« L’ÉTRANGER ET MOI ».

Réflexions, témoignage

 

Christophe Roucou est prêtre de la Mission de France. Il a été fait chevalier de l’Ordre national du Mérite en 2016. Bernard Caseneuve a dit à cette occasion : « La République n’a rien à craindre des religions ».

 

 

Introduction

 

Merci pour votre invitation qui me permet de revenir à La Pierre qui Vire où j’ai eu l’occasion de venir pour des sessions du séminaire de la Mission de France d’abord comme séminariste dans les années 70, puis comme responsable du séminaire au début des années 90.

De par mon appartenance à la MDF, j’ai entendu souvent parler de votre association par Jean Volot que j’ai bien connu, bien avant qu’il ne rentre ici, puis par ma sœur Sophie et Rémi Bruant, son mari, qui en sont membres depuis plusieurs années.

Depuis janvier, je fais me premiers pas à Marseille où la Mission de France m’a envoyé, après avoir été les neuf années précédentes, prêtre responsable des relations entre l’Église catholique et les musulmans en France, comme directeur du Service pour les relations avec l’islam, SRI, de 2006 à 2015. Ce service s’appelle maintenant Service (national) pour les relations avec les musulmans (SRNM). Ce changement d’appellation est significatif : le dialogue interreligieux n’est pas la rencontre de systèmes religieux, il est la rencontre et l’échange entre des personnes, des hommes et des femmes croyants. Nous ne rencontrons pas l’islam au coin de la rue, nous rencontrons des musulmans et des musulmanes.

Concrètement, j’habite au presbytère Ste Marthe, dans les quartiers nord de Marseille, avec un autre prêtre de la MDF, Vincent Clossais qui travaille comme assistant de vie auprès de personnes malades, âgées et souvent isolées dans les nombreuses cités. Il y découvre une pauvreté et une précarité incomparables avec ce qu’il avait connu à Grenoble où il était responsable de maisons relais pour des adultes SDF.

Ma mission est d’abord à l’Institut catholique de la Méditerranée, ICM, où je suis détaché à plein temps : le cœur de cet institut est l’ISTR, Institut de science et théologie des religions. Son objet est de servir la compréhension, la rencontre et le dialogue entre les croyants qui vivent sur la rive nord de la Méditerranée en relation avec les autres rives, servir aussi la rencontre entre l’Église et cette ville multiculturelle et pluri-religieuse, sans oublier les personnes agnostiques ou athées.

Concrètement cela passe par des cours en relation avec l’islam, ou l’an prochain un cours sur la théologie de la mission, l’animation d’un séminaire sur « Humanismes et religions »  avec 6 jeunes chercheurs : turc, égyptien, tunisien, marocain, allemand et roumaine ! ... et, depuis hier, membre du conseil de direction de l’ICM pour une période d’un an entre deux directeurs !

J’ajoute l’accompagnement, depuis 7 ans, de volontaires en Égypte avec la DCC, Délégation catholique à la coopération.

 

1 Étranger en Égypte

 

Vous avez intitulé votre réflexion « L’étranger et moi », mais mon expérience fondatrice d’une certaine manière est d’abord d’avoir été étranger en Égypte. Mon expérience est d’avoir vécu 9 années en Égypte lors de deux séjours, dans les années 80 puis dans les années 90, comme enseignant de français à la faculté de pédagogie de l’université du Canal de Suez, chargé de former de futurs enseignants de français.

Au-delà de l’Égypte où les choses se sont jouées concrètement pour moi, l’envoi par la Mission de France était un envoi dans « le monde arabo-musulman », à la suite d’une présence de prêtres de la MDF et de femmes d’équipes féminines de la MDF, dites « équipes d’Ivry », qui sont arrivés pour vivre en Algérie en 1949 et en Tunisie en 1954. Ce n’est pas d’abord un pays qui était choisi, mais un univers culturel et religieux, le monde arabophone et la tradition religieuse musulmane.

Cela supposait de commencer par un apprentissage avant de s’y immerger : deux années à plein temps à Rome (au PISAI) pour commencer l’apprentissage de la langue arabe moderne et des études d’islamologie. Cela s’est continué, la première année au Caire, par l’apprentissage du dialectal égyptien qui représentait comme une deuxième langue à apprendre, mais qui met en contact avec tous.

 

Apprendre la langue de l’autre pour communiquer avec lui.

 

Il faut du temps pour apprendre une autre langue, les erreurs que vous faites vous sautent en pleine figure ! Combien de fois faut-il demander la prononciation d’un mot et malgré les répétitions on n’y arrive pas !

Quand nous nous mettons à apprendre et parler la langue de l’autre, alors nous voyons bien qu’un lexique ou un dictionnaire ne suffisent pas, car chaque langue véhicule une compréhension du monde, des rapports entre féminin et masculin, par exemple. Ainsi, dans la langue arabe, la lune est masculine et le soleil est féminin. C’est un beau compliment de dire à quelqu’un, femme ou homme : « Enta ou enti qamar » c’est-à-dire « Tu es [beau comme] la lune » … vous voyez le résultat si un français dit cela à l’un de ses copains. Ou encore l’un des plus beaux compliments que vous puissiez faire à une personne que vous appréciez : « Enta ‘Assel », mot à mot « Tu es de miel », vous voyez les malentendus possibles ! Alors que pour nous, Français, dire de quelqu’un qu’il est mielleux, c’est tout sauf un compliment…

La langue donc et le langage, et avec le langage souvent une autre compréhension du monde, des relations, de Dieu !

En même temps, le langage est ce qui permet la communication, de ne pas rester complètement étranger, même si on le reste toujours d’une certaine manière. Les autres vous le rappellent en passant d’une expression à l’autre, « Tu parles arabe parfaitement » ou « mieux que nous » à « tu parles un arabe « cassé » ». Cela vous oblige à l’humilité ! Cf. M. de Certeau parlant du missionnaire : « Plus il est proche d’eux, plus apparaît entre eux et lui, l’invisible frontière qu’il croyait avoir franchie en traversant les mers ».

 

Quid de l’inculturation ?

 

Il est important de quitter notre suffisance occidentale et d’accorder de la valeur à la langue et la culture de l’autre.

Paul écrivait qu’il se faisait juif avec les juifs, grecs avec les grecs : il avait l’avantage d’une double culture, par certains côtés. L’ambition des premiers prêtres de la Mission de France comme de beaucoup de missionnaires était la même : des séminaristes Mdf à Lisieux (à la fin des années 40) avaient entendu un évêque missionnaire oblat expliquer qu’il s’était « plat côté de chiens » avec les « plats côtés de chiens », nom d’une tribu du grand nord canadien où il vivait !

Mais en même temps, au bout de quatre années de vie en Égypte, nous nous disions que nous ne deviendrions jamais Égyptiens, même si nous devenions de plus en plus proches et amis.

Le rapport au temps, n’est pas le même suivant les cultures. Vous en avez peut-être déjà fait l’expérience ici même où nous vivons un pluralisme culturel. Un exemple parmi d’autres qui peut conduire à des malentendus énormes : demain, « boukra », en égyptien, c’est à partir du lendemain jusque… sans limites !

En Égypte, j’étais un étranger, mais je n’étais pas un immigré. D’ailleurs, il est significatif que deux termes différents soient utilisés pour désigner deux catégories bien différentes d’étrangers : immigrés, souvent des personnes qui n’ont pas fait un choix volontaire de quitter leur pays pour venir vivre et travailler chez les autres et «expatriés » : des étrangers souvent avec une fonction et un niveau de vie élevés, voire plus élevés que dans leur pays d’origine. D’ailleurs du point de vue sémantique, pour « immigré » la polarité est le pays d’arrivée, pour « expatrié » c’est le pays de départ. Un exemple vécu qui fait jouer à la fois l’étranger et l’hospitalité : en 1984, enseignant le français à la première génération de jeunes Égyptiens de la zone du canal qui allaient à l’université alors que leurs parents étaient paysans, ouvriers ou petits employés, je suis invité chez l’un des étudiants, à la campagne. Je me rends chez lui et j’entends ses parents me dire : « Nous ne pensions pas notre maison digne de recevoir un étranger ».

 

2 La rencontre de l’autre fait devenir autre, ou « l’altérité altère »

 

2.1 Quelles sont les conditions pour la rencontre ?

 

Accepter le temps nécessaire à l’apprivoisement : outre le temps mis pour la langue (cf. plus haut). C’est exactement comme dans Le Petit Prince d’A. de Saint Exupéry lorsque le renard explique au petit prince qu’il faut du temps pour cet apprivoisement.

Entrer dans une attitude humaine et spirituelle, avec les caractéristiques suivantes :

Accepter de se laisser dépayser n’est pas évident, accepter de laisser de côté pour un moment ses grilles de lectures habituelles pour se laisser déplacer et avoir ainsi une chance de rencontrer l’autre. Ce n’est pas facile de perdre ses repères dans l’espace et dans le temps !

Il y a tellement de schémas qui nous habitent de part et d’autre. Je voudrais vous donner un exemple. La première année où j’enseignais à Suez, en octobre 1984, à la fin d’un de mes premiers cours, une étudiante, Faouzia, demande à me parler et à me poser quelques questions : « Monsieur, croyez-vous en Dieu ? » - « Oui ».

« Est-ce que vous priez ? » - « Oui »

« Comment priez-vous ? » - « Chaque matin, en allant en microbus à la fac, je récite en arabe le cantique de Zacharie, cantique de la Bible qui ouvre ainsi ma journée ».

Étonnement de Faouzia.

« Pourquoi êtes-vous étonnée ? » - « Je ne pensais pas qu’un homme occidental pouvait être croyant en Dieu et prier »

« Mais alors pour vous, qu’est-ce qu’un homme occidental ? » - « C’est un homme qui boit du whisky, utilise des armes à feu et change souvent de femmes ».

À mon tour d’être étonné ! Mais Faouzia n’avait jamais rencontré un occidental ; elle ne connaissait comme étrangères que des sœurs qui, dans le quartier, soignaient ses parents. C’est la première fois qu’elle parlait à un européen. La seule image qu’elle avait de nous lui venait des séries télévisées américaines diffusées chaque jour à la télé égyptienne !

Cela m’a servi de leçon : souvent nous ne connaissons de l’autre que des caricatures ou des images toutes faites, entre autres reçues via les médias.

Rien ne remplace la rencontre et l’échange direct !

Dans les rapports entre personnes :« Incha Allah » : En Égypte, un Égyptien ne dira jamais un non clair à un occidental. C’est à vous de comprendre que le silence ou le « incha Allah » signifie un refus, sans tout de suite traduire, comme je l’ai souvent entendu, par « c’est du mensonge », « ils ne sont pas vrais ».

Le rapport hommes / femmes :Les codes de la pudeur de la salutation ne sont pas les mêmes. J’ai fait l’expérience qu’un célibataire qui vit « en pleine ville » (à la différence des moines dans leur monastère, au désert) c’est étrange et peut être dangereux pour les femmes du voisinage.

De même le rapport privé/public.

Comme nous y invite Dennis Gira dans un excellent livre, Le dialogue à la portée de tous, ou presque (Bayard) : ne pas chercher chez l’autre ce qui existe chez nous, ne pas chercher le même, mais accepter l’altérité.

 

Sur le plan intellectuel

Prendre acte de la complexité du monde dans lequel nous vivons : complexité géopolitique, l’hyper connexion et le manque d’outils ou l’absence des mêmes références pour décrypter les images ou les messages reçus de loin. Prenons l’exemple des « caricatures » au sujet de Mohammed : à quelques minutes près, la même image est diffusée en France et sur des réseaux sociaux au Pakistan, au Nigeria ou en Malaisie. Mais tous n’ont pas les mêmes outils pour les décrypter, d’où les réactions que vous connaissez. Je ne les justifie pas, mais essaye de comprendre le mécanisme qui a provoqué ces réactions. Nous vivons tous en 2016, mais nos mentalités, représentations sont d’époques différentes, d’où les malentendus.

 

Droits de l’homme et liberté de conscience et de parole

En Europe, et particulièrement en France, nous y tenons et nous avons raison. Des peuples se battent pour obtenir ces libertés et ces droits, mais nous ne pouvons pas venir chez l’autre comme celui qui sait, qui a la solution pour ses problèmes. Il y a parfois une suffisance des Occidentaux qui est terrible et contre-productive. De plus, un volontaire ou un « expatrié » (tiens on ne dit pas un émigré pour raisons économiques !) ne sont que de passage.

 

Conjuguer la liberté et le respect.

*Les grâces de l’hospitalité et de l’amitié

En Égypte, nous nous considérions comme des hôtes, selon la belle expression arabe « l’hôte est dans la main de l’hôte », « ed-deif fi yed ed-deif » : mot à mot, celui qui est reçu est dans la main de celui qui reçoit. Personnellement, c’est comme cela que j’ai vécu mes 9 années en Égypte : j’étais un invité avec les atouts et les limites.

Je disais à une centaine de jeunes en masters de relations internationales, lors d’une Master class à Marseille, en janvier dernier : « J’aurais tendance à vous dire, dans un autre pays, une autre société mettez vos compétences au service de vos hôtes ; soyez vous-mêmes en sachant que ce sont les autres qui sont au pilotage ».

Ahmed Hamza, un jeune étudiant de Suez, hospitalisé au Caire à la suite d’un accident.Je cite le récit que vous faites de cette amitié.Un jour que je lui rendais visite, il m’a confié : « Tu sais, Christophe, le fait que tu sois chrétien et français et moi musulman et égyptien n’est pas important. L’important est que nous soyons frères devant Dieu ». Cette phrase est gravée en moi. À l’époque, je ne parlais pas encore du dialogue, mais j’ai perçu le signe que l’Esprit de Dieu habite aussi des hommes qui sont d’une autre tradition que la mienne[1].

Une amitié et une fraternité qui traversent des frontières sont possibles. C’est la grâce que nous avons vécue en Égypte. D’ailleurs, pour éviter les ambiguïtés qui seraient venues si nous avions traduit « Mission de France » en arabe (nous aurions été assimilés à une section de l’ambassade de France !). Jean-Marie Ploux avait choisi l’expression « Frères du chemin », expression coranique pour dire à ceux qui nous demandaient le sens de notre présence en Égypte. Dieu nous demande d’être frères de ceux qu’il met sur notre chemin.

* L’expérience de la présence et l’action de l’Esprit Saint :

En Égypte, « j’ai découvert l’Esprit Saint » ! C’est-à-dire des hommes et des femmes qui vivent les attitudes auxquelles Jésus nous invite, attitudes qui sont signes que le « Royaume est là au milieu de vous ».

Cf. Moustapha, le gardien, et l’homme errant («  Jean-Baptiste »)

Cf. Aïcha, la maman de Zeynab.

 

2.2 Parmi les conséquences…

 

* Une autre théologie

Chargé d’enseigner la théologie de la mission, je ne pouvais pas ne pas tenir compte de ce que j’ai vécu en Égypte : le regard sur la religion qui peut produire le meilleur et le pire, des clefs pour repérer des malentendus qui ont pour origine les différences de cultures, de représentations, même si nous vivons tous en 2016 et utilisons les mêmes technologies (des étapes sont sautées au sud !)

J’ai donc eu la chance par deux fois de faire l’aller et retour entre la France et l’Égypte, entre un pays et une société très sécularisés, en plein dans la modernité, et un pays et une société marquée par la tradition et par la religion, que l’on soit chrétien-copte ou musulman.

En théologie :

- L’unicité de Dieu [« Comment chrétiens et musulmans parlent-ils de Dieu ? », Commission doctrinale évêques de France, 2008],

- La tradition chrétienne, tradition de l’Incarnation ; le Christ centre de notre foi, doctrinalement et pratiquement ; cf. Paul : « Nous prêchons un Messie crucifié, scandale pour les juifs, folie pour les païens». 1Co 1, 22-23

* Une expérience qui résonne avec ces mots de Michel de Certeau :

« Le dialogue, occasion de l’épreuve, appel à la conversion, est le lieu de la révélation : on découvre Dieu dans la rencontre qu’il suscite. (…) Un dialogue ne s’explique pas, sinon par l’action de l’Esprit qui ouvre le cœur et la main. »[2]

Le défi est donc celui-ci : comment rester soi-même (identité) et attendre quelque chose de l’autre personne, pays, culture, tradition religieuse (altérité).

 

3 Quelques réflexions à propos des relations entre chrétiens et musulmans.

 

* On rencontre des musulmans, pas l’islam.

* Nous croyons les uns et les autres en un seul Dieu. Allah c’est Dieu en langue arabe ; c’est ce mot que l’on utilise, que l’on soit chrétien ou musulman.

* Les chrétiens ne sont pas d’abord des gens du Livre, mais des disciples de Jésus le Christ.

* Rencontre et dialogue, pas l’un sans l’autre.

* Pas d’autre voie que le dialogue : « On peut se contenter de se croiser, de se côtoyer. Mais quelle relation voulons-nous vivre ? Mon souci est de ne pas rester à la tolérance, mais de passer de la tolérance au respect et de la coexistence à la rencontre. Le dialogue n’est pas un moyen, mais une attitude intellectuelle et spirituelle »[3].

* Un islam en crise, des musulmans en débat.

* Le rapport à l’histoire : Les blessures de l’histoire : dans la relation Algérie/France par exemple, ou la colonisation.

* La particularité de la laïcité française, nous (en tout cas moi) y tenons, mais nous ne pouvons pas l’imposer aux autres. Vous savez comme moi que ce mot est intraduisible dans beaucoup de langues, y compris européennes. Un exemple : en langue arabe, on traduit souvent le mot laïc par «‘almani », mais cela signifie athée. Pourtant, beaucoup de musulmans tiennent à la laïcité, en comparaison de ce qu’ils connaissent des sociétés à majorité musulmane.

* Les défis des musulmans en France : vivre en situation de minorité et dans un État laïc, en l’absence de cadres intellectuels musulmans.

* Entre nous, dépasser les peurs les uns des autres.

* « La question musulmane » en France n’est pas d’abord religieuse, elle est aussi sociale, culturelle, politique.

* Trois défis à relever ensemble : citoyen, intellectuel, spirituel.

 

Conclusion

 

- Du point de vue de la pensée : non pas relativisme, mais penser en relation à… l’autre, sa culture, ses conceptions.

- Plus d’ordre spirituel : nous ne trouvons notre altérité que dans la rencontre de l’autre, conjuguer identité et altérité.

- Se laisser altérer c’est-à-dire toucher par l’autre ; devenir autre, mais pas devenir l’autre.

L’enjeu pour moi, comme croyant et comme citoyen, est de développer, sans oublier les deux autres, le troisième mot de la devise de la république : la fraternité. Aucune loi ne peut la décréter, c’est de notre responsabilité, à chacun et ensemble, comme citoyen et, pour les croyants, à cause de leur foi en Dieu.

Christophe Roucou



[1] Le prêtre et l’imam, Tareq Oubrou et Christophe Roucou, Bayard, 2013, p. 28.

[2] Michel de Certeau, sj (1925-1986) « La conversion du missionnaire », Christus, n° 40, oct 1963, pp. 514-533

[3] Ibid. pages 28-29

 

 

 

 

 

QUESTIONS 


- Christophe nous a beaucoup parlé de son expérience d’étranger en Égypte, il ne nous a pas beaucoup parlé de son expérience au SRI (Service pour les relations avec l’islam), que retient-il de son expérience des dialogues avec la communauté musulmane en France, de l’évolution qu’on peut en attendre avec effectivement la laïcité à la française. Comment Christophe voit-il l’évolution actuelle ?

 

- Quelle réciprocité nécessite le dialogue ? Et quand on n’est pas sûr que l’autre veuille bien dialoguer aussi ?

 

- Est-ce que le dialogue est la seule et unique clé pour résoudre les conflits ?

 

- Comment expliquer que les musulmans nous voient, nous les européens, comme de plus en plus « sans religion » ? (C’est la sécularisation de la société française ? Oui, c’est ça)

 

- Christophe nous a dit que l’Islam était en crise, peut-il développer. Vis-à-vis des couples mixtes, quel est votre ressenti ?

 

- Concernant le défi sur la fraternité et la capacité à témoigner d’une dimension spirituelle, comment dans une dimension spirituelle pourrait-on témoigner ensemble ?

 

- Il faut reconnaître que pour de « bons » chrétiens, ou de vieux chrétiens comme nous, il est difficile de faire confiance à l’autre, quelle forme de courage t’a-t-il fallu pour aller au devant de l’autre. S’agit-il d’une simple obéissance du fait que tu sois prêtre de la Mission de France ?

 

- As-tu eu à justifier ta position de célibataire dans un monde où l’on sait que c’est une forme de vie pas très bien admise.


RÉPONSES


Je vais peut-être partir des questions plus personnelles. À propos du premier carrefour, j’ai plus parlé de mon expérience en Égypte, car en y réfléchissant, dans le rapport à l’étranger, dans les neuf années que j’ai passées au SRI (Service pour les relations avec l’islam), j’avais du mal à penser que j’étais en relation avec des étrangers ici, même si les parents ou les grands parents étaient d’origine étrangère ; c’est quelque chose qu’on a peut-être du mal à admette, que les 2/3 des musulmans vivant en France sont de nationalité française, et le mot « musulman » est souvent associé à arabe, à émigré, aujourd’hui un peu à terroriste, et du coup avec les questions je vais être amené à en parler.

Question du célibat

De fait, un célibataire est un intrus, en Orient, en tout cas en Égypte, c’est quelque chose qui semble bizarre y compris aux chrétiens égyptiens. Ou bien vous êtes curé de paroisse, vous habitez avec votre femme et vos enfants à la paroisse, ou bien vous êtes moine, et vous vivez dans le désert ; mais le genre de vie que nous représentions, c’est-à-dire quelqu’un qui est religieux c’est compréhensible, prêtre c’est curé dans une paroisse, chef d’une communauté, et religieux, quelqu’un qui a consacré sa vie à Dieu, mais moine, c’est au monastère ; qu’est-ce que c’est que cet homme célibataire qui n’est ni en famille avec sa paroisse, ni au monastère et ça c’est un peu étrange.

 

Je l’ai bien perçu au début, je le disais en souriant, mais pour eux un célibataire est quelqu’un d’étrange et d’un peu dangereux, on ne peut pas le laisser avec nos femmes, qu’elles soient chrétiennes ou musulmanes. Il y a quand même une unité du monde méditerranéen, un machisme méditerranéen, qu’on soit Italien, Égyptien, Turc ou du sud de la France ; ça ne résout pas toutes les questions, mais le rapport homme/femme peut être marqué par la religion, mais il est aussi marqué par cette culture méditerranéenne ; et par exemple lorsqu’on entre dans une famille, tels que sont les appartements en Égypte, vous avez le salon tout de suite, vous êtes un étranger et vous venez pour la première fois ; on vous fait rentrer au salon puis souvent vous êtes dans une pièce tout seul, vous entendez qu’il y a du bruit dans la maison, et ça chez les chrétiens comme chez les musulmans.

Justifier la position de célibataire, oui, en même temps…

 

Je me rappelle une des dernières années où le ramadan devait être au mois de juin ; j’étais invité presque tout les soirs, et j’ai été invité dans une famille qui avait deux enfants dans l’école où j’étais directeur pédagogique ; et le grand père pose la question disant « Monsieur Roucou ou plutôt Monsieur Christophe, car on est appelé par son prénom, pourquoi il est célibataire, pourquoi il n’est pas marié ? » ; et avant que je réponde, la maman répond « Il est religieux ». Et donc je rentrais dans une case, même si effectivement, y compris pour des chrétiens orthodoxes, un moine on sait ce que c’est, mais dans le désert. Quand je parlais en évoquant le mot moine, la différence de représentation, de culture, j’ai entendu des jeunes égyptiens chrétiens me dire, si j’étais un vrai chrétien je serais moine.

L’idéal monastique, quand même le premier moine dans la chrétienté c’est Antoine (né vers 250), c’était un Égyptien, son monastère existe toujours et j’ai eu la chance d’y accompagner Jean de Miribel (doyen des missionnaires en Chine, mort à 96 ans en octobre 2015 à Xi’an) qui est décédé l’année dernière. J’accompagne ce vieil homme qui ressemble à Teilhard de Chardin, il rentre dans le monastère, et il fait la gaffe qu’il ne faut pas faire, le moine qui nous accompagnait s’appelait Hilarion, et en disant au-revoir, il dit « Vous êtes bien catholique ? » ; Hilarion a pris ça avec le sourire et il a dit « Non, nous sommes des coptes orthodoxes ». Mais si je raconte cet épisode, c’est que l’année suivante j’accompagne un autre prêtre de la Mission de France, un chercheur scientifique, je demande à voir le moine Hilarion et sa première question est « Que devient ton frère qui est en Chine ? ». Vu d’Égypte, il n’avait pas vu beaucoup de gens qui vivaient en Chine, mais cette mémoire…

 

Tout jeune chrétien égyptien, a en gros un père spirituel qui est dans un monastère et qu’il va voir, pas chaque semaine ou chaque mois, mais une fois de temps en temps ; père spirituel au sens fort du terme, de spiritualité, c’est aussi lui qui dira s’il faut jeûner ou ne pas jeûner, c’est un directeur spirituel au sens sulpicien du terme.

Voilà pour ce qui est du célibat, ensuite quand on connaît la personne, bien sûr on respecte, mais ce n’est pas en soi un signe… et pour un musulman on a coutume de dire « Le mariage c’est la moitié de la religion », on est là, on a la moitié en moins…

 

Faire confiance à l’autre.

 

Pour de « bons » ou « vieux » chrétiens, comment faire confiance à l’autre ? L’obéissance à l’évêque, non ; l’obéissance à l’évêque, à la Mission de France ? On pratique l’obéissance, en tout cas un certain nombre d’entre nous, certains pratiquent leur propre obéissance à eux… Le 1er mai 1979, avant mon ordination diaconale, Jean-Marie Ploux, supérieur du séminaire était chargé de la part de Francis Corenwender (un des secrétaires généraux) de me poser la question « Es-tu prêt à vivre en pays arabe ? », ce n’était absolument pas ce que j’envisageais, j’étais prof, tel qu’on réfléchissait à la Mission de France, j’envisageais d’être prof en lycée professionnel ou quelque chose comme ça.

 

Ma seule expérience, qui était très intéressante, avec Nicolas et François Porcher, on était descendu en stop derrière Tamanrasset ; c’était une belle expérience, on est monté à pied à l’Assekrem, c’est des jeunes femmes en 2CV qui portaient nos sacs à dos, nous on portait nos gourdes, et on a connu une expérience que je crois on rencontre rarement ; en pleine nuit, on dormait à la belle, on est réveillé par des gouttes d’eau, on est au mois d’août, il a fallu se réfugier dans un bâtiment en construction parce qu’il pleuvait vraiment ; le lendemain on va se balader dans la ville, on va manger un bifteck de chameau, on revient à l’endroit où l’on avait dormi, il y avait un fleuve qui coulait. Des gamins de neuf ans n’avaient jamais vu ça, tout le monde était le long du fleuve et le surlendemain, c’était passé.

Donc, la confiance en l’autre, non ce n’est pas par obéissance à l’évêque ; si j’ai répondu oui, c’était à cause de ce que vivaient nos frères en Algérie ; et puis les évêques à l’époque, il y avait une bonne équipe d’évêques pour l’Algérie, actuellement il en manque deux, qui disaient « Nous ne vivons pas toute la mission d’Église, mais au Maghreb nous sommes des témoins de l’amour gratuit de Dieu pour tous, et c’est ça que nous apportons comme contribution à l’Église universelle » ; moi j’ai trouvé ça intéressant, et je me suis dit, je ne vivrais pas toute ma mission, j’envisageais d’être prêtre, je respecte beaucoup la vocation des Petits Frères de Jésus, mais moi je ne me sentais pas cette vocation, contrairement à quelqu’un comme Jean-Marie Lassauce (prêtre d’Alger, de la Mission de France, ingénieur agronome, qui vient deux fois par semaine au monastère de Tibbhirine, célébrer la messe et assister les jardiniers) dont j’étais proche…

 

Donc quel sens ça a d’être prêtre au milieu de gens qui, à vue humaine, ne deviendront jamais chrétiens.

Et en plus, en Égypte, il n’y a pas besoin de prêtre catholique de la mission de France ; mais la manière dont on a vécu notre mission là-bas, sans prétention, était de dire il y a le bloc copte, il y a le bloc musulman, et comme on est des étrangers, on peut être en relation avec les uns et les autres, et si l’on peut être des ponts, des passerelles, une image de Jean-Paul II que François aime reprendre, voilà.

 

Non, je n’ai pas eu du mal à faire confiance, je suis plutôt choqué quand dans un certain nombre de rencontres, car cela a fait partie de mon boulot pendant les neuf ans au SRI de faire des soirées, des conférences, j’entendais des chrétiens me dire « Mais quand même en Islam ta Foi c’est la crainte de Dieu, ta prière c’est, diront les gens, le droit de mentir à quelqu’un qui n’est pas musulman, donc tous les musulmans vous mentent quand ils vous parlent ».

Ce concept est un concept juridique qui existe chez les chiites en cas de persécution, mais on voit des livres écrits par des chrétiens disant, puisque les musulmans ont la taqiya (droit de mentir), on ne leur fait plus confiance ; moi je ne peux que témoigner d’avoir des amis musulmans, cela ne veut pas dire que tous les musulmans sont mes amis, mais la confiance était réciproque. Je parlerai de quelque chose qu’on a vécue en famille ces derniers mois. On a une nièce qui a été victime d’un grave accident, qui a été un moment dans le coma, Domitille ; je peux citer des noms Tareq Obrou (imam de Bordeaux) qui est un ami, Azzedine Gaci (recteur de la mosquée de Villeurbanne), un ami, ont dit, et je crois que c’est très sincère, on prie pour elle, on prie pour votre famille, elle est présente dans notre prière.

 

Là aussi beaucoup de musulmans vous diront que seuls les musulmans seront sauvés, ça se disait dans notre tradition chrétienne, hors de l’Église point de salut, même s’il faut le replacer dans son contexte etc. Moi j’ai des gens qui comptent en moi, et disent oui. Alors cela reste présent dans la théologie de base d’un musulman, en même temps dans des relations humaines, tel va dire ton papa est décédé, ta maman est décédée, « Que Dieu l’accueille ! » et ce n’est pas simplement une formule de politesse.

Donc je crois que la confiance est possible ; peut-être une des choses qui a été difficile, dans mes neuf ans au SRI, je me suis tu ; on dit que c’est une position politique, peut-être, mais j’ai eu beaucoup plus de mal dans des relations de personne à personne avec des gens qui sont d’abord des politiques ; moi je me situais comme religieux.

 

Pour prendre un exemple d’une personnalité connue, Monsieur Dalil Boubakeur (ancien recteur de la mosquée de Paris, directeur de l’Institut musulman de la mosquée de Paris), qu’est-ce-ce que vous voulez, c’est un politique qui a été mis là par des politiques pour faire de la politique, et d’ailleurs une majorité de musulmans ne lui font pas confiance, c’est clair. Il est recteur de l’Institut de la mosquée de Paris, sa foi le regarde lui et le bon Dieu, je ne peux pas donner d’opinion personnelle, mais je peux dire quelque chose d’objectif : un jour, j’ai accompagné à la prière un jeune imam de N’Djamena à la grande mosquée, une délégation tchadienne était venue dans le cadre d’un échange par le CCFD ; on monte les marches et je vois la personne qui le prend en charge, et je me suis dit, de retour au pays il dira j’ai rencontré l’imam de la mosquée de Paris, et est-ce que l’imam de là-bas aurait salué Monsieur le recteur ?… Et la réponse que j’ai eue en direct, et là c’est objectif, « Mon père, Monsieur le recteur n’est jamais là le vendredi », vous allez dans une église et l’on vous dit « Monsieur le curé n’est jamais là le dimanche… » J’ai eu confirmation après par d’autres dignitaires musulmans, oui Dalil, il fait la prière les deux jours de la fête, la fête de la fin du Ramadan et la grande fête.

 

Mon expérience au SRI. Beaucoup d’initiatives à Marseille ou ailleurs.

 

Qu’est-ce que je retiens des neuf ans au SRI ? En passant la main à Vincent Féroldi, mon successeur, je lui ai dit qu’il connaîtrait sans doute des situations plus difficiles ; moi-même j’en ai connu de plus difficiles que mon prédécesseur, Jean-Marie Gaudeul, Père Blanc, auquel j’ai succédé en septembre 2006.

J’aurais tendance à dire, il y a aussi plus d’initiatives sur le terrain, de rencontres de chrétiens avec des musulmans. Par exemple, on a vécu à Marseille, un après-midi du mois de mai, un pique-nique rencontre chrétiens-musulmans à l’initiative d’un groupe de femmes chrétiennes et musulmanes ; ce groupe avait un an d’existence et s’était créé après une conférence sur la miséricorde, avec Jean-Marc Aaveline (évêque auxiliaire de Marseille), Abdessalem Souiki (imam dans les quartiers nord de Marseille, fondateur de l’association « La plume des savoir »), ce petit groupe est parti, soutenu par des prêtres, moi j’y ai participé. J’y ai été, on ne savait pas combien de gens viendraient, on n’avait pas fait une grande publicité et pourtant il y a eu 120 adultes et 80 enfants et ados dans le parc d’une grande maison, c’était très sympa ; ce qui m’a étonné aussi, c’était porté dans leurs prières ; le groupe se réunissait pour préparer de manière très concrète, on prenait un temps de prière, et là au pique-nique, en arrivant pour mettre tout en place, on a commencé par un temps de silence, nous avons chanté le Notre Père, eux ont dit leur prière, et à la fin de la journée, une fois les poubelles ramassées il y a eu aussi cette dimension de prière.

 

En même temps, les femmes avaient eu un objectif plus ambitieux, en disant on fait un pique-nique pas loin de cathédrale de la Major, maintenant il y a le Mucem et une grande esplanade, du coup les gens viendront, ils verront que chrétiens et musulmans peuvent vivre quelque chose ensemble, et puis si on faisait part à plusieurs écoles de nos démarches… et alors là les imams on dit tout de suite non, à Marseille, il y a le Front National, il ne faut pas provoquer. Un imam est venu, je ne connais pas encore assez Marseille, mais ils sont très prudents je dirais ; du côté des curés il y en a eu plusieurs, du côté des évêques ils n’ont pas trop de courage, comme certains prêtres, mais ce n’est pas qu’ici.

 

Ce que je retiens c’est qu’il y a des initiatives qu’on a du mal à faire connaître, mais qui existent ; comme ce qui a été lancé il y a un an à l’initiative de Gérard Testard, ancien président de Fondacio (mouvement international qui a pour but l’humanisation des personnes et de la société dans l’esprit de l’Évangile). Il a lancé les rencontres « ensemble avec Marie », initiative qui existe au Liban (Ensemble autour de Marie, Notre Dame), et on voulait un temps spirituel et convivial. Mgr Dubosc (évêque du diocèse d'Évry Corbeil-Essonnes) a dit j’ai une basilique qui est dédiée à Marie à Longpont dans l’Essonne, donc je suis d’accord, parce que ceux qui avaient lancé le mouvement au Liban voyaient tout de suite un musulman, Mohamed Modukoukari, Notre-Dame ou le Sacré Cœur. Moi j’avais dit si vous voulez cela, nous on n’est plus maître de rien ; à Notre-Dame vous aurez 800 cathos et 10 musulmans, est-ce que c’est ça qu’on cherche ?

Donc ça a eu lieu ; cette année il y a eu dans l’Essonne une conférence à Créteil avec un concert à Notre-Dame du Liban, puis, et c’était intéressant, il a fallu aussi expliquer à nos amis libanais qu’on ne re-dupliquait pas ce qu’ils faisaient au Liban. Au Liban, c’est « Ensemble, autour de Marie ». Et dans une réunion de préparation, décréter les musulmans ensemble, les musulmans ont dit « On est gênés, on est ensemble autour de Dieu », et on a changé pour la France en disant « Ensemble avec Marie », avec Marie, mais vers Dieu.

 

Et je trouve bien que ça se poursuive ; là il y a eu aussi une question de confiance ; c’est pour l’anecdote, mais Gérard Testard voulait mettre beaucoup de personnalités dans le groupe, mon rôle était plutôt d’essayer d’avoir le pied sur le frein et de dire on fait les choses ensemble, chrétiens et musulmans, les deux objectifs qu’on a ensemble, convivial et spirituel, on le tient ; parce qu’il y avait quelqu’un qui disait moi je peux vous trouver de l’argent de telle ou telle ambassade pour ça ; exprès j’ai mis les pieds dans le plat en disant, ni de l’ambassade de Suède ni d’une autre ambassade, c’était réglé. Des gens qui vont mettre quelques milliers d’euros dans une manifestation, ils voudront aussi être présents sur les affiches, ce n’est pas ça l’objectif, et ce que j’ai trouvé extraordinaire, c’était un jour où il ne faisait pas très beau, ça a commencé par un pique-nique ; puis moi je ne connais pas les imams du coin et je vois quelqu’un, c’est toujours un cliché qu’on a, je vois un monsieur barbu qui arrive avec sa femme qui portait un voile et ses enfants, et je commence à lui dire « Vous êtes peut-être l’imam du coin ? » - « Non, non, moi j’habite Longpont, on vient de vivre quatre ans à Alger et ma femme qui est là a travaillé à Caritas Alger ».

 

Des liens qui se font, plus d’initiatives qu’on ne le croit ; une des difficultés c’est comment faire passer le dialogue des responsables à la base.

À Marseille, il y a eu aussi une initiative très intéressante ; cela fait quatre ans qu’à l’initiative de Colette Hamza, Xavière (au conseil de direction de l’Institut catholique de la Méditerranée), et Abdessalem Souiki, il y a des rencontres imam - prêtre. Moi j’aurais rêvé que ça se passe dans d’autres villes, et là pour reprendre le thème de la confiance, il y a une vraie confiance ; ça fait deux ans maintenant, ils ont des partages quelque fois très profonds sur la prière, pour chacun d’entre eux, donc ce n’est pas uniquement confronter nos théologies.

Et du coup à l’ISTR de Marseille (Institut de sciences et théologie des religions), maintenant je me fais le défenseur de cette cause, ils ont fait un cours l’an dernier, il y aura de nouveau cette année un cours à deux voix ; ils prennent un thème, l’argent, point de vue musulman, point de vue chrétien ; il y aura ce cours à deux voix et même ce qui se fait déjà à la catho de Paris et à l’ISTR, la proposition d’un commentaire coranique qui soit le fait d’un musulman. Il y a un bouquin que je viens d’acheter, je ne sais pas ce qu’il vaut, de Henri de La Hougue de l’ISTR de Paris et d’un iranien Saeid Jazari Mamoei (théologien chiite et professeur à l’université des religions à Qom), qui a déjà fait un cours, et le titre est « Dieu est-il l’auteur de la Bible et du Coran ? ». Je pense que ça doit être intéressant.

 

Si je parle de cours, c’est-à-dire que côté formation je retiens aussi qu’il y a des choses qui bougent du côté de l’enseignement catholique ; mais c’est vrai que c’est plus compliqué de parler religion et d’inviter des religieux dans des établissements publics. L’enseignement catholique a des cartes qu’elle joue, ce n’est pas sans tension, pour inviter des religieux dans les établissements ; c’est vrai qu’à Lille, à Marseille, dans la région parisienne, vous avez des écoles catholiques avec 70 à 80 % d’arabo-musulmans. Il y a des gens qui disent que ça ne devrait pas exister. Pour ce qui est de Marseille, la position de l’Église catholique est de dire que c’est la seule présence catholique dans un certain nombre de quartiers, maintenons ça si on ne veut pas justement que la « question musulmane » ne soit pas qu’une « question religieuse », en étant soi même, il y a déjà suffisamment de quartiers un peu ghettoïsés.

 

Je prends un autre exemple très concret, à Marseille, on me demande d’aller un peu dans un établissement qui est dans le 15e, le lycée professionnel Saint Louis, établissement de l’enseignement catholique de tutelle vincentielle (de Saint Vincent de Paul), une religieuse, quand elle a su que j’arrivais à Marseille, il fallait déjà que je vienne célébrer la messe de rentrée, je n’étais pas là pour la rentrée ; j’ai fait une rencontre avec les profs et une chef d’établissement Mme Danielle Radenen qui a du punch, de l’autorité ; on discutait avec les profs, et c’est vrai qu’ils sont parfois dans une situation un peu délicate, parce que les jeunes ont souvent pour seule formation musulmane, Internet, plus des prédicateurs qui circulent comme ça dans les quartiers ; et donc les profs me disent, ils jurent sans arrêt en arabe, on ne sait pas ce qu’ils disent, par exemple jurer par La Mecque, ça déroute. Vous avez aussi une fille ado qui va arriver devant l’école voilée, en robe longue, et qui retire sa robe devant tout le monde … , le chef d’établissement constate que du moment qu’elle est sans son voile à l’intérieur de l’établissement, c’est la règle du jeu.

 

Les profs nous disent que la grosse difficulté c’est que la majorité de ces élèves ne connaissent pas la religion musulmane ; ils vous envoient à la figure telle ou telle chose ; donc une suggestion avait été faite et au bout de trois mois l’accord est venu de la tutelle Saint-Vincent-de-Paul et de la directrice de l’enseignement catholique ayant poussé à ce qu’il y ait, l’an prochain, trois rencontres sans doute avec Abdessalem Souiki, moi et les élèves. Ils ne veulent pas dans l’Enseignement catholique, ce qui se comprend, qu’il y ait uniquement un imam qui intervienne.

 

C’est ce qui se fait aussi depuis 12 ans au lycée Charles Péguy à Paris, j’ai co-piloté des rencontres inter religieuses préparées, avec juifs, chrétiens, musulmans, très agréables ; sûr que Charles Péguy est plutôt privilégié comme quartier, mais je trouve la réflexion intéressante, et on ne le trouve pas dans tous les établissements catholiques : on a des élèves juifs, chrétiens musulmans, comment faire en sorte qu’ils se parlent, qu’ils ne soient pas simplement côte à côte dans l’année. Donc on a pu faire une rencontre par semestre, juifs, chrétiens, musulmans, préparée, mais aussi suivie, et on a été frappé de la qualité de ces jeunes de seconde, première, terminale.

Je me rappelle un mois de février, le thème était « qu’est-ce qu’on répond aux gens qui ne sont pas croyants, nombreux dans la société, qui critiquent nos religions ». Un jeune élève musulman dit en riant « De toutes façons, pour être incroyant faut pas avoir beaucoup réfléchi… », et vers la fin de l’échange, une jeune fille, fille d’un grand photographe iranien je crois, qui vit à Paris, se lève et dit « Je suis athée, et voilà les raisons pour lesquelles je suis athée ». C’était très intéressant car elle le disait sans provocation, et ça a fait réfléchir les jeunes musulmans, les jeunes cathos qui étaient dans le coin…

Donc une multiplication d’initiatives, encore beaucoup à faire.

Ce qui m’a marqué, c’est la montée des personnes hostiles au dialogue, qu’on appelle des dialogueux, des dialogards, des dialoguistes…

 

Islam en crise

 

Crise dans les deux communautés ; Tareq Obrou est attaqué le vendredi quand il prêche dans sa mosquée, et actuellement, vous disiez l’islam en crise, ça tous nos amis imams le reconnaissent, ce n’est pas facile dans les communautés musulmanes, des courants un peu radicaux essayent de prendre la main dans la mosquée, car dans les mosquées, chez les musulmans c’est comme chez les protestants, différent chez les cathos, vous avez l’association qui gère, qui paye l’imam, et si l’association n’est plus contente de l’imam, elle le met dehors ; chez les protestants il y a un an de jachère et puis après il y a un nouveau pasteur.

Je vous conseille deux DVD sortis par le SRI devenu depuis SNRM ; le premier s’appelle « Les voix du dialogue », une quinzaine de musulmans et de chrétiens ont été interrogés, et celui qui l’a réalisé, Stéphane Roucou-David, les a fait se répondre ; c’est par chapitre (obstacle, fondement, …), on reprochait à ce DVD que ce n’étaient que des gens qui causaient, on voulait voir des musulmans et des chrétiens qui vivaient ensemble.

 

Alors un deuxième DVD est sorti cette année : « Le dialogue en actes », avec cinq expériences :

- Scouts chrétiens et musulmans qui campent ensemble (moins réussi, car le jour du tournage il s’était passé tellement de choses dans le camp juste avant et il avait été difficile d’avoir beaucoup de sérénité).

- Une rencontre imam/prêtre.

- Des couples islamo-chrétiens qui se sont regroupés dans une association qui s’appelle GFIC (Groupe des foyers islamo chrétiens), ils font un très bon boulot, maintenant c’est la génération des 35 ans qui a pris les rennes de cette association qui a 40 ans d’existence.

- Une rencontre « ordinaire » entre chrétiens et musulmans à Grenoble à l’occasion de l’Aïd al-Adha.

- Puis dans le domaine solidarité (Tisser des liens) un atelier de femmes chrétiennes et musulmanes du Val de Marne (Villeneuve-Saint-Georges) qui font je crois ensemble de la couture.

Moi je dis que dans le domaine de la solidarité on pourrait faire beaucoup plus, les musulmans étaient assez réticents ; il y a des choses qui se passent, par exemple à Créteil, le diocèse au mois de juillet/août, beaucoup de lieux caritatifs sont fermés, les banques alimentaires, et le diocèse ont initié une banque alimentaire et puis ont dit aux musulmans que ça existait et l’an dernier, c’étaient des chrétiens et des musulmans qui servaient ensemble, et du coup le diacre de Créteil s’est dit « On vit tout le mois d’août ensemble, le15 août c’est un moment important, une fête de Marie », ils l’ont marquée, c’était non seulement la dimension caritative, mais aussi la dimension d’un échange spirituel.

 

Il y a toujours la question « est-ce qu’on peut prier ensemble ? ». Moi je dis, on ne décrète pas ça comme ça. Vous savez que le pape Jean-Paul II a été fort attaqué (confusion syncrétiste) après Assise (lors de la première rencontre inter-religieuse pour la paix), dont on va fêter les 30 ans cette année. Je ne sais pas ce qu’il y aura comme initiative centrale ; à Marseille, ils ont décidé le 5 octobre après-midi avec différents gamins de différents lycées, œuvres, patronage… de faire une clameur devant La Majore. Le cardinal Ratzinger n’avait pas été à Assise la première fois, disant à ce moment-là qu’on faisait dans la confusion, le relativisme ; il y est allé pour les 20 ans ; j’y étais avec Mgr Santier. Donc on était ensemble pour prier et non pas pour prier ensemble. Je prends un exemple, il faut tenir compte des moments, des lieux ; mais vivre des moments spirituels ensemble, je crois que c’est possible. Il faut faire attention, car cela fait partie des malentendus linguistiques.

 

Le mot Prière : pour nous, il y a une variété de modes de prières, pour un catho, un protestant, un orthodoxe aussi je pense. Pour un musulman, si l’on dit prière, ce sont les cinq prières, c’est codifié. Il y a un autre mot qui existe, c’est le mot intercession ; en arabe (doa), et pour moi cela avait été très significatif au lycée Charles Péguy, on avait eu un échange sur la prière, et comment chaque groupe avait commencé :

- Les jeunes juifs avaient dit, le vendredi, on est en famille autour de la table, le père dit une bénédiction, la mère allume une bougie, on fait shabbat, et puis on va à la synagogue. Ce qui était premier, c’était le repas en famille pour le shabbat.

- Les chrétiens ont dit, nous le matin on pense à Dieu, on prie, on y pense le soir, on va à la messe, je résume.

- Les musulmans ont dit « on a cinq prières par jour »

- Etc.

 

Le questionnement était venu en disant : « Vous n’avez jamais une prière personnelle ? » et pour eux, ce n’était pas une prière, c’était le mot doa, le mot invocation.

Si vous dites, on va se retrouver dans une salle, ça s’est passé une fois pour les couples islamo-chrétiens, vous dites chacun va écrire un post-it et le mettre sur un tableau, pour un musulman c’est tout ce qu’on veut, mais ce n’est pas de la prière, spontanément, il faut s’apprivoiser là aussi. Quand on a vécu les 40 ans du SRI, en 2013 en présence du cardinal Tauran (président du Conseil pontifical pour le dialogue inter-religieux)à la Conférence des évêques où il y a eu des tables rondes (par ex. quel avenir pour le dialogue islamo-chrétien en France aujourd’hui ?)… Et puis on avait prévu une eucharistie, mais on n’allait pas obliger les musulmans à y rester ; on s’est dit, il faut que dans le temps qui soit complètement commun, il y ait un temps spirituel. Comment ça s’est produit ? On a demandé aux carmélites de Mazille (Depuis 1971, les religieuses de la communauté monastique de Mazille, près de Cluny, répondent à une double vocation de silence et de dialogue œcuménique et interreligieux), parce qu’il y a des liens Carmel/Mission de France, engagés dans le dialogue inter-religieux.

Et à Mazille, c’est dans l’église de Mazille que se retrouvent des chrétiens et des musulmans, et à chaque fois l’évêque Benoît Rivière est présent, et il n’est pas le summum du progressisme, et il est tout-à-fait participant, et ça se passe dans l’église ; donc il faut aménager les bancs, c’est la seule grande salle dont la dimension convient, et puis j’ai demandé à un ami d’origine malgache, mais il n’a pas voulu improviser devant ses frères imams et c’est finalement Azzedine Gaci qui l’a fait. Donc à un moment il y a eu ce temps de prière, d’invocation, j’ai fermé les yeux, il y avait quatre évêques et un cardinal, et personne après n’a dit « Vous avez été dans la confusion ». Tous les gens qui étaient là étaient motivés pour le dialogue à cause de leur foi ; on savait qu’on était devant Dieu.

 

Les obstacles.

 

Les plus gros aujourd’hui, viennent je crois de l’intérieur de chacune de nos communautés. Si Mgr Dubosc qui est en charge des relations inter-religieuses était là il vous le dirait, si on prend dans l’épiscopat français, je pense qu’il y a moins d’unanimité sur ce sujet qu’il y a 20 ans.

Je peux vous dire ce que j’ai entendu de mes oreilles, de quelqu’un qui est archevêque métropolitain (prélat qui bénéficie d'une dignité supérieure à celle d'un simple évêque) depuis peu en Normandie, me dire il y a 3 ans : « Christophe, il y a des évêque qui ne sont pas contents de ce que tu fais ». – « Pourquoi ? » – « Parce que tu ne nous dis pas comment évangéliser les musulmans » – Je lui dis : « Ce n’est pas la mission qui m’est confiée, la mission qui m’est confiée, c’est la rencontre et le dialogue » ; et puis il faut s’entendre sur le mot évangélisation. Je n’ai pas eu la présence d’esprit de lui dire : « Mon cher Dominique, quand tu étais curé de la basilique Saint Denis, maintenant la basilique est un espace nickel, mais avant, le marché venait jusqu’aux portes, on se croyait plutôt à Bamako ou à Alger, comment évangélisais-tu tous ces gens là ? »

 

Il faut s’entendre sur le mot évangéliser ; je ne vais pas vous faire un cours de théologie de la mission, mais quand on oppose annonce et dialogue, ça m’énerve. Je vais prendre un fait qui s’est reproduit plusieurs fois. Avec Mgr Dubosc on a été invités l’année de l’élection présidentielle, donc c’était chaud, au rassemblement d’une des organisations musulmanes, l’UOIF (Union des organisations islamiques de France) au Bourget qui voulait nous rencontrer. On a décidé d’y aller. C’est là que l’ancien président avait dit « Si j’entends le moindre dérapage vous verrez ce que vous verrez », alors qu’il était venu en ami, quelques années auparavant. Et on commence la table ronde, nos amis musulmans disaient « Mais le dialogue interreligieux ça ne dit rien à la majorité des musulmans s’ils entendent ce mot, il faut qu’ils voient »

 

Donc sur la scène du Bourget, ce n’était pas la plus grande foule, mais il y avait un millier ou deux milliers de personnes. Azzedine Gaci a commencé en disant (c’était le lundi de Pâques) « Mgr, on sait que c’est pour vous difficile de venir au moment de Pâques, mais nous on ne sait pas ce que c’est, est-ce que vous pouvez dire aux musulmans qui sont là ce qu’est la fête de Pâques ». Les cinq premières minutes Michel Dubosc a expliqué ce qu’était le mystère pascal pour les chrétiens. Il n’en a pas convaincu, il n’y a pas eu certains qui sont spontanément venus demander le baptême, mais ce que je veux dire, quand on dit Annonce et Khérim, c’était le Khérim qui était dit.

Il y a des dialogues où chacun essaye d’arrondir les angles pour ne pas gêner l’autre, moi je n’appelle pas ça un dialogue, et quand on va vraiment au fond, on est amené à dire pourquoi on est chrétien, pourquoi les autres sont musulmans. On n’a pas à cacher sa foi, pour moi il y a deux fausses pistes, « On a tous le même Dieu ». Le pape Jean-Paul II, l’a dit à Casablanca devant 90 000 jeunes marocains et avec des gens comme Hari Daoud (ou Suleyman Abakar Moussa, soudanais), il a dit au début de son discours : « Nous croyons au même Dieu, unique Seigneur du ciel et de la terre » et puis un peu plus tard, il me dit il faut que nous expliquions à propos de Jésus « Vous savez que pour nous Jésus est Seigneur et Sauveur ». En arabe, quand on dit il est Seigneur, ce mot les musulmans ne le disent que pour Dieu, et c’est là que Jean-Paul II a dit, il y a là un mystère à propos de Jésus, on n’est pas d’accord.

La fausse piste, c’est de dire « On a tous le même Dieu »ou ce qu’on entend de plus en plus chez les protestants ou des catholiques en France, de dire « Comme on ne dit pas et c’est vrai, on ne dit pas la même chose sur Dieu et Jésus, du coup au nom de la vérité des énoncés de la Foi, on n’a rien à faire avec ces gens-là ».

 

Il y a eu le malentendude Ratisbonne (malentendu après une citation faite par Benoît XVI, laissant entendre que l’islam est par essence violent et peu accessible à la raison), je pense qu’on n’aurait pas eu Ratisbonne s’il y avait eu Michael Fitzgerald, Père Blanc, grand théologien, arabisant, que Benoît XVI avait fait la bêtise de l’exiler au Caire ; bon on a eu Ratisbonne. Après Ratisbonne, le cardinal Tauran quand il a pris ses fonctions, a dit « On peut avoir un dialogue de spiritualité, mais pas de théologie ». Je crois qu’il y a un travail théologique possible, mais il faut laisser le travail théologique aux théologiens.

Le chauffeur de taxi qui me ramenait à Suez me disait, vous les chrétiens, le vrai évangile, il est caché dans les caves du Vatican, et votre évangile, il est falsifié. Avec tout le respect que je dois à un chauffeur de taxi, ce n’est pas là que l’on va commencer un dialogue de fond de christologie ; on dit ce que l’on pense, si je suis chrétien, je ne pense pas que l’évangile est falsifié.

 

Il y a des avancées et des reculs, cela peut faire le lien avec la crise de l’Islam ; l’Islam est en crise, entre autre à cause de la montée, vous le savez comme moi des courants radicaux. Qui a l’argent ? Ce sont l’Arabie Saoudite et les émirats pétroliers, et avec cet argent ils forment aujourd’hui, alors qu’il n’y avait pas d’université il y a 20 ans, à Médine, ou à Ryad, le courant qu’on appelle Wahhabite et qui se répand dans le monde occidental et dans le monde subsaharien. Des gens qui vivent au sud du Sahara le disent, et je vous conseille d’aller voir le film Timbouktou si vous ne l’avez pas vu ; ce film est une fiction, mais il montre bien le conflit entre l’islam traditionnel de sagesse, et puis cet islam radical, intransigeant, qui rejette toute religion populaire, toute vénération pour les saints, qui pense qu’il est le seul et qui exclut tous les autres, et qui dispose de dollars. Il y a un moment un échange dans la mosquée qui est très significatif ; ils attendent l’heure de la prière, le vieil imam est appuyé contre un pilier, et il y a les gars qui rentrent en chaussure dans la mosquée, ce qui ne se fait pas, avec leur arme ; l’imam leur dit « Qu’est-ce que vous faites ? » – « On vient faire le djihad » ; et la réponse de l’imam est « Moi le djihad, je le fais tous les jours ; ça n’a rien à voir avec ce que vous faites ».

C’est dans un film et dans une fiction, mais cela montre bien le conflit actuel.

 

Cette crise, ce débat au sein de l’Islam se trouve aussi au sein de l’Islam de France, à la base, dans les mosquées ; je me rappelle ce que disait Azzedine Gaci à un point presse qu’on faisait le jour des assassinats de Charlie Hebdo ; on était à Rome, on venait de rencontrer le pape, c’était la première fois que quatre imams français serraient la main du pape François, en sortant ils étaient sur un petit nuage et, alors qu’on devait passer en direct sur BFM TV avec Azzedine Gaci, un journaliste nous dit « Ça a changé, il y a eu un attentat en France, avec 11 morts… ». On avait prévu de faire un point presse qui a porté entre autre sur ces événements, et Azzedine Gaci a dit, « Il faut que nous reconnaissions la chose, nous ne savons pas, nous, responsables de mosquée, comment agir avec les jeunes adolescents aujourd’hui en France; on fait les choses avec les six-treize ans, après, on ne sait pas comment faire, on n’a pas les moyens en personnes, en finances, on est devant cette situation ». Je crois qu’un gros effort est fait, il faut faire attention, on dit école coranique, école coranique au sens traditionnel du terme non, mais c’est vrai qu’ils développent un enseignement assez important, mais il n’y a pas assez de cadres musulmans en France, ceux qui le sont ne sont pas très bien formés.

 

Formation des imams.

 

Chez vos voisins, au début ils ont invités les moines de La Pierre-Qui-Vire, puis ils n’invitent plus. (Il doit s’agir de l’Institut européen des sciences humaines-Château-Chinon, institut de formation à la langue arabe et aux sciences de l’islam). Moi j’y suis allé une fois, il y a un quasi monastère, c’est-à-dire que des gens sont là pendant quatre ans pour se former sur l’islam. Et leur seule ouverture culturelle c’est Château-Chinon, 1 800 habitants. Je n’ai rien contre Château-Chinon, mais ce n’est pas le lieu de grands débats philosophiques, de culture contemporaine ou autre.

Et c’est là, je dis qu’il y a une responsabilité des pouvoirs publics. Ce n’est pas aux pouvoirs publics de former les imams, on entend toutes les bêtises, mais c’est aux pouvoirs publics de ne pas signer n’importe quel contrat, n’importe quel accord avec le Maroc, la Turquie, l’Algérie. Et aujourd’hui on a de droite comme de gauche des gens qui ont du mal à appréhender le fait religieux ; la cellule qu’avait créée Kouchner a été supprimée. Il y avait un « pôle religions » au ministère des Affaires étrangères, comme c’est Kouchner qui l’avait créé Fabius l’a supprimé, c’est Joseph Maïla qui en était responsable et indépendamment des choix politiques et des personnes, c’est intelligent quand on voit la dimension religieuse dans le monde aujourd’hui.

 

Bon ils se sont privés d’un outil, je dis ça et je sais par Tareq Obrou que c’est à la demande du gouvernement français, qu’actuellement 60 jeunes français se forment à l’institut de formation des imams de Rabat. On dit qu’au Maroc c’est un islam modéré, mais le SNRM (Service national pour les relations avec les musulmans) y ont été en visite au mois de mai, le Maroc a aussi un peu d’argent, puisqu’il y a aussi 100 imams maliens, 100 imams sénégalais et ils sont par nationalité pour se former; ils sont passés, ils ont visité l’établissement, les cours, et il y avait un cours sur le judaïsme. Quelqu’un du groupe, je crois que c’est Colette Hamza, a posé la question  « Vous avez un cours sur le judaïsme, est-ce que vous avez un cours sur le christianisme ? ». Réponse « Non parce qu’il n’y a pas de chrétiens au Maroc, de chrétiens marocains » ce qui n’est pas tout à fait vrai, « Ah ! Mais on va y réfléchir, étudier la question ». Je me dis que le gouvernement français accepte que se forment aux sciences musulmanes des personnes qui n’auront aucune formation sur le christianisme, ça pose quand même question.

 

Tous les imams turcs en France sont des fonctionnaires de Diyanet, l’organisme turc chargé de contrôler la religion, ça plaisait aux laïcs républicains, ça plaît beaucoup à Monsieur Erdogan qui n’a pas du tout changé cette structure ; et quand moi j’ai suggéré, à ma petite place, qu’on exige qu’ils aient un niveau minimum en français, la réponse que j’ai eue par une personne qui est catho pratiquant, qui occupe le poste de conseiller aux Affaires religieuses au quai d’Orsay, me dit « Mais mon père, vous n’y pensez pas, on se mettrait la Turquie à dos ». Voilà pour moi c’est de l’ordre de la République, de la loi de 1905. Je crois que l’État français s’est trop occupé de l’intérieur du culte musulman ; vous avez beaucoup de musulmans de la jeune génération, entre 25 et 35 ans, nés en France, ayant fait des études en France, ayant du boulot, et tout le monde n’a pas de boulot, ils disent « Nous on en a marre que le gouvernement français, pour notre religion, traite avec le roi du Maroc ou le président de Turquie, nous sommes citoyens français de confession musulmane, est-ce qu’on nous reconnaît ? ».

Et c’est vrai que c’est complexe, puisque la mosquée de Paris est propriété de l’Algérie, l’Algérie paye cent imamsen France, le Maroc sans doute plus, la Turquie a un bon nombre aussi, et on a des politiques qui ne savent quand même pas bien faire avec la religion, qui ne demandent pas forcément beaucoup de conseils.

À propos de la formation des imams, à l’ISTR en France, on a quand même 40 années d’expériences, et là on retombe sur une question que vous posiez, la laïcité ; il y a un titre de La Croix qui a fait florès, parce que tous les catholiques disent la Catho forme des imams, c’était le titre de La Croix il y a à cinq-six ans. La Catho a un diplôme « Religion et Laïcité », et c’est la Catho qui l’a initié parce que les universités parisiennes ou autres ne voulaient pas entendre parler d’un enseignement où il y aurait le mot religion, quelle étroitesse d’esprit !

 

Le gouvernement alors a poussé pour qu’il y ait quelque chose à Lyon, ce qui est plus intelligent, avec l’université d’État, la Catho de Lyon et la Grande mosquée, c’est tripartite. Suivent ces cours, à la fois des futurs aumôniers des hôpitaux et des prisons, mais le préfet envoie aussi des fonctionnaires se former chaque année, des fonctionnaires qui doivent suivre des cours sur religion et laïcité. Je crois qu’il y en a maintenant dans 12 villes universitaires de France ; pour ce qui est d’Aix-Marseille, il y a une rivalité comme vous le savez ; il y a Sciences-po à Aix, le préfet aurait trouvé intelligent que Sciences-po Aix travaille avec l’ISTR de Marseille qui a 25 ans d’expérience, cela n’a pas été possible pour des raisons de laïcité, c’est dommage ! Mais en même temps l’ISTR est sollicité par Bayard presse, mais aussi on voudrait développer des formations, cela rapporte de l’argent, et le budget de l’ISTR est en difficulté. Il y a un gros organisme social, il se trouve que c’est quelqu’un de catho qui est à la tête du conseil d’administration, qui fait des formations sur l’interculturel et l’inter-religieux, ils sont à la tête de 1 500 salariés, et ils ont des établissements pour handicapés, enfants, adultes, voilà.

 

Je suis un partisan de la laïcité, beaucoup de responsables musulmans, comme Tareq Obrou, (nous avons fait pas mal de conférences ensemble), disent la laïcité pour nous c’est une possibilité d’exister, la laïcité pas le laïcisme.

Pour prendre une dernière anecdote, mais qui est triste, le match de foot à Marseille avec l’équipe de France. Monsieur Gaudin voulait inviter les responsables religieux parce qu’il y a une association qui s’appelle Marseille Espérance, ils font un calendrier et vous avez toujours une photo où il y a le maire et tous les responsables religieux ; donc il était arrivé à 19h30 dans le stade vélodrome pour la photo, et c’est Jean-Marc Aveline (évêque auxiliaire de Marseille) qui devait y aller ; et puis coup de fil en fin de matinée début d’après-midi, il faudrait que vous arriviez beaucoup, beaucoup plus tôt, parce que ce n’est plus le protocole de la mairie qui s’en occupe, mais le protocole de l’Élysée, puisque le président a décidé de venir. Il n’est pas question que le président croise des responsables religieux, (texto !!). C’est ce qui a été dit à Jean-Marc Aveline.

Alors à la fin quand les officiels sortaient, ça c’est sans doute aussi une petite ruse de Gaudin, il voit Jean-Marc Aveline à côté de Hollande, « Ah ! Monseigneur je vais vous présenter… » et voilà.

Il ne faut pas en rester là, mais cela montre l’étroitesse d’esprit, la bêtise… et cela a une conséquence ; souvent les musulmans confondent sécularisation et laïcité, j’ai déjà remarqué cela, et ils disent, s’il n’y a pas beaucoup de croyants en France c’est à cause de la laïcité, il faut qu’on leur explique que la laïcité c’est un mode juridique, de relations, la sécularisation c’est autre chose, et du coup les rumeurs circulent, pas côté catho, mais côté musulman. Pour la communauté musulmane, l’église catholique c’est bientôt fini puisqu’il n’y a plus que des cheveux blancs, et que la religion d’avenir c’est l’islam ; ça c’est des choses qui circulent, il faut le savoir. (Ils ne voient pas les JMJ, ils ne voient pas le FRAT (pèlerinage des jeunes chrétiens d’Île-de-France), des centaines de lycéens de 1re/terminale qui vont à Lourdes).

 

Pratique religieuse – Conversions – Couples islamo-chrétiens.

 

Alors il y a quelque chose qui est vrai, et qui fait partie des peurs des catholiques en France, même si statistiquement quand vous regardez les sondages, la pratique musulmane n’est pas tellement plus forte que la pratique chrétienne.

Premièrement elle est plus visible dans certains coins, deuxièmement si vous prenez le vendredi, la pratique des hommes de 20 à 50 ans qui vont à la prière de vendredi, et la pratique des hommes de 20 à 50 ans qui vont à la messe le dimanche, là le contraste est grand, ça c’est quelque chose de vrai et qui pose question.

 

J’ai entendu dire le cardinal Vingt-trois dire à un conseil presbytéral, « S’il y a moins d’hommes dans les églises ce n’est pas la faute des musulmans, il faudrait peut-être que l’on réfléchisse ». C’est vrai qu’il y a là une responsabilité, sans se culpabiliser, ce n’est pas parce qu’il y a plus de musulmans dans les mosquées qu’il y en a moins dans les églises. Il y a là un phénomène qui est vrai et qui me pose question comme prêtre et comme responsable du SRI, c’est le phénomène des conversions. Elles ont lieu dans les deux sens, et c’est important que les musulmans entendent qu’elles ont lieu dans les deux sens, et pas dans un seul. Dans l’église catholique on tient des statistiques, les évangéliques n’en tiennent pas, je pense qu’il y a plus de baptêmes dans les églises évangéliques en France de personnes de tradition musulmane. Moi j’ai rencontré des gens kabyles dire « Je suis Algérien donc je suis considéré comme musulman, mais personnellement je ne me sentais pas musulman ». Il y a en gros dans l’église catholique environ 150 baptêmes d’adultes chaque année de gens de tradition musulmane, ce qui représente à peu près 10 % de l’ensemble des baptêmes. Je vois Hervé Giraud qui est notre évêque dire qu’il n’avait pas l’habitude de baptiser dans son ancien diocèse (Soissons, Saint Quentin) et que là au contraire il le faisait.

Ce phénomène existe, et avec l’aide du catéchuménat on a créé des fiches pour aider les accompagnateurs de catéchumènes venant de l’Islam, travail un peu difficile avec l’archevêque de Rennes qui devait donner son imprimatur, finalement c’est sorti.

 

Je pense que chez les chrétiens venant de la tradition musulmane, vous avez deux types d’attitude et je ne juge pas ; les uns disent « L’islam est une religion dans laquelle je ne me reconnais pas du tout et qui n’apporte rien de bien, et j’ai découvert le Christ et l’Évangile, je suis le Christ et l’Évangile », et puis je pense à une femme qui est dans l’Essonne, issue d’une famille chiite dont le papa est dignitaire chiite et les frères et sœurs chiites musulmans, qui est devenue chrétienne, Chaïna Barett qui dit « Moi Dieu je l’ai reçu de ma famille, je n’ai pas changé de religion, j’ai découvert le Christ et ça a changé ma vie » (je vous cite ses termes, après on peut discuter). Vous avez ces deux attitudes, ces deux courants, Mgr d’Orn

élas (archevêque de Rennes) ne voulait pas que dans ce guide pour les accompagnateurs on parle du dialogue islamo-chrétien. Cela fait quand même partie de la doctrine de l’Église, les papes s’y engagent… Et c’est la même chose du côté musulman, les gens qui sont engagés dans le dialogue, sont considérés quelquefois comme des naïfs, comme des traîtres.

 

En France les mariages islamo- chrétiens se multiplient, et ce qui est nouveau, c’est des femmes musulmanes qui épousent un chrétien. C’est interdit par les cinq écoles juridiques de l’Islam, il n’y a rien écrit dans le Coran. Dans le Coran, il est écrit pour les hommes que les femmes du livre et les nourritures des gens du livre, c’est dans le même verset, sont permises. Un homme comme Tareq Obrou dit : « On est en France, il y a l’ordre de la Foi qui est intangible, les cinq piliers, qui est le credo musulman, etc., cela quelle que soit la civilisation, l’époque, cela s’appelle en arabe les actes d’adoration, et il y a l’éthique et ça l’éthique c’est fonction des cultures et on est en France, il y a la parité homme-femme, ou bien on interdit tout mariage entre musulmans et non musulmans, ou bien ce qu’on autorise aux hommes il faut l’autoriser aux femmes ».

Ça c’est sa position qu’il a soutenue dans une réunion où nous étions 25 responsables chrétiens et 25 responsables musulmans ; ce qui m’a amusé c’est que Anouar Kbibech qui est le président du conseil français du culte musulman avait eu une attitude tout à fait épiscopale en disant : « Mon frère Tareq, les fidèles ne sont pas encore prêts à ça », je rigole, mais je ne limite pas la fonction épiscopale à ça. Ce que je trouve intéressant, pour ces couples, c’est qu’on a travaillé avec les centres de préparation au mariage. Une plaquette est sortie en octobre justement, et tous les week-ends de Pentecôte, si vous connaissez des couples, mettez-les en relation, il y a une vraie réflexion qui se fait. Le dialogue ce n’est pas la question de théologie ou d’éthique, on vit la rencontre en famille, on se pose toujours la question des enfants, c’est chaque couple qui décide. Ce qui est aussi nouveau, c’est que j’ai déjà célébré trois baptêmes de parents de couple islamo-chrétien.

 

Quelle réciprocité nécessite le dialogue ?

 

Et je terminerai là-dessus. J’aime bien ce que dit le cardinal Tauran : « Dans l’Évangile, Jésus ne met jamais de conditions préalables à la rencontre, il ne met jamais la réciprocité comme condition préalable ». Pour moi c’est un critère évangélique à garder, ensuite il faut jouer la réciprocité chacun à son niveau. Moi, j’ai essayé de me battre, je n’ai pas beaucoup réussi pendant neuf ans pour que dans la formation des cadres musulmans, des chrétiens interviennent, disent ce qu’est le christianisme, comme nous, nous faisons intervenir dans nos formations des témoins musulmans.

Quand on met la réciprocité, par exemple au niveau de ce qui se passe en Arabie saoudite, c’est scandaleux ; le roi d’Arabie Saoudite n’a rien à faire du responsable du SRI en France. La ligne qu’on a essayé de tenir avec Mgr Santier et Mgr Dubosc, c’est de dire « Solidarité avec nos frères chrétiens d’Orient », et ce n’est pas l’un ou l’autre, « Amitié avec nos voisins musulmans ».

Ce n’est pas parce que je ne parle pas avec mon voisin épicier de Ghardaïa que cela changera hélas quelque chose à la situation des chrétiens à Bagdad. Je crois qu’il faut tenir les deux et que chacun joue son rôle. Est-ce que le président de la République française ou celui des États-Unis quand il va rencontrer le roi Abdallah d’Arabie Saoudite ose parler ?

 

En Arabie Saoudite il y a plus d’un million de chrétiens qui n’ont pas le droit d’avoir l’Évangile, pas le droit d’avoir une croix ou une médaille, et qui ont la messe une fois de temps en temps clandestinement, dans des endroits foireux, ça c’est scandaleux. La réponse des Saoudiens c’est de dire « toute l’Arabie Saoudite est un sanctuaire », ou on vous dit « si un musulman prie quelque part, ça devient un lieu sacré » ; je peux vous garantir que des musulmans prient au Vatican, et qu’actuellement au Vatican, il n’y a aucune pièce réservée aux musulmans. La réciprocité oui, c’est-à-dire l’exigence dans le dialogue, je crois qu’on y arrive, c’est un point positif, mais c’est à reprendre sans arrêt, entre responsables chrétiens et musulmans. En France il faut oser parler des questions qui fâchent ; on ne les a pas résolues, mais la question de la liberté de conscience, la question qui se pose dans des quartiers en France, quand quelqu’un devient chrétien il est rejeté de sa famille, ça ce sont des choses qu’il faut oser aborder.