Intervention de Pierre Sollogoub engagé avec son épouse dans une paroisse et un mouvement de jeunesse orthodoxes.

Son épouse Elisabeth n’a pu venir compte tenu d’ennuis de santé.

 

 

Bonjour,

 

Mon intervention en relation avec votre thème, l’étranger, et moi, me pose la question : est-ce que je me sens étranger alors que je suis né français de parents français et que je suis allé à l’école de la république ?

Je vais tâcher de vous parler de mon vécu et de celui de mon épouse. Il est entendu que ce sont des expériences de vies personnelles à ne pas généraliser.

Toute ma famille, comme celle de mon épouse, sont russes. Nos grands-parents ont quitté leur pays, la Russie, à la suite de la révolution d’octobre 1917 que certains appellent la grande révolution et qui pour la Russie fut une grande catastrophe. Mes grands-parents paternels habitaient Saint-Pétersbourg où mon grand-père était banquier ; ils avaient un fils né en 1906 (mon père). Pendant la guerre civile, après la révolution, mon grand-père est envoyé dans le sud de la Russie, pour diriger les agences de sa banque dans la zone tenue par les Blancs.

 

Compte tenu de la dégradation de la situation, il part en 1919 avec son épouse et son fils à Constantinople, en bateau, et ensuite à Paris, en train. Là, il a créé une école de formation à la comptabilité pour les jeunes Russes émigrés. Mon père a alors 13 ans ; il poursuit ses études commencées en Russie en s’orientant vers la faculté de droit pour devenir avocat. Il les termine au moment de la Crise de 1929, avec une grande difficulté pour trouver du travail. Un poste lui est proposé dans une banque, il y travaillera jusqu’à sa retraite.

Du côté maternel, mon grand-père, Boris Zaïtsev était un écrivain connu dans le cadre du siècle d’Argent de la littérature russe (XXe siècle). En 1920, il présidait l’union des écrivains russes. Gravement malade, il a pu obtenir un visa pour se faire soigner en Allemagne à Berlin où il est parti en 1922 avec son épouse et sa fille, Nathalie, ma mère qui avait alors 10 ans. À cette époque, il y avait de nombreux émigrés russes à Berlin. Puis, ils sont arrivés en France en 1924. Écrivain russe en France, leur vie fut difficile comme pour beaucoup d’émigrés.

 

Pour ce qui concerne la famille de mon épouse, la situation fut différente et plus dramatique. Son grand-père paternel gérait un grand domaine agricole à proximité de l’Ukraine. Dans la continuité de son père, il avait une gestion intelligente et scientifique, entretenant des contacts avec l’Europe et l’institut Pasteur, en particulier. Il avait développé une agriculture et une industrie sucrières à partir de la betterave. Avec son frère et le mari de sa sœur, ils furent assassinés en 1918 dès le début de la révolution, dans leur domaine. L’armée blanche ayant repris temporairement cette région, sa grand-mère paternelle put partir avec ses 4 enfants à Constantinople en passant par Sébastopol.

 

Pour ce qui concerne, sa grand-mère maternelle, son mari ayant été sauvagement assassiné en 1918, elle est partie avec ses cinq enfants (deux garçons de 15 et 13 ans, la mère de ma femme qui en avait 6 et deux garçons plus jeunes, dont le dernier était encore un nourrisson), à pied, vers l’ouest à travers l’Ukraine. Leur mère envoyait les deux aînés quelques jours en avance pour trouver à manger, un lieu d’hébergement et éventuellement de petits travaux. Alors que le plus âgé arrive en Pologne, il trouve un travail comme coursier à la poste. Là, d’une façon miraculeuse, il aperçoit en poste restante, une lettre au nom de sa mère. Elle provenait de son beau-père (président du Conseil d’État avant la révolution) qui a fui vers la France et s’est retrouvé à Nice. Il avait appris l’assassinat de son fils et prévoyait que sa belle-fille essaierait de fuir vers l’ouest en traversant l’Ukraine.

 

Ainsi, il lui avait envoyé une lettre en poste restante à toutes les villes frontières en Pologne en donnant son adresse de Nice ; c’est ce qui les a sauvés. La mère de mon épouse a vécu avec son mari, prêtre orthodoxe à Biarritz, avec leurs douze enfants, mon épouse, Élisabeth étant la huitième. À Biarritz se trouvait une importante communauté d’émigrés russes, car c’était un endroit de villégiature prisé avant la révolution, où une église a été construite en 1890 ; c’est là que mon beau-père officiait. Compte tenu d’une diminution significative de la communauté, il a été nommé en 1960 dans une paroisse en région parisienne.

Voilà pour notre filiation, je vais maintenant évoquer quelques particularités qui nous concernent.

Ma langue maternelle est le russe que nous parlions en famille. Quand j’ai commencé l’école en France, je ne connaissais pas (ou mal) la langue française. Par ailleurs, nous sommes de religion orthodoxe et baptisés au sein de cette Église. Je reviendrai plus tard sur la spécificité de cette Église et du rôle important qu’elle a joué pour nous.

Nous allions tous les jeudis après-midi à l’école russe. Je n’aimais pas beaucoup cela ; pour y aller, je traversais le Champ de Mars où je rencontrais mes camarades du quartier en train de s’amuser, alors que je portais mon cartable. Toutefois cette école m’a permis d’approfondir ma connaissance de la langue russe (lecture et écriture), de l’histoire de la Russie et de sa littérature. Il y avait aussi des cours d’instruction religieuse. Ce fut très important pour moi d’approfondir ce qui constituait – je l’ai pleinement compris plus tard – mes racines.

 

Tous ceux qui ont quitté la Russie, ont été déchus de leur nationalité par le pouvoir soviétique. Ils étaient apatrides. Ce mot et ce statut ont été créés à cette occasion. Mes parents seront naturalisés en 1947 et mes beaux-parents en 1960.

Est-ce que nous nous sommes sentis gênés ou discriminés en tant que famille d’émigrés, globalement non. Mais il y a eu quelques épisodes dont mes parents se souvenaient avec émotion. Je vous donne quelques exemples :

Mon père lorsqu'il était étudiant à la faculté de droit, à la fin des années 1920, se faisait traiter d’étranger (sale métèque) par des étudiants, en particulier, d’Action Française. À la déclaration de la guerre en 1939, la France a mobilisé tous les hommes sans faire de distinction entre les Français et les émigrés. Ainsi, mon père est parti à la guerre. Par contre, alors qu’il était au front, lorsque ma mère est allée demander à la mairie de son arrondissement des masques à gaz, comme demandé par les autorités, il lui a été répondu que n’étant pas française, elle n’y avait pas droit. En ce qui me concerne, lors de l’insurrection de Budapest en 1956, j’avais huit ans et un de mes camarades avait regardé ces événements à la télévision. En arrivant le matin à l’école, il m’attendait pour m’invectiver : « Tu as vu ce que vous faites aux Hongrois, c’est terrible ». Ce jour-là, j’ai eu du mal à lui expliquer que les émigrés russes n’y étaient pour rien et qu’ils étaient les premiers à s’en émouvoir.

 

Un autre exemple concerne les épreuves du baccalauréat. Au lycée nous ne faisions pas de russe, mais il était possible de le présenter en 1re langue à l’examen, en épreuve écrite (thème et version). Avec la plupart de mes camarades issus de l’émigration qui parlaient russe, nous présentions cette épreuve. Nous nous retrouvions tous, à la Maison des Examens, rue de l’Abbé de l’Épée, dans le 5e arrondissement ; on était simplement heureux de se retrouver ensemble ! Ceux qui avaient à passer l’oral de rattrapage, se faisaient souvent noter sévèrement par les examinateurs qui très souvent étaient communistes et n’aimaient pas ces russes blancs.

 

Ils leurs disaient qu’ils n’avaient pas de mérite à bien connaître le russe et qu’en conséquence, ils leurs retiraient trois points. Un de mes camarades a répondu à l’examinateur : « Dans ces conditions, je vous demande de m’ajouter trois points à l’épreuve de français ! »

Une autre particularité de notre situation d’émigrés russes, à la différence d’autres émigrés, était que nous ne pouvions pas retourner en Russie où nos parents et grand-parents avaient vécu et où, parfois, restaient des membres de nos familles. C’était interdit par les soviétiques et impensable. Les contacts épistolaires étaient rarissimes. Ma grand-mère avait quatre sœurs restées en Russie dont elle n’avait aucune nouvelle, ce qui lui a toujours pesé. L’obtention d’un visa était pratiquement impossible ; mon beau-frère à la fin des années 1960 voulait passer un an dans une université à Moscou ; cette demande lui a été refusée.

Toutefois, très rarement, quelques lettres nous parvenaient. C’était à chaque fois un événement pour toute la communauté.

 

Adolescent, j’étais à la recherche de mes racines, certains jours je me sentais russe et d’autres, français ; il n’était pas toujours facile de se construire.

Pendant les vacances, mes camarades d’école partaient chez leurs grands-parents ou chez des oncles et tantes, dans leur maison familiale à laquelle ils étaient souvent très attachés. Nous n’avions aucun lieu d’attache et ceci a été un élément de « déracinement » pour moi. Comme précité, nous ne pouvions aller aux endroits de vie de nos parents ; nous n’avions que la transmission de souvenirs, lorsque ce n’était pas trop douloureux émotionnellement de les évoquer. Nous allions rendre visite à mes grands-parents maternels à Boulogne-Billancourt dans un endroit que mon grand-père cataloguait comme le plus moche de Boulogne. Toutefois, j’aimais bien m’y rendre.

 

Je suis allé pour la première fois en Russie, lors d’un voyage de fin d’études en 1970 ; j’ai pu rencontrer des membres de ma famille. Ensuite au moment de la Perestroïka en 1988, nous avons pu y retourner avec mon frère et nos épouses. Ce fut un moment très fort et inoubliable de rencontrer la famille restée en Russie, avec laquelle nous avions l’impression de ne nous être jamais quittés.

 

Mon grand-père, écrivain, était interdit de publication en Russie, comme la plupart des écrivains émigrés. Au début de la Perestroïka, en 1986/87, il a commencé à être publié et est reçu avec intérêt ; ce qui nous a conduit à retourner en Russie pour témoigner de sa vie. Par ailleurs, son épouse avait rédigé quotidiennement un journal que nous avons découvert tardivement. Celui-ci a été publié sous le titre Véra, épouse de Boris, il y a deux mois, et nous sommes allés à sa présentation dans un musée à Moscou. C’était très émouvant de constater l’intérêt des Russes pour une histoire que le régime soviétique avait occulté pendant plus de 70 ans ; il existe une envie forte, de leur part, de se réapproprier cette histoire volée. C’est un long et tortueux processus de convalescence.

 

Maintenant, permettez-moi d’aborder le sujet de l’Église orthodoxe qui est un ancrage fondamental de notre vie. Nous avons été baptisés au sein de cette Église et nous y sommes engagés. Il convient de noter qu’en France, elle est ultra minoritaire. Il existait, avant la révolution, quelques églises orthodoxes, en particulier, la cathédrale Saint Alexandre Nevsky, construite avant la révolution, dans la seconde moitié du XIXe siècle, rue Daru, pour l’ambassade de Russie.

 

Dans les années 1919-1920, de terribles persécutions religieuses ont débuté ; elles continueront sous Staline et après. Compte tenu de cette situation, le patriarche de Moscou et l’évêque de Saint-Pétersbourg ont missionné Monseigneur Euloge, nommé à Paris, pour recevoir le flot d’émigrés et pour construire l’Église en Europe occidentale. Ils comprenaient qu’en Russie des temps très difficiles s’annonçaient et que Mgr Euloge devra se « débrouiller » par lui-même sans contact avec l’Église mère. Il eut pour mission de prendre soin de ce troupeau et d’organiser la vie ecclésiale ; c’est ce qu’il a fait avec foi et intelligence.

L’Église, assemblée des fidèles, était un lieu de rencontre et de ressourcement pour les émigrés qui se rassemblaient en foule, le dimanche, rue Daru. Mgr Euloge, homme providentiel, a compris le besoin de créer des paroisses ; en région parisienne, une vingtaine de paroisses fut créée dans des locaux divers (garages, manufactures..) et près d’une centaine dans toute la France et certainement encore plus en Europe occidentale. Ces nouvelles implantations ont permis d’organiser une vie paroissiale avec des assemblées de fidèles tournées vers l’Eucharistie.

 

Une autre particularité de cette émigration a été l’arrivée de nombreux intellectuels, chassés par le régime totalitaire. En plus de ceux qui partirent d’eux-mêmes, en 1922, Lénine expulsa par bateaux, les « bateaux des philosophes », plusieurs centaines d’intellectuels, considérés comme opposants au pouvoir bolchevique. Parmi eux se trouvaient des écrivains, des intellectuels, des scientifiques et des théologiens. Cette concentration de savoirs a conduit Mgr Euloge à fonder, en 1924, l’Institut de théologie Saint Serge à l’emplacement d’une église luthérienne allemande construite en 1850. Jusqu’à aujourd’hui, cet institut est un lieu d’une très grande richesse pour l’enseignement et la formation théologique des orthodoxes d’Europe occidentale. Compte tenu des circonstances, il y eut, dès le début, une collaboration de professeurs et de théologiens de renom.

Par exemple le Père Serge Boulgakov, ce grand théologien du XXe siècle, a été un moment en Russie, professeur d’économie, marxiste, et a retrouvé la Foi au tout début du siècle. Il est devenu le doyen de l’Institut Saint Serge et est connu comme auteur de nombreux ouvrages qui font date. Ce fut le développement d’une théologie connue sous le nom d’École de Paris, exempte de tout pouvoir politique et d’une grande liberté. Tous nos clercs et responsables de l’Église ont été formés dans cet Institut. Ce bouillonnement intellectuel et spirituel a nourri toute l’émigration.

Ces théologiens ont établi très tôt des liens étroits et fraternels avec les théologiens catholiques et protestants, qui ont conduit à un dialogue œcuménique fructueux. Depuis la fin des années 40, une Semaine liturgique annuelle est organisée à l’Institut Saint-Serge ; elle réunit des théologiens orthodoxes, catholiques et protestants. Ces réunions continuent jusqu’à présent, la prochaine se tenant dans quelques jours.

 

Je voudrais évoquer quelques difficultés liées à la célébration des offices qui selon la tradition de l’Église russe sont en slavon d’église. Cette langue a une ressemblance avec le russe sans vraiment l’être, ce qui est un piège, il y a beaucoup de « faux-amis ». Les fidèles n’ont que l’impression de comprendre la parole dite en cette langue, lors du déroulement de l’office. Nous avons mené un combat pour célébrer en français, car c’était le seul moyen de transmettre à nos jeunes la Foi. À la suite de Mgr Euloge, nos évêques nous ont fait confiance et, dans notre paroisse à Meudon, depuis 32 ans la célébration est entièrement en français.

 

Nous nous sommes beaucoup engagés au sein d’un mouvement de jeunes dans le cadre de l’Action chrétienne des étudiants russes (ACER-MJO). Il est issu des cercles des étudiants chrétiens créés en Russie avant la révolution, vers les années 1910. Il a continué en émigration en lien avec le bouillonnement intellectuel autour de l’Institut Saint Serge. Chaque année, il organise un camp de jeunes en montagne pendant l’été. Ce camp est un lieu où nous approfondissions notre foi et notre culture, un peu comme la grande maison familiale que nous n’avions pas. Nous avions besoin de ce lieu de ressourcement et nous nous y retrouvions avec joie entre jeunes, moniteurs et responsables. Maintenant, ce sont nos enfants et petits-enfants qui continuent ce travail.

 

En conclusion, je ressens que l’émigration russe a été bien accueillie au sein de la société française. Je crois que les racines chrétiennes que nous partageons, ont favorisé cet accueil : « J’étais un étranger, et vous m’avez accueilli ; j’avais faim, et vous m’avez donné à manger... » – Mathieu 25, 31-46.

En sortant, vous aurez peut-être l’impression, qu’ayant parlé de mes racines, je suis Russe. Non, je me sens profondément Français, enrichi par ma filiation, et en assumant mes deux cultures russe et française. J’aime beaucoup Pouchkine, mais j’aime tout autant Victor Hugo, Baudelaire, Péguy pour ne citer qu’eux.

J’aime le pays dans lequel je suis né et dans lequel je vis en famille, dans lequel je travaille et dans lequel je témoigne. Cela ne m’empêche pas d’aimer retourner en Russie et de m’y sentir aussi « chez moi ».

 

Je voudrais encore citer l’épître de saint Paul aux Galates : « Il n’y a plus ni Juif ni Grec ; il n’y a plus ni esclave ni homme libre ; il n’y a plus ni homme ni femme : car vous n’êtes tous qu’une personne dans le Christ Jésus ». Et aussi : « Quand un émigré viendra s’installer chez toi, dans votre pays, vous ne l’exploiterez pas ; cet émigré installé chez vous, vous le traiterez comme un indigène, comme l’un de vous ; tu l’aimeras comme toi-même ; car vous-mêmes avez été des émigrés dans le pays d’Égypte. C’est moi, le SEIGNEUR, votre Dieu ».

Merci pour votre attention.

Pierre Sollogoub

LPQV, 26 juin 2016

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