QUESTIONS


écoutez la conférence

 

 

 

- Vous nous avez parlé d'une nouvelle manière d'évaluer la réciprocité, parce qu'on construit ensemble, au-delà de l'équivalence financière. Est-ce que vous pensez que cette réflexion peut devenir un outil pour le fonctionnement économique des entreprises, des nations ?

 - À propos de l'approche positive de la limite, occasion d'une création nouvelle, comment, vous qui êtes théologienne, le rattachez-vous à l'expérience spirituelle ?

 - Où est la gratuité dans le don ?

 - Si la limite est la rupture d'un système personnel ou collectif, alors ceux qui ressentent les premiers ces limites sont-ils aussi les premiers à réagir ? Et est-ce que la perception de ces limites ne nous prive pas de nos moyens de réactions ?

 - Dans la mesure où le système capitaliste engendre de plus en plus d'écart, comment va-t-on réussir à remettre en question ce système ?

 - On a beaucoup apprécié ce que vous avez dit sur le manque, sur la limite quand on transformait tout ça en envie de vivre. Seulement il faut être armé pour réagir au manque. Et il y a certainement une inégalité devant le manque selon le potentiel d'énergie de chacun. On s'est dit que la mort, justement, c'était de ne pas être capable de réagir ou de ne pas avoir la force de réagir. Où est la grâce dans tout ça ? Pouvez-vous nous parler de grâce et de gratuité ? Est-ce qu'on est autonome, ou est-ce qu'on a besoin d'une grâce, de quelque chose que certains vont appeler Dieu ?

 - On a évoqué le commerce équitable. C'est bien beau pour le paysan qui a produit le café, pour le bobo à Paris qui va l'acheter et se donner bonne conscience, mais entre les deux, il y a le camionneur, la personne qui a mis en rayon, Auchan et Leclerc qui ont augmenté leurs marges, le transport maritime bien sûr. La solution est peut-être beaucoup plus radicale que ça. Un groupe a parlé du capitalisme. La solution est peut-être dans l'utopie, avec le pouvoir d'énergie qu'a une utopie, le stalinisme et autres joyeusetés données par les utopies.

 - Notion du juste prix ou du juste salaire. Dans le transport maritime, actuellement, un gros porte container de 360 m, avec seulement 22 membres d'équipage, assure le transport qu'assurait autrefois quinze navires, avec chacun 43 hommes. Ce qui veut dire que 22 hommes en remplacent 600 pour le même tonnage transporté. Les frais d'équipage, là-dessus, c'est un pourcentage minime. Et encore on joue. On a remplacé les marins européens par des marins de pays pauvres. Sur ces gros porte-conteneurs, il y a les officiers séniors commandant, mécaniciens en chefs qui sont scandinaves, après des lieutenants polonais et philippins, et enfin des Thaïs, avec des conditions de rémunération, de durée de contrat et de paye bien différente. Les officiers font un voyage, l'équipage fait 9 à 10 mois de bord. Est-ce normal, sont-ils payés au juste prix ? C'est sur les salaires et la sécurité que les armateurs peuvent jouer. Mais… le café qu'ils transportent est équitable.

 - On a parlé commerce équitable avec les pays lointains. Mais pourquoi pas avec les petits agriculteurs de France qui ne peuvent pas aussi vendre leur récolte de fruits ou de légumes, parce qu’on leur préfère des fruits et légumes qui viennent d'Israël, du Chili ou d'Afrique du Sud, alors que les paysans français n'ont plus eux-mêmes de quoi vivre. Faut-il acheter les haricots verts du Sénégal ?

 

 

RÉPONSES

 

 

Il y a beaucoup de questions. Il y a des questions sur lesquelles je travaille. Je n'ai pas de réponses à donner de manière tranchée. Je pense qu'il y a deux groupes de questions : celles qui sont d'ordre plutôt économique, qui touchent le commerce équitable, le juste salaire, le système capitaliste, et il y a des questions plus liées à la dimension spirituelle, théologique, en lien avec la limite et le manque. Je pense qu’autour de ces deux pôles, j'arriverai à répondre aux différentes questions.

 

I - L’économie.

Sur la question économique : je commence par la première, mais à mon avis, elle est liée aux autres. Je parlais un peu de cette réciprocité qui n'était pas faite uniquement en terme d'équivalence, mais qui prenait en compte d'autres critères. La question est : « Est-ce que ça peut être un outil pour repenser l'économie des entreprises et des nations ? ». Alors, je dirai oui, et ça le devient.

Aujourd'hui, il y a des pratiques comme celle du commerce équitable qui se retrouvent au niveau des entreprises, et il y a des initiatives très intéressantes qui se développent en ce sens-là. Il y a notamment tout un projet d'entreprise qui est qualifié de social business. Je ne sais pas si vous en avez entendu parler. Si j'en parle, ce n'est pas pour dire : « Voilà LE modèle à mettre à la place de l'actuel ». Le social business est un modèle d'entreprise qui a été créé par Mohammed Younous, prix Nobel d'économie, fondateur de la Grammin Bank, associé à la création et au développement du microcrédit.

L'idée, et pour moi, ce qui est intéressant, c'est l'idée – c'est que la rentabilité d'une entreprise ne doit pas être évaluée uniquement en termes financiers, mais qu'il y a aussi une rentabilité sociale à prendre en compte. Et ce qui est très intéressant, c'est qu'une série d'indicateurs a été définie pour pouvoir mesurer la rentabilité sociale d'une entreprise. Cela veut dire que quand on va évaluer l'activité d'une entreprise, ce n'est pas seulement en fonction de son chiffre d'affaire, mais c'est aussi en fonction de ce qu'elle a produit socialement.

Et en fait, au Bengladesh, mais aussi au Sénégal, des structures ont été fondées. En particulier, en lien avec Danone : ils ont créé une entreprise qui s'appelle Gramin-Danone ; Gramin à cause de la Gramin Bank, la banque du microcrédit de Younous, et Danone. Des capitaux ont été libérés par Danone pour créer une entreprise qui est complètement autochtone, gérée par des personnes du Bengladesh, et où les critères d'évaluation et de rentabilité ne sont pas seuls pris en compte, mais où les critères au niveau social sont privilégiés. Comme ils produisent des produits alimentaires, c'est, par exemple : évaluer si ça améliore le niveau de nutrition de l'alimentation de la population ; si ça contribue à réduire la pauvreté de la population qui consomme. C’est ce genre de critères qu'on utilise pour évaluer l'activité de l'entreprise.

Là, il y a une chose que je voudrais dire : le commerce équitable touche aujourd'hui toutes les pratiques de l'économie solidaire. Je pense qu'il ne faut pas prendre ni le social business, ni la responsabilité sociale d'entreprise, ni le commerce équitable, ni le microcrédit, ni l'épargne solidaire, aucune de ces pratiques comme le modèle alternatif à mettre à la place de l'actuel. Ce sont des pratiques qui montrent que l'économie peut être autre chose qu’un outil pour faire du fric. Elles montrent que l'économie peut servir à faire société ensemble, et qu’elle peut servir à une finalité sociale. C'est quelque chose qui montre une autre finalité de l'économie. Ce n'est pas la pratique qui est à généraliser. Je ne sais pas si tout le commerce devrait devenir commerce équitable, mais aujourd'hui le commerce équitable montre que pour évaluer l'échange commercial, il y a d'autres critères qu'uniquement la rentabilité de celui qui vend le produit.

Le critère du commerce, c'est, pour celui qui vend, le fait de pouvoir vendre le plus cher, et pour celui qui achète, le fait de pouvoir acheter le moins cher. Voyez toute la publicité qu'on nous fait, c'est toujours : « Achetez ici, c'est le moins cher. Et si vous trouvez moins cher, on vous rembourse ». Donc, tout est autour de la rentabilité financière, et pour le producteur, et pour le consommateur.

Les pratiques de l'économie solidaire disent : l'économie peut servir à autre chose et pas uniquement à la rentabilité financière. Et l'économie, justement, doit être évaluée selon d'autres critères. Et c'est là où je pense que le commerce équitable, le microcrédit, le social business, sont intéressants.

Ce n'est pas pour dire : « Voilà le modèle économique qu'il faut mettre à la place de l'actuel », ce n'est pas un modèle alternatif au modèle capitaliste. Ce sont des pratiques qui transforment le système capitaliste de l'intérieur. Ce n'est pas un modèle comme le modèle socialiste qui est prôné pour remplacer le système capitaliste. Mais c'est, comment à l'intérieur du système capitaliste, comment à l'intérieur d'une économie de marché on peut justement développer une économie dont les objectifs ne sont pas uniquement la rentabilité financière, mais aussi et surtout la rentabilité sociale. Parler de rentabilité sociale ! L'économie solidaire met en avant cette idée de rentabilité sociale. L'entreprise a une finalité sociale. L'entreprise n'a pas seulement une finalité de l'activité interne et de la rentabilité pour ses actionnaires. L'entreprise a une finalité sociale. C'est un acteur social. Et il faut aussi prendre en compte ça quand on évalue son activité. Et ça, c'est énorme. Ça, c'est révolutionnaire. C'est révolutionnaire, parce que, c'est vrai. Vous me direz, aujourd'hui parler de responsabilité sociale d'entreprise, alors que les entreprises du CAC 40, les entreprises cotées en bourse sont obligées de présenter un rapport de responsabilité sociale d'entreprise ! Dans ces rapports, il est vrai que, comme c'est obligatoire, il y a beaucoup de marketing. Ceci dit, il ne faut pas le prendre uniquement du côté négatif. Il ne faut pas être naïf, donc il faut être conscient qu'aujourd'hui les entreprises justement font beaucoup de mousse. Mais je pense qu'il y a des entreprises pour lesquelles ce développement de la responsabilité sociale d'entreprise a permis de développer et en tout cas de prendre conscience qu'on pouvait faire autrement. Et je pense que le cas de Danone est clair ; quand vous entendez son directeur vous dire, parce qu’il a développé cette entreprise au Bengladesh : « Nous, aujourd'hui, on se pose  une question : nous produisons des aliments à grande échelle et nous poussons à la consommation alors que le développement durable nous dit justement le contraire, qu’il ne faudrait pas pousser à l'hyperconsommation ». Donc, ils se posent des questions.

 

Je travaille avec une autre entreprise qui est très critiquée, et qui s’occupe de l'environnement, Veolia. Veolia est venu nous chercher, parce qu’ils doivent faire du développement durable. Ils sont dans tous les domaines du développement durable : l'eau, les transports, les déchets et l'énergie. En plein dans ce qui concerne le développement durable ! Ils disent qu’aujourd'hui pour faire du développement durable dans tous ces secteurs-là, il faut mutualiser. Il faut passer des chaudières individuelles à des chaudières collectives. Il faut développer les transports collectifs. Quel est le problème ? Au niveau technologique, ils ont tous les moyens pour faire avancer cette idée. Mais quand ils vont dans les populations, ils disent : « Il faut transformer les chaudières individuelles en chaudières collectives, nous, nous avons la technologie pour le faire ». Les gens leur disent : « Mais nous, nous ne voulons pas. On ne veut pas passer à une chaudière collective. On ne veut pas de la mutualisation. On veut la maison à soi, avec la chaudière à soi, et justement on ne veut pas que ce soit collectivisé ». Et là, ils ne savent que faire. Alors que fait Veolia ? Ils viennent chercher des gens qui travaillent au niveau de l’économie sociale, au niveau sociologique, et disent : « Est-ce que vous pouvez nous aider à penser comment l'innovation technique peut aider à penser l'innovation sociale ? »

Bon, je ne suis pas naïve. Je sais que derrière ça, leur finalité, c’est de faire du profit. Mais du moment que l'entreprise se rend compte que la manière de faire du profit n'est pas uniquement à travers des innovations technologiques qui poussent à consommer plus, et que l’innovation technologique permet par exemple de penser la mutualisation et de penser l'habitation collective et de penser de plus en plus la propriété en commun, alors j'y vais ! J'y vais, parce que là, l'entreprise justement se rend compte que le financier n'est pas en rivalité avec le social. Et que le financier, il faut le penser ensemble avec le social.

Il ne faut pas être naïf, et en même temps, il faut arrêter cette diabolisation de l'économie et de l'entreprise, arrêter de les voir comme des acteurs qui cherchent uniquement à faire du fric au détriment du social. Sans être naïf. Mais je pense que ce qu'il faut, c'est trouver à l'intérieur des entreprises, les gens qui sont conscients qu’il y a une articulation et une interdépendance et qui sont prêts à faire évoluer l'entreprise dans ce sens-là. Je connais à l'intérieur de ces entreprises des gens qui sont prêts. Mais le combat, à l'intérieur de l'entreprise est terrible. Les gens avec lesquels nous travaillons chez Veolia se font engueuler tous les jours à l'intérieur de l'entreprise, parce que d’autres disent : « À quoi ça sert ? Mais de quoi nous parlez-vous avec la mutualisation ? »

On est en train de faire une enquête sur la qualité de vie. Et on leur dit : « Mais à quoi bon travailler sur la qualité de vie chez Veolia  ? Chez Veolia, on travaille à construire de l'énergie, des déchets, des choses très techniques ». Eh bien, là les gens se battent à l'intérieur pour dire : « La qualité de vie, c'est notre métier. Améliorer la qualité de vie de la population, c'est notre métier. C'est le métier de Veolia ». C'est pour ça, je crois qu'aujourd'hui, l'économie solidaire avec toutes ces pratiques très différentes, comme le commerce équitable, le social business, ce ne sont pas des modèles idéaux, ce ne sont pas des modèles à prendre en tant que tels, mais ce sont des pratiques qui disent : « On peut faire autrement ; c'est possible de faire autrement ». Il faut sortir de cette condamnation du système capitaliste comme un tout. Je pense qu'on n’est plus dans un système capitaliste unique. Il y a plein d'acteurs, avec des intérêts très différents, même si pour certains, il n’y a que le profit qui les intéressent. Mais tout le monde n'est pas comme ça. Et à l'intérieur de l'entreprise, il y a des gens qui cherchent justement cette articulation. Il faut aller chercher ces gens-là et il faut faire avancer ces choses-là. Et je pense qu’aujourd'hui c'est possible. Parce que ces pratiques sont une réalité. Ce n'est pas simplement une utopie. Voilà pour l'économie.

 

II - Le commerce équitable

Peut-être un mot sur le commerce équitable : je pense que le commerce équitable n'est pas une pratique idéale. Il a des effets très positifs et aussi des effets très pervers. Aujourd'hui, toutes les pratiques de l'économie solidaire sont comme ça ! Les effets pervers, c'est vrai, sont au bénéfice des producteurs du sud. Ils peuvent être aussi au détriment des producteurs du nord. On fait venir les produits de très loin. Tout le transport va contre l'environnement et le développement durable. Donc évidemment, il y a des effets pervers.

Alors, je voudrais dire deux choses qui me semblent importantes :

La première, c'est qu’aucune de ces pratiques ne doit être prise comme une solution idéale, ou comme une solution bonne dans l'absolu. Il n'y a pas de solution bonne dans l'absolu. Et il n'y en aura pas. Il n'y aura aucune solution qui sera LA solution économique à mettre à la place de l'actuelle. Si on attend ça, alors là on est dans l'utopie totale. Mais il y a des pratiques aujourd'hui qui permettent justement de montrer que même les choses qu'on pensait ne pas pouvoir changer, peuvent évoluer. Seulement, chaque solution que l'on va trouver va avoir des effets pervers. Donc la question n'est pas tellement de trouver LA solution idéale, la bonne solution. Mais la question, c'est de savoir comment faire des choix. Comment justement, à chaque fois que l'on va avoir des pratiques à développer, va-t-on pouvoir faire intervenir toutes les personnes qui sont concernées par ces pratiques afin de tenir compte de leurs intérêts. Je pense qu'aujourd'hui le commerce équitable doit tenir compte des producteurs du nord. Et de fait, on est en train de développer le commerce équitable nord nord et pas seulement nord sud.

Ne peut-on pas trouver une articulation entre le bénéfice du petit producteur du sud sans rentrer en concurrence avec le producteur du nord ?

Est-ce qu'on ne peut pas penser à faire venir les produits qu’on ne produit pas et en même temps privilégier la production locale ? Naturellement, on se situe en termes d'opposition. On voit de quel côté est le bien et de quel côté est le mal et on va être toujours en opposition face à ce qu'on considère être mal. Je crois qu'il faut sortir d'une logique de l'opposition et qu'il faut penser la différence en terme de complémentarité. Je pense qu'il y a une différence qui peut devenir source de complémentarité, et qu'il ne faut pas tout le temps opposer le global au local, opposer l'économique au social. Ces intérêts sont différents, et parfois en opposition, mais je pense que si on reste uniquement dans la logique de l'opposition, là on ne fait pas évoluer les choses. Pour faire évoluer les choses, il faut penser la différence sous forme de complémentarité. Alors il va y avoir des choses face auxquelles il va falloir résister, il va falloir s'opposer. Mais je pense qu'il faut sortir d'une logique qui est uniquement pensée en terme d'opposition.

Vous savez, dans le commerce équitable, il y a deux filières, qui sont en guerre ouverte.

Il y a la filière labélisée : ce sont les produits qui ont surtout le label Max Havelar et qui sont vendus en grande surface. C'est pour ça que vous parliez d'Auchan, Monoprix, eux ils tirent aussi bénéfice du commerce équitable avec les produits vendus en grande surface. C'est la filière labellisée.

Et puis il y a ce qu'on appelle la filière intégrée, c'est la filière du commerce équitable qui dit justement : « C'est contradictoire de vendre dans les grandes surfaces parce que finalement on est en train de permettre de faire du bénéfice à ceux qui font le contraire de ce que nous défendons puisqu’ils font un commerce qui n'est pas juste. Alors pourquoi vendre ces produits dans les grandes surfaces ? » Et donc, pour être cohérent du début jusqu'à la fin de la chaîne, ils ne veulent pas passer par les grandes surfaces ; c’est le cas  d’Artisans du monde. Si vous voulez acheter des produits Artisans du monde, vous devez aller dans les boutiques Artisans du monde. Jamais vous ne trouverez des produits Artisans du monde à Monoprix ou chez Auchan. Donc, voilà ces deux filières.

Or ces deux filières sont en opposition et chacune dit : « C'est moi le commerce équitable ». Je pense que dans chacune, il y a quelque chose de bon et quelque chose de négatif. Il est vrai qu'il y a un risque d'incohérence et qu’il y a une certaine contradiction dans la filière labélisée. Mais c'est ce qui permet qu’aujourd'hui ces produits soient connus par une très grande partie de la population et que ce ne soit pas simplement les bobos qui achètent ces produits parce qu'ils sont très sensibles et très conscients. Mais lorsqu’on va au supermarché, on trouve un produit qui est appelé commerce équitable et c’est l’occasion de se poser la question : « Pourquoi ce café est équitable et l'autre non ? ». Et là on prend le paquet du café équitable ! Et, vous savez, alors là il faut passer des heures parce qu'il y a de la littérature dans le produit du café équitable ! Il y a toute l'histoire du producteur, de sa famille, de ses petits enfants, et de ses cousins… Mais, voilà, tout d'un coup, en tant que consommateur, on découvre qu'il y a une autre manière de penser la consommation. C'est vrai qu’il y a une contradiction dans la filière labélisée, mais le bénéfice est de pouvoir atteindre une population qu’autrement, on n'atteindrait jamais.

La filière intégrée, elle, est beaucoup plus cohérente, sans doute, mais du coup, elle reste fermée au risque d'être très élitiste. Donc, c'est pour dire, qu’il n'y a pas de solution bonne dans l'absolu. Et pour moi, ce qui est très bon, c'est que les deux filières existent. La question n'est pas de savoir laquelle il faut sauver ou laquelle il faut tuer. La question, c'est que les deux puissent exister et que les deux puissent travailler ensemble. Alors, ça passe beaucoup par le conflit, c'est vrai, et ils se battent énormément, mais je pense qu’aujourd'hui, ce qui est intéressant, c'est justement de pouvoir dire qu’il n'y a pas une seule manière de faire du commerce équitable. Il n'y a pas une seule manière d'être équitable. Il y a plusieurs manières, et à chaque fois on va privilégier la manière qui semble la meilleure pour les personnes qui sont concernées.

Voilà, c'est une question pour le commerce équitable, mais c'est une question pour toutes les pratiques de l'économie solidaire.

III - Dimension spirituelle

J’en viens à la question liée à la limite, au manque et à la dimension spirituelle ou théologique.

Je pense qu'il y a dans cette approche positive de la limite, telle que je l'ai présentée, et dans cette référence au manque et au vide nécessaire, il y a quelque chose qui résonne très fortement avec ma foi chrétienne, et je parle bien de ma foi chrétienne. Il y a quelque chose qui résonne fortement, mais je pense que derrière ça, il y a une expérience qui est fondamentalement humaine. Ce n'est pas qu’une expérience chrétienne, c'est une expérience fondamentalement humaine qui résonne avec ma foi chrétienne.

Donc, pour moi, c'est génial, parce que ça rentre en cohérence. Je vais expliquer pourquoi cette résonnance. Mais ce que je ne voudrais pas dire, c'est que cette expérience du manque, du vide et de la limite, c'est une expérience exclusivement chrétienne. C'est une expérience humaine à laquelle, nous les chrétiens, en tout cas moi en tant que chrétienne, je donne un sens à travers ma foi chrétienne. Je peux la dire, la nommer avec ma foi chrétienne. Mais pour moi, c'est une expérience profondément humaine. Et d'une certaine manière, ce que je suis en train de dire, c'est que pour moi la foi chrétienne, c'est quelque chose qui donne du sens à ce qu'il y a de plus humain dans l'humain. Pour moi, c'est ça la foi chrétienne. Ma foi chrétienne, c'est quelque chose qui donne du sens à ce qui est profondément humain.

Pour moi, l'expérience de la limite, l'expérience du vide, l'expérience du manque, c'est une expérience profondément humaine, parce que je pense que l'humain se construit à travers ça.

Le lien que je fais avec l'expérience de foi, c'est que pour moi, c'est l'expérience de la résurrection.Pour moi, la résurrection, ce n'est pas la vie après la mort. Pour moi, la résurrection, c'est la vie qui traverse la mort. C'est la vie qui traverse la mort. Ce n'est pas la vie contre la mort, c'est la vie à travers la mort, c'est la vie qui émerge de la mort. Donc, je ne peux pas parler de résurrection sans mort. Et pour moi, c'est ça que je voulais dire tout à l'heure, pour moi, je ne peux pas parler de la vie sans parler de la mort. Il y a un philosophe qui est biologiste aussi, qui parle beaucoup de la vie, et il dit quelque chose que je trouve très sage :

Il y a deux formes de vie qui sont associées à deux formes de mort. Les deux formes de vie, c'est la vie par reproduction, donc la vie par continuité. Pour qu'il y ait de la vie, il faut qu'on se reproduise, il faut qu'il y ait de la continuité.

Et il y a de la vie par renouvellement. Pour qu'il y ait de la vie, il faut qu'il y ait du radicalement nouveau. Pour se renouveler dans notre vie, il faut qu'il y ait des choses qui soient régulières, qu'on puisse continuer, qu'on puisse poursuivre, mais il faut aussi qu'il y ait de la nouveauté. Une vie dans laquelle on fait toute sa vie la même chose, c'est une vie qui est quelque part morte. Donc voilà : la vie se dit à travers la continuité et à travers le renouvellement. Mais chacune de ces formes de vie est associée à une forme de mort. Parce que pour qu'il y ait de la continuité, il faut quelque part mourir à un certain renouvellement. Pour qu'il y ait de la continuité, il faut justement mourir à une partie de nouveauté. Et pour qu'il y ait de la nouveauté, il faut mourir à un peu de continuité.

Alors le problème, c'est que si on reste uniquement dans la continuité, on risque la mort par rigidité. Dans une vie qui choisit uniquement la continuité sans renouvellement, on risque de mourir de rigidité. Donc, choisir la vie, une seule manière de vie, c'est quelque part choisir la mort. Et choisir la vie uniquement comme renouvellement, choisir la vie uniquement en essayant de toujours renouveler, c'est risquer l'éclatement. C'est parfois ce qui arrive quand on veut tout renouveler, c'est risquer l'éclatement. Choisir la vie par renouvellement peut être d'une certaine manière risquer la mort par éclatement.

Donc je trouve que c'est très intéressant. Parce que d'une certaine manière, cela dit que chaque vie est associée à une forme de mort et qu’on ne peut pas penser la vie sans la mort. Pour moi, c'est ça la résurrection. La résurrection, c'est la vie radicalement nouvelle, c'est le radicalement nouveau. Et je pense vraiment, et c'est ça que dit la résurrection, qu'il ne peut pas y avoir de radicalement nouveau sans mort. Sinon on est quelque part dans le changement. Vous savez, il y a encore une autre philosophe (celui dont je parlais tout à l'heure, c'est Henri Atlan). Elle fait la différence entre création et fabrication. Elle dit : « La fabrication, c'est quand on produit quelque chose qu'on a anticipé. Fabriquer, ce n'est pas créer, parce que fabriquer, c'est quand on a un plan, on a imaginé quelque chose, et on le réalise. Ca, c'est la fabrication. La création, c'est quand il y a quelque chose qui émerge qu'on n'avait pas prévu. Pour qu'il y ait de la création, il faut accepter l'imprévisible. Pour qu'il y ait de la création, il faut accepter l'inconnu. Si on veut être toujours dans le prévisible, dans l'anticipation, là il n'y a aucune création possible. Il n'y a pas de nouveauté possible. Donc pour qu'il y ait de la création, il faut justement laisser la place à l'inconnu, la place au vide, laisser la place au manque ». Pour moi, c'est ça aussi la résurrection.

La résurrection, c'est une expérience de création. Mais c'est la création du radicalement nouveau, de ce qui n'est pas l'œuvre d'une manipulation. La création, ce n'est pas de la fabrication, parce c'est justement quelque chose qui émerge, qui nous surprend, quelque chose qu'on n'avait pas anticipé, quelque chose qui ne répond pas uniquement à la volonté. Ce n'est pas le produit d'une volonté. C'est justement le fait d'accepter de laisser la place pour ce qui est radicalement nouveau et qu'on n'avait pas prévu apparaître et qu'on puisse le reconnaître. Et pour moi, ça c'est la résurrection. Et donc pour qu'il y ait de la résurrection, pour qu'il y ait de la création, pour moi, il faut nécessairement de la limite, du manque et du vide. C'est ça ma conception de la limite.

Dans la limite, il ya quelque chose de très mortifère, et je ne nie pas cette partie de mortifère. Vous savez, ce philosophe dont je parlais, Henri Atlan, parle de ces deux formes de vie et ces deux formes de mort ; il est juif, et donc il travaille beaucoup à partir de la tradition juive et il commente ce texte très beau du Deutéronome : « Entre la vie et la mort, choisis la vie ».

Il dit que ce texte nous fait comprendre qu'on peut choisir la vie et mourir. C'est ce qu'il veut dire avec les deux formes de vie et les deux formes de mort. On peut choisir la vie et en fait mourir. Choisir la vie, c'est risquer la mort. Et ça, c'est la résurrection.

Et je crois profondément qu'il n'y a pas véritablement de vie nouvelle si on n'est pas prêts à traverser la mort. Et traverser la mort, c'est horrible. En traversant la mort, on peut y rester. C'est ça le problème de la mort. Cette vie qui émerge de la mort n'est pas garantie. Il n'y a aucune garantie. Mais en même temps, si on ne risque pas, si on n'est pas prêt à risquer une perte, il n'y a rien de nouveau qui peut émerger. Pour moi, c'est ça l'approche positive de la limite. Et pour moi, ça, c'est une autre manière de dire la résurrection, de dire le mystère de la résurrection.

Alors, je ne veux surtout pas faire de la récupération. Je dis que cette expérience de la limite pour moi est une expérience profondément humaine. Tout le monde la fait. En tant qu'humain, tout le monde l'a faite. Moi, je la lis en tant que chrétienne, je la nomme résurrection. Et du coup, ça lui donne pour moi un sens, une épaisseur parce que la résurrection est tout ce que nous, chrétiens, nous mettons dedans. Mais du coup, la résurrection, ça devient une expérience de vie. La résurrection est quelque chose qu'on vit dans l'histoire. La résurrection, ce n'est pas ce qu'on attend après l'histoire. La résurrection, c'est ce qu'on vit tous les jours chaque fois qu'on est confronté à une expérience de mort. Une expérience de mort, c'est une rupture, c'est un échec, mais c'est ce que vous avez dit en fait. Là, j'adhère volontiers, la limite, c'est la rupture d'un système personnel ou collectif. La limite, est une rupture. Et chaque fois qu'il y a une rupture, on ne sait pas si on va arriver à trouver quelque chose. Mais je pense que si on accepte vraiment de lâcher, de lâcher prise, je pense que c'est là où le nouveau peut émerger. Si on ne lâche pas, et vous savez, dès qu'on est dans la rupture, très vite, on cherche à compenser, on cherche à combler le manque. Quand on vit une situation de manque, je pense que la réaction naturelle, c'est de combler le manque. On a un échec : tout de suite on cherche quelque chose pour oublier l'échec. On a une rupture : tout de suite on cherche une autre relation. Je pense que la véritable nouveauté arrive quand on accepte de faire le vide et de vraiment lâcher prise. Voilà la limite.

 

Si on a cinq minutes, peut-être que vous voudrez réagir.

Pour moi, l'expérience de la transcendance, c'est ce que j'ai appelé cette confiance dans la vie. Pour moi, la transcendance qui motivait autant le Christ, aujourd'hui les personnes qui font cette expérience de traverser le vide, c'est la vie. Moi, je l'appelle la vie.

Vous savez que dans l'évangile, l'une des choses que Jésus a fait le plus souvent, ce sont les guérisons. C'est la chose qui apparaît le plus souvent dans les quatre évangiles. Et, à chaque fois, dans tous les récits de guérison, Jésus demande à la personne : « Qu'est ce que tu veux que je fasse pour toi ? » « Que je vois, que je récupère »…, et vous savez très souvent, quand il guérit, il dit : (c'est le cas de la syro phénicienne, le cas de l'aveugle de Jéricho), il lui dit : « Ta foi t'a sauvé ».

Ta foi t'a sauvé. Qu'est ce que ça veut dire ? Moi, je pense que le type ne croyait pas. Il ne lui a pas dit : « Je crois que tu es le Christ ». Il ne savait pas qui il était. Il savait simplement que c'était quelqu'un qui guérissait. Et le Christ le guérit et lui dit : « Ta foi t'a sauvé ». Quelle foi l'a sauvé ? La foi dans la vie. Ce que le christ redonne aux personnes qu'il guérit, c'est le fait de croire dans la vie. C'est les remettre debout. Ta foi t'a guéri. C'est-à-dire, je crois à nouveau dans la vie. Pour moi, la foi et la transcendance, c'est le fait de croire que la vie justement peut l'emporter. Et pour moi, la transcendance, c'est ça. La vie, c'est de l'ordre de la transcendance. Et dans le Christ, dans la vie de Jésus, je pense que c'est dans cette confiance totale que la vie peut l'emporter, et que justement, ça vaut la peine de vivre. Pour moi, c'est ça la transcendance.

Alors, vous pouvez penser que ma définition de la transcendance est très profane, mais pour moi, c'est profondément spirituel. Et moi, cette confiance dans la vie, ce fait de croire que la vie va l'emporter, je l'associe à Dieu. Mais je peux aussi accepter que des gens qui ne croient pas en Dieu, ou qui croient en d'autres dieux aient exactement la même foi que moi et la même expérience de transcendance et je pense que là il y a une communion, même si moi je l'appelle Dieu.  Mon Dieu chrétien, dans toute ma tradition chrétienne qui pour moi est essentielle et peut être différente de l'autre, c'est surtout cette foi dans la vie. Pour moi, la transcendance, c'est ça, c’est la foi dans la vie. Et je pense que l'évangile, au cours des pages, nous montre comment on a foi dans la vie, comment on croit que finalement, la vie peut l'emporter.

La vie, plus que de la vie, moi je parle de l'envie de vivre.

L'envie de vivre, pour moi c'est ça : c'est la foi dans la vie. C'est pour ça que pour moi, la foi, c'est quelque chose de l'ordre du transcendant. Parce que la vie, ce n'est pas uniquement comme vous dites, la vie physique, pas du tout. Vous savez, ce qui fait qu'une vie est véritablement humaine, qu’une vie vaut la peine d'être vécue, ce n'est pas les besoins physiques, les besoins matériels ; ça évidemment on en a besoin, c'est une condition nécessaire, mais ce n'est pas ça qui fait qu'un être est vivant.

Ce qui fait qu'un être est vivant, avant tout, c'est le fait de se sentir créateur. C'est le fait de sentir, que quelqu'un a besoin de soi. Vous savez, pour moi, la chose qui rend une personne humaine, la chose qui rend le plus humain une personne, c'est qu'on puisse entendre dire par quelqu'un : « J'ai besoin de toi ». C'est ça ce qui rend humain une personne. Quand quelqu'un  l’entend, sa vie prend un sens, elle a un sens pour un autre. Quelqu'un est en train de me dire : « Ce que je fais a un sens pour quelqu'un d'autre ». Ça veut dire que je peux créer, que je peux être créateur. Pour moi, c'est ça, La Vie. LA VIE. Évidement, pour pouvoir être créateur, il faut se nourrir, il faut avoir des conditions matérielles minimales. Mais je suis totalement d'accord avec vous, la vie, ce n'est pas la vie physique, mais c'est le sens de la vie, c'est la finalité de la vie, c'est l'envie de vivre. C'est le fait de pouvoir dire : « Voilà, j'ai quelque chose à apporter à ce monde ».


 

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