère Luc le médecin, qui disait « Chaque jour est un livre de signes » ! « Chaque jour est un livre de signes », je suis partie de là.

J’aimerais entendre ou relire les signes qui nous arrivent, et je prendrai le titre de la rencontre. La rencontre sous toute ses formes a bousculé, transformé, épuré ma vie pour faire la femme que je suis aujourd’hui : religieuse, Xavière à La Rochelle.

Qu’est-ce qui a fait tout cela pour que j’en arrive à ce port d’attache qu'est La Rochelle. À vrai dire c’est plutôt un port d’envoi. Mon port d’attache, c’est la congrégation… Il y a un port d’attache et un port d’envoi, le port d’envoi c’est celui où on va en mission.

Je vais partir encore d’un texte des frères de Tibhirine ; ce travail a été difficile. Je suis arrivée ici il y a quatre jours pour essayer d’écrire ; ça n’allait pas puis c’est venu.

L’idée : nous portons en nous un secret. Il s’agit d’une homélie de Christian de Chergé pour La Visitation : deux femmes se rencontrent ; il dit « nous portons en nous un secret, c’est aussi le secret de Dieu, mais comment s’y prendre pour le dire, faut-il le dire ? Comment le dire ? »

J’ai un peu l’impression que c’était là le questionnement de toute ma vie, par rapport à la pédagogie, par rapport à la théologie, par rapport à plein de choses. Comment le dire ? Ce ne sont pas les pages de la théologie qui m’ont aidée ; c’est une question paumée et pour moi il n’y a pas de rencontre, de visitation, sans cette traversée humaine. Pour moi, il n'y a pas de vie spirituelle s’il n'y a pas cette traversée humaine qui porte tout cela, sans ces visitations, ces évènements qui viennent bousculer vos vies.

Chaque jour est un livre. Encore faut-il reconnaitre les signes, apprendre à les lire, à les interpréter sans se tromper. Hier Bruno Régent en parlait, tout n’est pas signe au même niveau. Ils sont fragiles, mais pour en faire un livre, il faut les mettre ensemble et les relier. Ça fait un peu l’histoire des Actes des Apôtres. Chacun de nous quand on range nos affaires, on voit bien qu’il y a des traces qui sont faites pour qu’on en arrive à tel point.

J’ai essayé de regarder ce qui s’articulait dans toutes ses rencontres !

Il y a d’abord l’héritage familial ; je passerai assez vite, mais en fait c’est ma ligne de flottaison, c’est cela qui m’a tenu toute ma vie : l’héritage familial chrétien, marin, je dirai cela sans plus de détails ; puis il y a eu la perception de l’impression d’être née entre deux terres étrangères.

En fait la famille a été envoyée en Algérie, quand on était petits. Il y a eu un changement familial : mon père, je le revois encore, il a arrêté la marine quand il a été fait prisonnier en Indochine refusant de naviguer sous pavillon anglais. Donc il a été bloqué pendant un an. Bref, quand il est revenu, il était malade, nous étions plusieurs frères et sœurs. Il a arrêté la navigation pour un poste au Ministère de l’Intérieur.

On a passé notre temps à bouger, à changer de vie. Il a été nommé en Algérie, et il nous dit, mais en en ayant parlé à maman avant : « C’est clair, voilà, je vais partir, je ne sais pas pour combien de temps, c’est un peu compliqué mais je vous propose, soit de rester en France, soit de venir avec moi ». On avait un peu la bougeotte, caractéristique de marins. On entendait les histoires de navigation ; on a dit "On part avec toi." On ne sait pas trop ce que ça voulait dire " Maman savait bien qu'il y avait la guerre. »

Nous sommes partis. Cette terre là m'a marquée

Il y a la terre mais il y a aussi l’école où je me suis cassée les pieds ; j’ai découvert la pédagogie active et ignacienne.

Puis il y a eu l’envoi en mission au Zaïre.

Quand je dis que deux terres étrangères m’ont marquée, c’est le Zaïre et l’Algérie.

Et puis après, me voilà dans le cadre de la formation des ignaciens. J’ai eu la joie, d’être formateur de formateurs. On m’a dit "il faut faire les 30 jours", Bien que cela ne soit pas obligé.

Quand on fait les 30 jours, on relit sa vie. J’avais déjà été à la Pierre-qui-Vire avec des étudiants.

On relit sa vie et je vois un peu l’ensemble des engagements que j’avais pris, en Algérie. Je n'avais pas l’âge mais j'étais cheftaine de louveteaux. On n'avait pas l’âge voulu, mais c’était permettre à des enfants pendant la guerre de se réunir, de ne pas rester dans l’angoisse de la guerre, on peut dire cela !

De retour en France après la pédagogie ignacienne, j'ai été envoyée au Zaïre deux ans. Tout cela vous marque ; "Pourquoi je faisais ça ?" Arrive le moment où "Je fais où je suis" ? C’était la question : "je fais où je suis." Je dirai pourquoi…

Je crois que ce qui marque dans les rencontres c’est la lignée des marins : un grand-père, un père, un frère, un oncle… ils étaient tous à la Messagerie Maritime et nous, on jouait avec les drapeaux à suivre leurs déplacements.

Cela a marqué ma vie ainsi que celle de la famille. Les parents étaient ouverts, au grand large. Mon père ne voyait pas trop la différence entre aller à Taizé, parce que c’était ouvert, et mettre les chaussettes blanches le dimanche au premier rang des fidèles. Maman c'était plutôt cela, mon père c’était pas du tout ça…

Je crois qu’on a tous pris un peu le large du côté du papa. J’avais un équipage de 8 frères et sœurs, ça marque aussi et le port d’attache de mon père était Marseille. Quand il arrivait, nous n’avions qu’une envie c’est de monter sur le bateau. Mon père a quitté la marine et après on est passé à Marseille, Montpellier, Lyon, en Algérie. Revenu en France, en refusant d’aller à Paris, il a eu un poste à Dijon.

Cette rencontre avec la terre étrangère d’Algérie, j'essaye d'en tirer les fils. La première expérience, a été de ramener à tout ce qu’on connaissait : on voyait les femmes voilées, et alors on disait : "Tiens il y a ici beaucoup de premières communiantes ici ». Le père disait : « Ils prient le même Dieu…. ». C'était important d’entendre là cette première initiation à l’islam.

Le deuxième temps, se passe en 1996. J’ai sauté des années, mais je tire des liens, il y a la lecture du testament de Christian. Ghislaine de Chergé est une des Xavières de ma communauté. Cela me marque, parce qu’il faut aussi accompagner sa famille, et puis Hubert de Chergé était mon patron au MCC, à Paris.

Du coup, tous ces fils-là m’interrogent beaucoup, d’autant plus que je suis à Sophia, et que je vais prononcer mes vœux en 1997. Entre temps, on perd une Xavière qui est assassinée au Tchad, une fille de 30 ans qui était médecin, assassinée par un musulman ; ce n’est pas le musulman que je mets en premier, c’est un gars qui n'était pas bien dans sa tête, et qui l'a tuée, mais ça a marqué.

Tous ces éléments m’ont amenée à travailler le fond de cette histoire.

J’avais pris lors de mes vœux « le Christ, premier né d’une multitude de frères ». Multitude de frères, je recevais de toute cette lignée d’hommes et de femmes, partis avant moi et qui m’ont marqué. Pourquoi m’ont-ils arquée ? J’ai appris à relire tout ça.

Je saute des étapes. J’arrive à Marseille, je suis à l’Institut des Sciences et Théologies et des Religions. Je suis à une faculté de théologie qui travaille le lien avec les autres religions. à Marseille, on est bien placé pour l’interreligieux, l’islam et compagnie. Du coup, je suis engagée dans l’Institut, au département de Spiritualité. Là on travaille les textes des moines, parce que tout le patrimoine qui était à Tihbirine avait été récupéré par l’abbaye d’Aiguebelle. Les frères d’Aiguebelle me disent : " vous avez comme spécialité de travailler l’interreligieux, on aimerait bien que vous travailliez avec nous ces textes-là".

C’est ainsi que j’ai été embarquée dans l’aventure.

C’est ainsi aussi que j’ai découvert, Christian. "Cet homme qui a donné sa vie pour que moi, pour que ma vie soit sauvée", c’est ce que dira Christian d’un ami musulman. Christian est inquiété quand il fait son service militaire en Algérie, parce qu’il est ami avec un musulman. Et on dit au musulman : « Tu dois choisir, ou c’est nous ou c’est lui ! » Et il dit : « Je ne peux pas choisir entre les amis » et on trouve le Mohammed en question, tué près de son puits. Christian passera toute sa vie de moine et de prêtre à redécouvrir le sens de cet homme qui a donné sa vie comme le Christ a donné sa vie. De ce fait, il va redécouvrir l’Eucharistie. Ce sont des choses qui m’ont profondément marquée dans le don de ma vie. Je vais dire les choses comme ça.

Aujourd’hui, je suis à Mireuil. Vous voyez les fils de l'interreligieux ; dans une cité à La Rochelle, je rencontre l’islam, on ne va pas rire, parce que les curés ne voulaient pas qu’il y ait des religieuses, sur la paroisse.

Donc, qu’est-ce que je fais ? Je vais taper à la porte de la mosquée, et au monsieur un peu étonné, de voir qu’une femme vienne taper à la porte, je dis : "on habite sur le même quartier ; moi j’aimerais bien qu’on puisse partager ensemble. » Je commence à raconter que j’ai vécu en Algérie… Le gars me dit "mais religieuse : vous n'êtes pas mariée", alors il attaque très vite : "vous n'êtes pas mariée, vous n'avez pas d’enfants, ce n’est pas possible pour nous !" - "Mais moi je ne suis pas musulmane, Je suis chrétienne". Donc on discute là-dessus, et au bout d’un moment il voit que je ne lâche pas le morceau et il me propose de faire un groupe de lecture avec d’autres. Il y avait donc deux femmes musulmanes, lui, un autre musulman et de mon côté le vicaire général, mais comment dire… sans dire du mal des autres… enfin bref, il était "plutôt dans le…. pontifiant que la rencontre réelle.

J’ai dit on prend un bouquin. Il y avait Christophe Roucou qui avec Tarek Obrou, avait écrit Un prêtre et un Iman. On se lance dans la lecture, c’était un peu un débat d’idées, mais pour moi ce n'était pas seulement un débat d'idées, il fallait qu’on parle de nos fois mutuelles.

Bon, on arrive à monter un grand rassemblement ; c’était chaud, c’était au moment de l’attaque du Bataclan, une salle pleine, pleine, pleine, musulmans et chrétiens. Il y avait Tarek, il y avait Christophe, et l’iman me dit : « Françoise, moi je vais prier ». Et moi intérieurement, je me dis : tu fais quoi ? Et je lui réponds : écoute, moi je vais prier avec toi. Il me dit : "où est-ce qu’il y a le Nord ?" Moi, déjà je ne savais pas trop où il était, on était dans un couloir, et il ouvre son tapis et se met à prier. Et moi je me mets derrière, je prie, « ah dis donc, faut pas que tu sortes… », la question bête, on a toujours des bonnes questions : « moi, je n’ai pas besoin d’un tapis ! » On ne dit pas ça à un musulman, quoi ! « Je te passe mon tapis » ; moi, je prie sur son tapis, et lui à côté et quand on se relève, et là j’en aurais pleuré, cet homme me regarde et me dit : « On a posé l’acte qui était le plus important c’est d’avoir prié, on ne sait pas ce qui va se passer… je te donne mon tapis ! » Et voilà qu’on repart dans la salle avec le tapis roulé…

Ce sont des choses qui me marqueront. Comprenez, ce ne sont pas des anecdotes. Alors tu n’auras pas honte de passer avec le tapis ?… Mais pas du tout ! Vous voulez que je cache le tapis devant les gens ? Mais non !… bref…

Je suis engagée donc à Mireuil.

On a fait d’autres choses ; je sais que vous avez fait venir « Pierre et Mohamed », ce n’est pas nous qui en avons pris l’initiative, c’est une femme musulmane qui l’a demandé. On a fait venir « Pierre et Mohamed », il faut que les musulmans se mouillent ! Moi, j’ai toujours vu « Pierre et Mohamed » avec des chrétiens. Mais cette femme c’est elle qui a présenté la soirée. C’était à Cognac devant une foule gens, et elle a dit : "bien, je crois qu’on a bien fait de travailler ensemble parce c’est chaud en France". La parole était à une femme et tout le monde a applaudi… Voilà, il y a des choses qui se passent, mais ce n'est pas tous les matins quand même !

Notre quartier est un quartier très mélangé, très mélangé… On vient de faire une fête des quartiers ; c’est ma supérieure locale comme on dit, une fille de 45 ans qui s’est débattue pour monter une association et faire que toute l'initiative soit au cœur de la fête du quartier. Nous, nous avons réuni les gens, c’est tout.

C’était remarquable : il y avait 1000 personnes. Ce qui est étonnant, c’est qu’il y a beaucoup de femmes voilées… Mais au moment de la danse, elles n’étaient plus tout à fait voilées et ces messieurs étaient bien au premier rang. C’est étonnant, ce sont des choses comme ça qu’on vit : à la fois, beaucoup de femmes voilées et quand il y a une danse orientale, les filles elles sont… c’est très sexy quoi ! C’est la danse du ventre ! C’est ça. C’est notre quartier.

J’ai dit que je m’étais cassée les pieds à l’école. Parce qu’il n'est pas possible d’ingurgiter par le haut comme ça tout le temps, j’ai cherché une pédagogie active et je suis tombée sur Pierre Faure qui est un grand pédagogue et qui a beaucoup travaillé tout ce qui est pédagogie active. Il est parti de Montessori, mais surtout il est parti des Exercices Spirituels. Cet homme m’a marqué à vie. Ce que j’ai appris là, je suis capable de le vivre avec le MCC (Mouvement des Cadres et Dirigeants Chrétiens), avec des patrons ; à Sophia c'était une association de patrons, avec des gars de la rue à Toulon, avec l’Arche maintenant. C’est une posture qui fait que tu pars d’abord des personnes et pas d’un contenu …

Donc la pédagogie active m’a amené à travailler les Exercices Spirituels ; mais voilà, il y a moyen de traverser les Exercices Spirituels en se mettant en face des gens.

Je suis fille de marin, je me suis dit si on prend la mer avec les gens, ça doit marcher. Ce n'est pas moi qui ai inventé le concept, mais ce concept n’était utilisé que pour les jeunes. Je me suis dit, "il n'y pas que les jeunes qui peuvent faire ça". Donc, je me suis plutôt adressée à des gens qui n’étaient pas forcément branchés "chrétien".

À La Rochelle j'ai fait ça avec un skipper. C’est un gars qui n’est pas croyant. On travaille à deux, on prend toutes les métaphores marines : larguer les amarres, prendre un cap, tout le bataclan… et on le fait à deux voix.

Donc le gars a joué le jeu, c’est vraiment technique, on fait la manœuvre et ensuite je prends le relais en disant : "mais en fait, qu’est-ce qui m’empêche aujourd’hui d’avancer au largue ? C’est ce qui me retient ? Qui fait que je ne peux pas… larguer les amarres… » On prend deux ou trois exemples comme ça, et puis après on dit : "c’est quoi prendre un cap ?" On sort encore les histoires de cartes, de compas. On fait le grand machin, parce que sinon ce n’est pas rigolo. Et puis on fait ce qu’on a fait avec Bruno hier : que ce passe t’il quand c’est la houle, quand le machin bouge ? D même comment je prends mes décisions ? Et je trouve que les gens rentrent vraiment dans la dimension spirituelle… Il y a des gens à la fin, qui me disent : "tu nous as fait une retraite !" - « Là, c’est ton problème, ce n’est pas le mien !"

Y a un temps de partage et les gens sont vrais. Voilà on peut inventer, on peut avoir les Exercices coincés, mais aussi les Exercices qui aident aussi à prendre la vie là où elle est.

Je suis arrivée à Sophia Antipolis, et c’est important… En fait entre temps je suis rentrée à la Xavière. Donc j’ai fait les trente jours… et dans le package, je relis ma vie ; je m’aperçois que je faisais plein de trucs en église…

Mais j’ai oublié de parler du Zaïre…

Le Zaïre, je suis partie parce qu'une copine me dit, "je suis malade, je dois rentrer mais j’aimerais que tu prennes le relais." C'est une grande amie, je lui fais confiance… La bougeotte, c’est ma vie donc je fais une formation avec « Service et développement » à Lyon. Le zaïrois qui me forme, me dit d'un ton assez solennel : « Si tu n’as pas du Tiers-monde en toi, reste chez toi ! » Ouh là là !!! En français dans le texte, ça voulait dire, « Si tu crois aller faire quelque chose pour les petits africains et tout ça, et que tu n’as pas découvert tes propres pauvretés en toi, tu es bien là où tu es, reste là … »

Donc j’ai dû travailler : "est-ce que j’avais du Tiers-monde en moi ? " Et du coup, ça a changé ma manière de partir. Je n’allais plus faire quelque chose, mais me laisser déplacer par le Zaïre.

Je suis tombée sur un truc assez facile, l’évêque du Zaïre était le cardinal Malula. C’était après Vatican II, au moment où l’église du Zaïre redécouvrait, découvrait tout court, l’africanisation, les rites des zaïrois… J’étais passionnée de voir comment cette église était vivante. Le prêtre ne passait pas tous les matins mais il y avait des Moukambi (?), les chefs de communautés... Quand je suis rentrée en France, après deux ans passés au Zaïre, j’étais incapable de reprendre le boulot d’institutrice ; j’ai trouvé ça passionnant, instit, mais je me suis dit non, en France, on consume, … on consomme…

Donc j’ai débarqué à Lyon en théologie, c'était après Vatican II. Il y avait beaucoup de mouvements, et les profs nous ont poussés à se former parce qu’on était dans les premiers en 1973 - 1974. Mes copains, c'était un architecte qui avait quitté son atelier pour faire théologie ; moi j’avais quitté un boulot, mais tout le monde disait : « on ne sait pas où on va avec vous ». Mais n’empêche qu’ils y allaient avec nous. Comme enseignants, j’ai eu Duport, Bourgeois, Henri Denis, des gens qui ont marqué, qui nous ont fait faire de la théologie, j’allais dire… à portée de mains, c’est-à-dire à partir de nos terrains. Ils nous ont fait travailler à partir des centres d’intérêt que l’on portait, je trouvais ça passionnant.

Après ça, j’étais aumônier à Dijon, envoyée à Dijon pour des raisons familiales : j’avais perdu mon père. A Dijon à la formation des formateurs, la FAMO, je découvre que finalement, j’avais toujours refusé la vie religieuse parce que les bonnes sœurs que je voyais, excusez-moi, ce n’est pas ce qui m’attirait. J’avais un peu regardé du côté de la Mission de France, il faut le dire, mais en fait, je ne voyais pas bien.

Moi, je n'avais pas envie de faire, j’avais envie d’être du Christ et après on verrait ! Il y avait le Christ, la pédagogie ignatienne. Je n’avais aucune idée où ça se jouait. L’accompagnateur des 30 jours me dit « j’ai accompagné une retraite de jeunes à la Pourraque ». Je ne savais pas ce que c’était la Pourraque ! L’autre me dit : « Non, non, il faut que tu ailles. » Un mois de retraite et quinze jours après je recommence !!!

En fait c’était les Xavières. Je débarque et demande une supervision au groupe, parce que quand on donne une retraite, on est supervisée. Là je découvre  des femmes normales, qui prient, qui chantent, qui vivent quoi ; dans la nuit j’ai lu la biographie de la fondatrice, cette femme passionnée du monde, du Christ, ignatienne, je me dis "Bon, ça devrait se faire". C’est comme ça que je suis rentrée dans ce groupe, moi qui n'avais aucune idée des Xavières, je ne connaissais pas, sauf par D. Nourrissat qui parlait tout le temps de ses copines, c’était elles, mais moi je ne savais pas ce que c’était. Quand j’ai dit au prêtre qui travaillait avec moi et qui allait régulièrement les voir, que je les rejoignais, il m’a dit : « Mais t’as mis un temps fou toi, à les découvrir ! »

Donc j’ai choisi, comme on choisit une vie…. une congrégation ? En fait on choisit avec des traits de famille qu’on porte et qu’on découvre chez l'autre et vice-versa ; moi, j'ai beau dire, je crois que ce sont des femmes vivantes, des femmes qui prient, mais elles peuvent me dire « Tu n'es pas faite pour nous ! »

Je vais donner une anecdote sans dire le nom, quand j'ai demandé à rentrer chez les Xavières, je n’avais pas 20 ans, j’en avais 40. J’aurais pu avoir 3 ou 4 maris. « ta parole, c’est bon… » mais elle me dit, il n’y a pas que nous, et elle m’a envoyée dans une autre congrégation ignacienne passer une semaine pour voir et là, la phrase qui m’a fait ne pas choisir, c’est : « Tu es faite pour nous ! » « Tu es faite pour nous ? » Elle était théologienne. Je ne suis pas allée. Et l’accompagnateur m’a aidée à voir clair ! Est-ce que je rentrais pour les honneurs ou est-ce que je rentrais pour le Christ encore une fois, bon, bref…

Après le Zaïre, c’est ça… j’en ai déjà parlé…

Qu’est ce qui a changé en étant Xavière ? Je ne sais pas si beaucoup de choses ont changé, mais ce qui a changé c’est que je ne décide plus toute seule.

Le fonds de commerce, c'est que j’ai un port d’attache et en même temps un port d’envoi, je ne suis plus propriétaire à bord complètement, mais jusqu’au bout je dois dire, jusqu’au bout j’ai le dernier mot… Donc j’ai vécu un super, super discernement.

J’ai été à Paris, je venais de faire mes premiers vœux et j’étais au MCC, Mouvement des Cadres et dirigeants Chrétiens. C’était la première fois que dans ce saint mouvement, il y avait une femme qui était en responsabilité. Il faut le faire quand même, un mouvement de cadres où les femmes sont venues après, parce qu’elles étaient mariées, mais la majorité des hommes était des jésuites ou des prêtres, et on me demande de prendre la responsabilité sur la région Paris, et aussi d’être aumônier des jeunes professionnels. On se bat pour avoir un contrat. Chez les Xavières Il y a toujours un contrat de travail avec une lettre de mission, mais j’entends « vu que t’es une religieuse, t’as pas besoin d’être payée… » Ben on dit "ben non,… non, non, non. Vous, vous êtes jésuites, vous êtes payés ? Alors nous aussi… » Donc, on se bat pour un contrat de travail et au bout de trois ans, on l’obtient.

La supérieure générale m’appelle pour me dire : « tu vas préparer tes vœux définitifs, ça serait bien que tu changes de communauté… » Ouille !!! mais je pense que je lui dois, aujourd’hui, le chemin de liberté que j’ai fait. Quand il y a quelque chose comme ça, on dit ce qu’on pense vraiment. Je lui ai dit "écoute, on s’est battue, toi la première, pour le contrat de travail, c’est la première fois qu’il y a un poste auprès des jeunes et ça marche bien ; il y a une équipe qui est montée, maintenant, préparer mes vœux définitifs, c’est sérieux, c’est tout". Et elle me dit : « Rendez-vous dans un mois ! »

Chacune fait son chemin. Elle entend mes questions et moi j’entends les siennes. Sauf que quand je reviens, je lui dis : « écoute, il n’y a qu’une chose qui me tienne, c’est que je suis en train de répondre à Henri Madelin, le grand patron, mais est-ce que c’est possible en préparant mes vœux ? Je pense que ma liberté de m’engager définitivement dans le corps apostolique me demande de partir, je suis prête à partir… » Et elle me répond : « moi, j’ai fait le chemin inverse. J’ai ressenti le poids de quitter un truc comme ça. Ce n'est pas juste, par rapport aux jeunes. »

Alors, on fait quoi ?

Elle a ajouté : « ce qu’on disait hier, ce n’est pas juste la somme des trucs, est-ce que j’étais libre à l’intimement de préparer mes vœux définitifs et de m’engager dans un corps apostolique. Il y a autant de pour et autant de contre. Elle de son côté avait vraiment entendu les enjeux, en disant y a des jeunes, c’est peut-être bête de…, je n’ai pas insisté, j’ai dit « je crois que mon appel passe par là ». Voilà : une écoute qui va jusqu’au bout. Ce n'est pas toujours comme ça…

Je prends une autre anecdote :

Je suis à Marseille depuis 6 ans, après Sophia Antipolis, en plein pot avec l'ISTR, contente. Mais dans la package, j’ai perdu un frère marin, une sœur, et ma maman. Après ces deux décès, elle n'en pouvait plus, elle est partie à 99 ans. Là-dessus on me demande de partir à la Rochelle parce là-bas elles ne sont plus que deux, parce qu’on a fondé à Hambourg, et qu’on a fondé à Aix… donc il en faut une troisième…

Alors là, après les deuils, un déracinement à mon âge, je ne suis pas toute jeune, ça ne marche pas ça ! Et on me dit : "eh bien tu y vas !" Et là, je crois que ça a été hyper-dur,

Qu’est ce qui fait que je ne suis pas morte ? Que je suis vivante ? Je pense qu’il y a une capacité de rebond, le truc est mal posé. J’avais beau dire non, je sentais que ça ne passait pas et il a fallu un moment pour transformer ça. J’avais l’impression qu’on faisait du bouche-trou, pour être clair. Il a fallu aller au fond : qu’est-ce que j’étais venue chercher à la suite du Christ ? Ce n'est pas maso ! Ça se fait dans la souffrance, dans le je ne sais pas quoi, mais j’ai découvert que je pouvais m’engager à la Mission de la Mer, j’ai découvert aussi que je pouvais aussi m’engager à l’Arche de Jean Vanier où on est dans la fragilité. C’est compliqué l’Arche !

Aujourd’hui j’ai découvert que ma joie est beaucoup plus profonde. J’ai fait un quatrième vœu, on va dire, le vœu de stabilité ; ce n’est pas un lieu, c’est moi à l‘intérieur. Alors maintenant, je peux être envoyée à n’importe quel lieu parce que je pense que ce n’est pas un lieu qui m’attache au Christ, sinon c’est grave ! Chaque fois que je vais changer de lieu, je vais être perdue, je ne saurais pas où je suis.

Qu’est-ce que j’ai dit quand même dans tout ça ? En fait, j’ai dit tout simplement comment en écoutant et en travaillant avec ma terre, et les rencontres des autres, cela m’a rendu vivante ! Je me cassais les pieds à l’école : je trouve quelque chose qui me plait…. Je vais au Zaïre, je n'étais pas très branchée catho, bien que d’une famille catho : je reviens du Zaïre, je m’embarque dans l’église car je trouvais ça passionnant ; donc les rencontres : l'Algérie… on était gamin, il y a le frère, la sœur, la Xavière qui meurent… Voilà, l’Islam aujourd’hui, ce ne sont pas des mots pour moi, c’est quelque chose… Comment la vie nous façonne et comment on arrive à lire ce qui s’y passe et même avancer à travers les choses difficiles.

J’oublie un truc très important quand même… Quand j’ai perdu mon frère… mon frère avait été interpellé par Jean-Philippe Rigaud pour venir à la Mission de la Mer ; en fait, c’est Jean-Philippe Rigaud qui l’a enterré et il n'est jamais allé à la Mission de la mer. Du coup, quand on l’a enterré en mer, j’ai pris la décision de prendre la suite de la famille, parce que je me disais : « si il n'y a personne, il faut bien que quelqu’un y aille », donc j’ai fait des visites de marins à Port-De Bouc avec Arnaud de Boissieu, et c’était mon plus beau cadeau ; on montait sur les bateaux, il y avait la messe sur les bateaux, on allait voir les gens, on buvait de la bière…! On est bichonné sur les bateaux ! Mais je me dis ce n’est pas fini, ça risque de bouger … On attend toujours où est-ce que ça peut bouger quelque part pour qu’il y ait de la vie !

Je termine juste par un texte ? Je ne m’en suis pas beaucoup servi, il est très beau ce texte, si vous ne savez pas quoi faire durant les vacances, ce n’est pas cher, l’Intranquillité heureuse, de Marion Muller-Colard. Cette femme est une intranquille et elle a trouvé un autre compagnon de route qui est aussi intranquille, c’est Jésus. Donc, je vais prendre un texte qui peut nous toucher tous.

Elle dit que le Christ a trouvé une parole qui l'a touchée « Tu es mon fils bien aimé » et cette parole qui va la tenir toute sa vie, parce que sur la croix, il va dire « tu es mon père bien aimé », pour moi il dit il n'y a plus rien, à son père bien aimé, il lui remet sa vie… Cette femme, elle est pasteur, elle dit : "moi je suis une intranquille, tout est intranquille, le monde est intranquille, mais j’ai appris que dans le fond de la mer, c’est tranquille, j’ai vérifié auprès de Philippe tout à l’heure, ça bouscule en haut… alors peut-être que ce sont des tsunamis… et que le fond de la mer est tranquille ; c’est ça qu’elle vient chercher en lui. Je me dis : " Il importe à chacun, à chacune de trouver dans sa vie sa Parole originelle qui le met au monde, l'appelle à être ce qu'il est, et lui permet de résister à tout ce qui pourrait le soustraire à sa profonde humanité." Moi, ça m’a touché beaucoup « ce qui peut me soustraire à ma profondeur d’humanité. »

Après elle dit : "l’intranquillité, on ne va pas aller plus loin. Voilà, Jésus c’est quelqu’un qui marche, qui n’en finit pas de marcher, on ne sait pas toujours où il va, on ne sait pas pourquoi il change de chemin, il prend de l’altitude, de la hauteur, il descend, il remonte, ce Fils de l’Homme et il ne sait pas où reposer sa tête." Voilà, c’est une belle lecture, de vacances.

En conclusion

Homélie de Christian de Chergé, Jeudi Saint 1994

« Voilà donner sa vie à Dieu à l’avance, sans condition, c’est ce que nous avons fait… du moins nous avons cru faire. Nous n’avons pas demandé alors ni pourquoi ni comment. Nous nous en remettions à Dieu de l’emploi de ce don, de sa destination, jour après jour, jusqu’à l’ultime.

Nous avons donné notre cœur en gros à Dieu et cela nous coûte qu’Il nous le prenne au détail.

Prendre un tablier comme Jésus cela peut être aussi grave et solennel que le don de sa vie, et vice versa ».