Limites morales, politiques, religieuses à la liberté d’expression et liberté de création

Christine Baron, 4 juillet 2015 - Abbaye de La Pierre-qui-Vire

 

 

C’est la question des limites qui nous rassemble aujourd’hui ; il y a bien des définitions de la limite ; limite morale, limite physique que le sportif éprouve dans son effort, limite matérielle liée à nos conditions de vie. J’ai choisi d’examiner cette question sous un angle politique, car mais l’actualité la plus douloureuse de cette année 2015 nous invite à nous demander s’il existe, s’il doit exister des limites à la liberté d’expression. Mon activité citoyenne au cours de ces derniers mois m’a montré combien cette question des limites était élastique, différente suivant les contextes et ceux à qui l’on s’adresse et qui apprécient les limites à partir de leur culture ; il y a des frontières visibles, et des frontières invisibles (comme dans La Ligne d’ombre de Conrad). Les limites peuvent être de deux sortes ; celles que l’institution, ou une instance extérieure nous fixe ; celles que nous nous fixons à nous-mêmes (dans le cadre de la famille du clan, des relations de proximité) ; c’est autour de ces deux axes que j’ai réfléchi, et autour de deux situations ; la parole publique, la parole privée où l’appréciation des limites n’est pas la même. Et je parlerai surtout de ce que je connais un peu moins mal que le reste ; la liberté des écrivains et des artistes, et les limites qu’ils rencontrent dans la pratique de leur art.

 

Peut-être ne parle-t-on jamais mieux des limites à la liberté d’expression que lorsqu’elle est attaquée, bafouée, ou déniée par la violence. Cette violence a été le fait de l’État jusqu’à une période relativement récente dans l’histoire de la production des œuvres d’art. La liberté d’expression est au nombre des droits fondamentaux de l’homme et à voir le recul des limites de la censure officielle, constant à la fin du XXe siècle depuis les derniers grands procès littéraires des années 70 on pourrait penser que la cause est entendue, que nous sommes dans un processus continu d’ouverture. Mais c’est compter sans les pressions de groupes privés qui s’offusquent de l’exposition de telle œuvre d’art, de la diffusion de tel propos, au nom de bornes morales ou religieuses à ne pas dépasser.

J’entends par groupes privés des communautés que rassemble une même conviction, une même confession (ou une même conception de leur confession), une même sensibilité politique ou éthique qui demandent, au nom de cette sensibilité, que la justice intervienne pour rappeler à l’ordre, pour condamner, voire pour interdire.

 

Ce mouvement semble s’être accentué dans les années 90 dans le sillage des grandes affaires judiciaires, et dans le sillage d’un autre phénomène de société plus insidieux et plus profond dont nous observons aujourd’hui les dégâts ; le pouvoir de certains courants religieux dans la société qui au nom d’une sensibilité de plus en plus chatouilleuse s’en prennent systématiquement à la liberté d’expression. La radicalisation de ces mouvements, l’atonie qu’ils ont rencontrée jusqu’aux attentats de ces derniers mois pose un problème de fond à la démocratie ; comment se défendre elle-même ? Comment sans stigmatiser une communauté, exclure et poursuivre les plus bornés, les plus anciens ennemis de la tolérance qui au nom du « respect » veulent imposer des limites dans l’espace public ? Comment surtout ne pas mollir sur la nécessité d’un principe d’expression libre, ce qui ne veut pas dire que, dans la pratique, nous ne nous fixions pas parfois des règles, en fonction de nos interlocuteurs et de leur capacité à partager les mêmes valeurs.

 

Il est question ici d’espace public, mais dans l’espace privé, dont je parlerai aussi, la question des limites se pose autrement. La liberté de principe se heurte parfois pour nous à la difficulté de dire ; car les limites ne sont pas seulement publiques mais elles peuvent être plus intimes. Si dans l’espace public, la liberté d’expression est un principe sur lequel il me semble que nous ne pouvons revenir sans grave danger, en revanche, dans le domaine privé il en va autrement, et on ne peut raisonner en termes de droits et de devoir mais peut-être en termes, plus difficilement cernables, de tact, d’amour et d’amitié, de refus de blesser au nom desquels on peut choisir de ne pas dire... « Un mot et tout est sauvé ; un mot et tout est perdu » écrivait il y a presque un siècle André Breton dans Le Revolver à cheveux blancs. Peut-être cela est-il particulièrement vrai pour ce qui relève de l’intime...

Je voudrais hasarder un paradoxe dans ce témoignage ; on pense que c’est dans le cercle des proches que la parole peut se libérer, alors que dans l’espace public on surveille ses mots, on s’autocensure. Je pense à l’inverse que l’espace public malgré les pressions dont il est l’objet (au nom du blasphème par exemple) doit demeurer un lieu de liberté inconditionnée, alors que le privé a une géométrie plus étroite ; mais les deux, du moins sur le plan des principes, me paraissent relever des décision que nous prenons de dire ou de ne pas dire, au nom de limites que nous allons essayer de cerner.

 

Mais revenons d’abord à l’espace partagé des citoyens. Je voudrais d’abord poser un premier paradoxe ; peut-on dire que les protestations contre une œuvre, un texte, une caricature menacent la liberté d’expression ? Non. La limite de la liberté publique est l’appel à la haine envers une personne ou une communauté ; hormis cela, en France on a le droit de tout dire, mais on a le droit aussi de réagir contre ce « tout ». Elles en font partie au sens où chacun dans un pays démocratique a le droit de se dire mécontent, de se sentir visé, d’ester contre un texte, contre une œuvre, contre une exposition qui choque sa sensibilité ou sa religion. Cette interaction fait partie de la vie démocratique ; elle est nécessaire.

Toute culture du consensus, toute culture de l’unanimité, le philosophe contemporain Jacques Rancière le rappelle fortement, est une culture totalitaire. L’œuvre d’art, le livre, le film, le dessin, la caricature franchissent les bornes du respect pour une idée, une tendance politique, une vision du monde, ou une personne, mais ils créent un espace de discussion, l’œuvre est un « partage du sensible », pour reprendre son expression, et par conséquent ce partage peut prendre la forme du dissensus. Le fait même que l’œuvre suscite ce dissensus fait partie intégrante de ce qu’elle est, et l’espace de parole qu’elle instaure est le lieu même de la démocratie ; si nous étions d’accord sur tout, la neutralisation de la discussion poserait un vrai problème à l’exercice de la liberté.

 

Toute liberté d’expression est un territoire gagné contre les limites de ce qu’on peut partager sans la vie publique, toute interaction repose plus ou moins bien, avec plus ou moins de violence la question de ces limites. Considérée comme un acquis, elle meurt, devenue un impensé, elle régresse. Si elle n’est plus mise à l’épreuve par celui qui parle, par celui qui écoute, elle meurt aussi. On peut mourir d’eau tiède, de lénifiants discours, mourir de consensus.

Or, les limites qui nous arrivent du dehors (de l’État) ne sont pas toujours de l’ordre de l’interdiction pure et simple. Calvino nous le rappelle avec

force dans Si par une nuit d’hiver un voyageur : « Il y a des pays où l’on produit tous les jours des livres de toutes sortes pour tous les goûts et sans aucune forme d’interdiction légale, mais où il n’y a plus de lecteurs ». (Chapitre X)

Cela ne veut pas dire qu’on produit de mauvais livres, mais qu’on les produit dans une telle proportion qu’on rend le paysage de la pensée illisible. C’est aussi une stratégie des pouvoirs que de ne pas permettre qu’entre dans le champ d’attention du plus grand nombre une œuvre originale, atypique, qui pose problème. Ainsi Kertész, l’écrivain hongrois prix Nobel en 2002 qui témoigne de son expérience d’Auschwitz à 14 ans dans Être sans destin raconte dans un autre roman, Le Refus, comment son œuvre sans être frontalement censurée a été passée sous silence.

 

Que dit ce roman ? Il dresse l’expérience fragile, la vie nue d’un individu contre l’arbitraire et la barbarie. Au lieu de s’exercer pleinement en interdisant ce livre, la censure a laissé publier ce roman qui ne faisait plaisir à personne ; ni aux nationalistes hongrois antisémites, ni aux sbires de Staline, dans une maison d’édition inconnue, avec un tirage limité au minimum qui a fait de ce très grand livre un non-événement. Il a fallu plus de trente ans pour qu’on ait accès à ce texte qui est un texte majeur sur une terrible période de l’histoire ; un texte qui déplaît parce qu’il montre la vie nue sans aucun pathos facile, avec une distance constante, parce qu’il n’arrache pas des larmes au lecteur, mais analyse froidement comment l’Europe a pu en arriver là à travers l’aventure d’un gamin, parce qu’il ne montre pas l’enfer mais la vie ordinaire dans un camp.

Il existe donc une censure insidieuse qui vise à rendre les productions de l’esprit inefficientes, voire invisibles. C’est la raison pour laquelle la littérature par gros temps, a toujours appris à composer avec l’ennemi.

 

Limites de la censure ou comment composer avec l’ennemi

L’histoire de la censure nous enseigne combien les écrivains s’adaptent à un contexte d’interdiction en passant par le détournement des discours. Dans Rapport de police Marie Darrieussecq passe en revue les modalités par lesquelles Ahmatova, Mandelstam, Brodski et les poètes du temps de la Russie soviétique rusent avec le pouvoir.

 

Mémoriser ses textes quand on sait que la police politique visite les appartements, fait disparaître les manuscrits et les utiliser pour emprisonner les artistes, donner le change par la métaphore, avaler ou brûler un texte compromettant quand la police ou l’armée cogne à la porte. Le texte de Darrieussecq est plein de récits de ce genre. Il ne faut pas s’y tromper ; ce qui est dangereux n’est pas que l’écrivain puisse professer telle ou telle opinion politique, c’est qu’il utilise une langue qui est la sienne et qu’il revendique la singularité, raison pour laquelle les dictatures détestent tant la métaphore. « La langue poétique, écrit Darrieussecq, était l’ennemie intime de la langue stalinienne. Le combat fondamental se jouait là, entre la langue violente de la domination et la langue épiphanique de la pensée. Entre la langue UNE et la langue traversée.

 

Staline avait fait de la poésie son affaire personnelle. Il en était à sa façon un redoutable connaisseur – de cette connaissance qu’a le chasseur pour sa proie – (…) Un lecteur de la pire espèce ; un surveillant en chef.

À sa mort en 1953 une grande partie des écrivains russes avaient été physiquement éliminés, les autres contraints au silence ou réduits à la propagande » (RP 206).

 

Le point de division est bien la langue ; la langue qui irradie, qui fracture, qui crée, qui élargit nos univers contre la langue officielle qui rétrécit, qui classe et nomme, la langue qui ordonne. Le choix même de la langue dans laquelle on écrit est un geste politique ; Ken Saro Wiwa décrit dans Soza Boy l’horreur des guerres au Nigéria et des enfants soldats dans les années 90 en utilisant la langue de son héros, un gamin tout content de porter un fusil jusqu’à ce qu’il comprenne ce qu’on attend de lui ; il utilise dans ce roman la langue travestie du colonisateur ; ce qu’il appelle l’anglais pourri, lepidgin est un mélange d’anglais et de dialecte africain dans ce cas ; or, que fait cette langue, elle transgresse la limite des langues constituées, officielles. En même temps, le choix de cette langue permet à l’auteur d’épouser le point de vue de son personnage, de le rejoindre dans sa prise de conscience de l’iniquité de sa situation. Ken Saro Wiwa sera assassiné entre autres pour avoir écrit ce roman, pour avoir témoigné à visage découvert et transgressé la limite linguistique et le silence politique qui entourait ce conflit en dénonçant cette guerre.

 

Les limites politiques sont si cruelles que se cacher a souvent été la seule ressource des écrivains poursuivis par les régimes totalitaires. Se cacher, ou bien se taire, ou bien se tuer (Maïakovski en 1930).

Car ce que reconnaît indirectement le censeur c’est la puissance du texte, du dessin, de l’art. Mais ce que reconnaît le lecteur, c’est par-delà la censure, sa propre condition dans le livre. Ce sera le dernier point de cette partie de mon exposé et pas le moins important. Plus la censure est impitoyable, plus les limites sont étroites, plus les écrivains doivent être malins et les lecteurs perspicaces.

Et ce que veut absolument éviter tout système antidémocratique est bien cette rencontre entre une écriture libre et une lecture libre, cette mise en contexte de la lecture qui a souvent des effets inattendus.

 

Une romancière contemporaine raconte dans un entretien qu’elle a publié un roman dont le sujet est la disparition d’un personnage principal. L’homme descend acheter des cigarettes, ne remonte pas, et pendant des années la vie de ceux qu’il a abandonnés se réorganise autour de cette absence ; plus présent que jamais il est comme un trou noir, personne ne sachant s’il est vivant ou pas. C’est exactement la même histoire que celle de Daniel Hawthorne Le Vicaire de Wakefield qui évoque la vie d’un homme séparé des siens par une rue qu’il ne va pas traverser pendant 20 ans. À un détail près ; dans la nouvelle d’Hawthorne le vicaire est vivant, sur l’autre personnage plane une totale incertitude. La traduction de ce livre au Chili a bouleversé les lectrices de ce roman, Naissance des fantômes. C’était leur histoire, telle qu’elles avaient vécu les visites répétées à la police avec toujours la même réponse ; pas de nouvelles, revenez demain ; emprisonnés, torturés, tués et jetés dans des fosses communes, les pères, les frères, les maris au fil des années sont devenus comme dans le roman, ces absences obsédantes, ce vide jamais comblé, cette question sans réponse. Car il n’y a pire terreur que celle qui laisse planer l’incertitude. Dans un contexte où la liberté est minimale, tout geste artistique est donc interprété comme un franchissement de la censure ; plus les limites imposées à l’imaginaire sont grandes, plus celui-ci déploie ses ailes.

 

Quelques distinctions utiles sur liberté d’expression et de création ; limites légales

Dans les terribles semaines qui ont suivi les attentats contre Charlie Hebdo en janvier, beaucoup ont paru découvrir que la France n’était pas unanime à condamner la violence intégriste et que des voix dans ce qu’on appelle les quartiers s’élevaient pour manifester de la sympathie pour les assassins. Car l’inter culturalité religieuse et sociale est aussi une limite. La répression de ces apologies de la violence a alors soulevé un tollé ; il y aurait une liberté d’expression et une parole à deux vitesses ? Une compatible avec la République dont on autoriserait les provocations, et l’autre muselée ? Quand on ne connaît pas le sens des mots c’est à ce type de confusion qu’on aboutit. Entre la parole qui porte préjudice (l’insulte, la violence verbale, la diffamation par exemple) et l’expression d’une opinion sous une forme humoristique ou sérieuse, l’absence de distinction fait des ravages.

 

Nous vivons dans une société qui fait de la liberté d’expression l’un de ses fondements, mais qui par ailleurs fixe des limites légales aux propos homophobes, les atteintes au vivre ensemble, le racisme et l’antisémitisme, au respect des individus également (par la notion de diffamation).

À vrai dire, à cette double situation aucun juriste n’a trouvé jusqu’ici une réponse satisfaisante, sinon dans le fait de séparer les appels à l’extermination des propos qui tout en étant offensants ne causent aucun préjudice, contrairement à ce qu’on appelle les discours de haine. Première distinction.

Dans un article consacré à la notion d’offense, le philosophe libertarien Ruwen Ogier établit une distinction essentielle entre ces deux types de propos. L’offense est personnelle ; on peut se sentir offensé et répliquer en faisant appel à la loi, mais l’offense à Dieu n’existe pas. Le blasphème est rayé des textes de lois, certes, mais c’est plus fondamentalement la personne de Dieu qui ne peut être offensée en tant que telle (si tant est qu’on puisse considérer que Dieu soit une « personne » !). Selon John Stuart Mill, ardent défenseur de la liberté d’expression, les anges et les dieux ne font pas partie de la classe des êtres qui pourraient être littéralement des victimes et toute atteinte à leur égard est une offense et non un préjudice.

 

« Parlant de ce genre d’offense, Mill citait Tacite : « Les offenses commises vis-à-vis des dieux sont l’affaire des dieux ». Il ajoutait ironiquement : « Il reste à prouver que la société ou l’un de ses fonctionnaires a reçu d’en haut le mandat de venger toute offense supposée au Tout-Puissant qui ne constitue pas également un tort infligé à nos semblables ». De leur côté, les préjudices sont des actes qui causent ou peuvent causer des dommages concrets graves et évidents à des individus particuliers. Dans le domaine de la liberté d’expression, on peut parler de préjudices à propos de la diffusion de rumeurs infondées qui portent atteinte à la réputation d’une personne ». Fin de citation. L’offense ne relève pas de la justice ; elle est un sentiment subjectif, un ressenti auquel on peut accorder une légitimité, qui a toute légitimité à s’exprimer, mais elle ne peut pas concerner une entité divine, et encore moins motiver un assassinat, à moins de sombrer dans la barbarie.

 

Même si elle ne règle pas la question du passage de l’un à l’autre lorsqu’une croyance, ou un type de comportement est visé, la séparation de l’offense et du préjudice est essentielle pour comprendre quelles limites rencontre toute parole publique, en Europe, car les limites ne sont pas les mêmes dans tous les lieux de la Terre. On peut rappeler qu’aux États-Unis aucune restriction n’est posée dans la loi sur des propos insultants, grossiers ou xénophobes par exemple, alors même que les gros mots sont remplacés par des blancs dans les sitcoms et que l’image de la dernière « une » de Charlie brandie par Caroline Fourest au cours d’un entretien a été censurée par la TV américaine « Sky news ».

La deuxième distinction concerne cette fois l’artiste ; c’est celle à laquelle nous invite l’avocate Agnès Tricoire, membre de l’observatoire de la liberté d’expression, il s’agit de la liberté de création. Non reconnue comme telle en France, la liberté de création est subsumée sous la liberté d’expression. Ainsi, fin janvier 2015, dans le cadre de l’exposition Femina, le maire de Clichy demande que l’on décroche le tableau « Silence » de Zoulika Bouabdellah qui avait choqué la sensibilité de quelques représentants de la communauté musulmane. L’observatoire de la liberté de création réagit vivement par un communiqué, mais rien ne bouge. Ces gages donnés à l’extrémisme dans la crainte, bien compréhensible par ailleurs compte tenu du contexte, qu’un carnage ne se reproduise sont catastrophiques ; ils constituent une démission républicaine. Agnès Tricoire propose une distinction qui semble opératoire dans son Petit manuel de la liberté de création (2005) avec la liberté d’expression.

 

Il s’agit de tracer une limite entre ce qui relève des arts, qui supposent un rapport à l’imaginaire, et les discours de communication sociale et politique, ou les témoignages. Pour la littérature, la distinction est toute trouvée par la théorie ; c’est celle que l’on établit classique entre fiction et non fiction. Le récit de fiction n’enchaîne pas son auteur aux opinions que certains personnages véhiculent. On peut mettre dans la bouche d’un personnage fictif des propos haineux, violents ou pornographiques ; jusqu’à preuve du contraire, ils sont prononcés dans un cadre circonscrit au récit lui-même qui ne comporte pas de limites légales puisque ce n’est pas l’auteur qui parle.

Ainsi le scandale suscité par la sortie des Bienveillantes de Littell en 2006. Le roman raconte les exploits d’un haut gradé de l’armée allemande préposé au massacre des populations juives d’Europe de l’Est entre 1940 et 1942. Dans la mesure où le soldat allemand narrateur à la première personne du singulier raconte l’extermination de milliers de juifs, l’auteur réel et empirique ne peut être tenu comptable des propos que tient son personnage par ailleurs montré sous un jour odieux. Et pourtant ce livre a soulevé une polémique. Il est vrai que la limite, puisqu’on en parle, est fragile entre les propos d’un personnage et ceux que l’auteur met dans sa bouche ; tout dépend alors de la manière dont ce personnage est perçu.

 

Autre exemple ; dans Une saison de machettes, Jean Hatzfeld donne la parole aux meurtriers hutus dans la guerre civile du Rwanda. Après avoir enquêté sur le massacre du côté des victimes et avoir donné la parole aux survivants des tutsis massacrés dans un livre poignant qui s’intitule Dans le nu de la vie, il revient au Rwanda au moment des procès de 1998 pour tenter de comprendre quelles furent les motivations de ceux qui ont pris la machette contre leurs voisins, contre ceux avec lesquels ils allaient au puits ou buvaient une bière le soir en rentrant du travail. Horrifié parce qu’il entend, le romancier s’oblige dans ce roman document à une impartialité qui peut paraître choquante ; il laisse ses interlocuteurs s’exprimer, leur donne non pas une caution morale, il ne faut pas s’y tromper, mais par-delà la justice qui est passée une sorte de justice du roman qui est ce droit à toute parole d’être tenue.

 

On aborde ici la question de la limite morale, de ce que peut supporter de lire un lecteur. C’est tout aussi problématique au cinéma ; faire d’Hannibal Lecter un héros est problématique parce que cela questionne notre ethos de spectateurs. Cependant c’est peut-être le sens même de la littérature et des arts qui est en jeu ici. Milan Kundera dans L’Art du roman rappelle ceci « Le roman, c’est le paradis imaginaire des individus. C’est le territoire où personne n’est possesseur de la vérité, ni Anna ni Karénine, mais où tous ont le droit d’être compris, et Anna et Karénine ». En ce sens le roman est un tribunal, mais un tribunal qui ne statue pas sur le sort de ses acteurs, qui ne juge pas. Libre alors au critique de condamner un texte qui donne la parole aux meurtriers et plus encore celui qui lui donne la parole à la première personne du singulier. Toute limitation serait une atteinte à la vérité du témoignage. Appliquer aux textes littéraires une censure de nature morale et politique au nom de limites culturelles à ne pas dépasser n’aurait pas de sens car dans ce cas où mettre le curseur ? On peut ajouter que l’encouragement de l’autocensure à laquelle se livrent les éditeurs soucieux de ne pas multiplier les procès est un véritable problème aujourd’hui pour les écrivains.

 

Car ces limites sont bien souvent élastiques... Faut-il rappeler que si la réédition de Sade a été condamnée, des productions pornographiques sans autre intérêt circulaient dans les années 50 sans être inquiétées alors que l’initiative de Pauvert a soulevé un tollé ? Que réprime-t-on en réalité lorsqu’on bafoue la liberté de création et qu’on lui fixe de très étroites limites ? Le fait que l’œuvre puisse avoir une influence sur les comportements ? Il faudrait être persuadé que la lecture de Sade rend libertin, que celle de Genet rend voleur et homosexuel, que celle de Nabokov rend pédophile ; encore un pas et on se demanderait presque si lire Hervé Guibert ne transmet pas le sida. Ces arguments ridicules sont ceux dont se servent pourtant les bien-pensants qui en appellent aux « limites ». C’est assez stupide pour se passer de commentaires.

 

La liberté suppose qu’on prenne le risque d’explorer les confins de la nature humaine ; c’est ce que fait l’artiste, et s’il se fixe des limites, il manque la vérité, il triche avec lui-même et avec ses lecteurs. Lorsqu’on interdit une œuvre, ce qui est censuré est non l’expression du réel, mais la capacité même de la littérature à proposer des alternatives à la réalité. Cette censure de l’imaginaire est ce que dénonce Agnès Tricoire.

 

Le rire jusqu’à la gêne

Or cette liberté a à voir avec le rire. Dans les années 1920 un théoricien de la littérature, Bakhtine, s’est intéressé à l’œuvre de Rabelais ; il la définit comme inclassable précisément parce que sa posture fondamentale n’est pas telle ou telle doctrine limitée, mais la capacité à rire. C’est le rire énorme de Gargantua qui va de pair avec son appétit de vivre (et son appétit tout court). C’est l’inversion carnavalesque de toutes les valeurs qui fonde ce rire, c’est la radicalité d’une mise en cause des valeurs d’une société sclérosée dans laquelle l’humaniste chrétien médecin, ne se reconnaît plus. C’est la gigantesque dérision de tout ce devant quoi les autres tremblent.

 

La capacité de l’auteur à rire du sérieux de la faculté de théologie de la Sorbonne, des autorités, les auctoritates est le meilleur antidote contre la parole officielle. Que cette parole soit celle des « parole gelées » de Pantagruel, ou la novlangue des dictatures modernes, qui se définissent comme seule vérité c’est la même histoire qui se décline ; la polyphonie, le polylinguisme contre la langue consacrée nous sauvent du monologue des institutions. Rabelais ne défend pas telle ou telle conception du religieux, il ne se situe pas dans des cadres où son opinion pourrait être identifiée comme différente de celle de ses « ennemis ». Il se donne la capacité à se moquer de tout. Sa cible principale, l’Église connaît aussi des personnages remarquables. Le courage de frère Jean des Entommeures dans Gargantua qui s’empare de la croix comme une arme contre les sujets du roi Picrochole est un personnage à la fois touchant et comique. Et puis il défend ses vignes, et on sait à quel point cela importe pour Rabelais qui met en balance (il met le jeu de mots dans la bouche de son personnage) le « service du vin au service divin ».

 

Kundera parle dans L’Art du roman du « rire de Dieu » face aux entreprises humaines ; les hommes limités dans leur vie elle-même et dans leurs actions se confrontent à la grande liberté divine. Qui a entendu rire Dieu, dit-il, ne se soucie plus d’avoir raison, dit-il et c’est sans doute la raison pour laquelle le rire, la capacité à faire rire est ce qui est le plus insupportable aux adversaires de la liberté d’expression. Le rire insituable, atopique, totalement libre (y compris de rire de soi-même) est le propre d’un libéralisme absolu ; celui de la pensée. Être capable de réflexivité, de mise à distance de nos désirs et de nos croyances les plus centraux est la vertu des sociétés démocratiques, le socle de leur culture ; c’est précisément ce que détestent tous les intégristes et tous les tyrans qui veulent des peuples à genoux, sans esprit critique, sans autre credo que celui de la peur et de la haine.

 

La vie des œuvres est suspendue à cette liberté absolue. Que Charlie ait été un « journal irresponsable », il le revendiquait dans sa couverture même. Que cette irresponsabilité ait été une inconséquence, comme certains l’ont affirmé, est tout simplement faux. L’histoire récente a malheureusement prouvé que les signataires des caricatures ont totalement assumé leur choix.Mais pourquoi le rire suscite-t-il une telle haine ? Umberto Eco dans Le nom de la rose raconte l’histoire de ce livre d’Aristote perdu sur la comédie conservé dans le cabinet secret d’une abbaye. Les prêtres trop curieux qui veulent lire le texte interdit, car c’est un texte du paganisme antique, sont mystérieusement foudroyés et punis de leur désobéissance. Les fléaux de l’Apocalypse de saint Jean s’abattent sur eux réalisant la prophétie de la façon la plus épouvantable. Or, ce livre porte sur le rire. L’intégrisme, le fondamentalisme, le dogmatisme ne supportent pas l’ambiguïté et la liberté du rire parce qu’il fait exploser les limites de notre monde. Certes nous ne rions pas des mêmes choses, mais le rire explore justement les limites de nos capacités à comprendre le monde et à prendre distance par rapport à nos valeurs.

 

Le gardien jaloux de la bibliothèque, un prêtre fanatique du nom de Jorge, extermine les jeunes moines trop curieux, trop vivants, trop peu respectueux du dogme. Il est à sa manière un terroriste. Le mot de terrorisme comporte le terme « terreur » ; car il s’agit évidemment de semer la peur et la soumission, mais c’est surtout faire de la peur et de la soumission un système de gouvernement et, des peuples des esclaves. Mais, au fait, la soumission à quoi ?

On a trop souvent dit que le terrorisme du XXIe siècle était un terrorisme sans projet politique, un geste désespéré de ceux qui ne peuvent se faire entendre autrement. Depuis les actions du terrorisme palestinien qui visent à la reconnaissance d’un territoire et d’un peuple, les terrorismes contemporains depuis le 11 septembre seraient sans projection dans l’avenir, sans objectif politique. Je pense au contraire qu’il y a un objectif très clair dans les actions menées contre des artistes, des humoristes, des intellectuels ; il s’agit pour les commanditaires des attentats de janvier de modeler non pas les institutions, mais l’imaginaire commun.

 

Modeler l’imaginaire, c’est faire les lois futures. Le poète fait le législateur disait Hugo en parlant de Shakespeare. Quand des voix s’élèvent pour s’inquiéter que la presse soit allée « trop loin » et dénoncent l’humour trash, le fait de choquer les sensibilités ou de peiner, quand des expositions consacrées aux caricaturistes morts sont annulées, pour des raisons de sécurité, on tue une deuxième fois ceux qui sont déjà morts de la barbarie et de la folie djihadiste. Il est légitime de s’inquiéter de la sécurité de ceux qui organisent ces expositions, ces commémorations, mais le silence ne peut être une réponse à la violence extrême. Bien sûr, il est compréhensible d’invoquer la crainte, les bonnes raisons que nous avons tous de ne pas prendre de risques. Mais j’ai en mémoire un témoignage d’une résistante de la seconde guerre mondiale qui voulait enrôler dans la Résistance une jeune recrue mère de famille. Celle-ci lui avait répondu : « Je ne peux pas m’engager dans le combat, parce que j’ai des enfants », à quoi elle avait rétorqué que précisément parce qu’elle-même avait des enfants, elle estimait impossible de ne pas s’engager car elle ne voulait pas qu’ils vivent sous le régime nazi. La liberté d’expression ne se négocie pas, ne se partage pas, ne peut être un objet de marchandages sordides ; elle est ou elle n’est pas ; si certains tentent de la limiter et si ces limites sont acceptées, tout est perdu.

 

Mais quid de la parole privée ? Beaucoup d’exemples me viennent à l’esprit. Trop. Il y en a qui sont particulièrement touchants ; dans le roman de Tolstoï, Anna Karénine, c’est le silence de Kitty et de Lévine. Lévine a demandé en mariage la jeune fille qui, étourdie par la vie moscovite, a refusé sa proposition. Il revient vers elle quelque temps après et au cours d’une promenade se jure de lui parler. Mais le temps passe, les occasions manquent, et alors que chacun attend de l’autre un signe, il ne se passe rien. Il est sans doute plus difficile de franchir les limites de l’intimité de l’autre que celles de la parole publique. La limite c’est aussi la pudeur, la réserve et la peur d’être rejeté. Nous vivons sans cesse avec des limites ; et dans le domaine de la parole privée, les transgresser ne peut pas être considéré automatiquement comme un progrès. Le discernement, la prudence, le tact et surtout l’attention fait que nous nous fixons à nous-mêmes des limites, mais tout est là justement ; ce sont des limites choisies et pas imposées. S’autocensurer c’est aussi un geste de puissance et de sagesse, s’autocensurer parce qu’on a fait un choix de vie est un geste de liberté. Un geste à ne pas confondre avec l’autocensure qui naît de la contrainte extérieure et des limites que peut nous imposer la peur ou la répression politique.

 

Ainsi, la possibilité en contexte démocratique de réussir sa vie, de faire de sa vie une extension de ses possibilités réelles (et pas une promesse non tenue), le fait d’assumer et d’exhiber une liberté partagée devrait, à soi seul, être un argument contre les fondamentalismes qui fabriquent du malheur, de l’inégalité, de l’aliénation, de la bêtise.

« La liberté d’expression dont se revendique Charlie Hedbo trouve jusque dans la répugnante réponse qu’elle a suscité la confirmation de sa nécessité » écrit Patrick Savidan dans Raison publique, au lendemain des attentats. Au-delà de la beauté de ce paradoxe il y a une attitude qui consiste à être obstinément, et sans aucune concession, les enfants de la démocratie quand bien même celle-ci nous aurait déçu, aurait été l’objet de critiques parfois justifiées.

Dans un monde multiculturel, les limites des uns ne sont pas celles des autres ; le point de vue n’est pas le même et les différences peuvent être grandes, mais nous avons au moins une certitude ; assassiner autrui pour ses opinions, ses déclarations, ses œuvres, ses actions dans le domaine privé, sa manière s’habiller, que sais-je, c’est dépasser la seule limite commune à la plupart des civilisations ; celle du respect de la vie.

 

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QUESTIONS / RÉPONSES


N’est-on pas trop formaté par notre culture occidentale dans les questions de liberté d’expression et de création ?

L’illusion de la culture occidentale depuis le XVIIIe siècle a sans doute été de croire qu’elle était LA culture et qu’elle reflétait une sorte d’universalité à laquelle les autres devraient naturellement se plier. C’est ce que l’on trouve dans les textes d’ethnologues de la fin du XIXe siècle qui ont assisté au processus de colonisation. Quand on lit les textes de ces ethnologues et ceux d’aujourd’hui, on a l’impression qu’ils ne parlent pas des mêmes objets, ou des mêmes peuples. Il s’agissait, alors pour eux de civiliser, d’apporter la vérité et la modernité.

 

Ne sommes-nous pas trop formatés, ne devrait-on pas faire preuve de cette réflexivité qui nous conduit à nous mettre en question ?

Si, certainement, en même temps, n’est-ce pas être victime de l’illusion inverse, penser qu’il pourrait y avoir un point de vue universel, extérieur à toute culture d’où on pourrait édicter des règles de vie en commun et évaluer nos comportements : ce témoignage était plus ou moins lié à une culture occidentale, parce que nous vivons dans cette partie du monde, c’est comme cela que je l’ai entendu, non d’un point de vue universalisant et impérialiste, mais comme une façon de nous rapporter à notre propre culture.

 

Par exemple, cela ne me dérange pas quand je vais en Arabie saoudite, ou ailleurs, faire une conférence de me voiler totalement parce que je sais que dans cette partie du monde, le standard social est celui-là, et je trouve que nous devons respecter les coutumes des personnes auxquelles nous rendons visite.

C’est une question d’hospitalité. J’entends cette question de la tolérance plutôt en terme d’hospitalité, mais une hospitalité conditionnée par le fait que l’autre respecte notre culture, évidemment. Et notre culture et nos institutions politiques sont attachées à la liberté d’expression.

 

Est-il possible de clarifier « La culture du dissensus », d’après le titre de l’ouvrage cité dans l’exposé ?

Le dissensus : la question est abordée dans un ouvrage de Jacques Rancière, La Haine de la démocratie (2005). Il montre qu’il y a deux reproches que l’on adresse à la démocratie.

La démocratie est un processus inachevé, à cause de la persistance du problème de pauvreté dans nos sociétés, mais aussi parce que le pouvoir du peuple est confisqué par des institutions et des instances. Tout le monde connaît ce discours anti-européen qui a cours actuellement : « Nous sommes dans une Europe à marche forcée, on a confisqué au peuple le pouvoir de décider eux-mêmes », c’est le premier grief

L’autre grief est tout l’inverse, il y a trop de libertés, la démocratie, c’est n’importe quoi, c’est le bazar.

 

Le dissensus, le fait que nous ne soyons pas d’accord sur les principes fait partie de cet espace public de discussion qui peut être une discussion extrêmement musclée. Par exemple, lorsque les caricatures de Charlie Hebdo ont paru dans les premiers journaux, le recteur de la Mosquée de Paris était dans son rôle en allant au tribunal, « Je suis choqué, je me sens offensé dans ma croyance ». Il n’y a rien à redire à cela, c’est le signe qu’il y a un espace qui fonctionne où on peut échanger des idées. La loi, la République va trancher sur ce qui est de l’ordre du séculier.

Le dissensus est la possibilité d’une discussion conflictuelle et précisément, l’histoire des arts en donne de nombreux exemples. Lorsque les Colonnes de Buren furent construites au Palais-Royal, les gens pouvaient exprimer leur opinion sur les palissades : « C’est magnifique, c’est une œuvre novatrice, c’est horrible, un petit malin qui écrit, le chien Totor, je suis content, je vais savoir où je vais lever la patte »…

 

Dans la démocratie, l’espace dissensuel c’est la possibilité de discussion, c’est aussi la vie associative, la possibilité qu’il y ait des lieux où s’expriment des sensibilités différentes dans la société, dans le respect des autres différences. Le respect ne veut pas dire pour autant que l’on s’interdise de dire ce que l’on pense. La discussion peut être très vive, elle peut porter sur les choses de fond. Si on envisage la démocratie comme un espace neutre sans aucun conflit, on prend un risque, qui est celui de ne plus accepter le moindre discours qui sorte, par sa radicalité, d’un certain modèle.

 

On a des exemples de ce qu’on appelle le politiquement correct aujourd’hui. Il existe une censure invisible pour les gens qui regardent des séries télévisées. J’en ai pris conscience avec la bioéthique. Dans son Petit éloge des séries télévisées, Martin Winckler montre toutes les micro censures que nous ne voyons même pas ; cela porte atteinte à la liberté de création. Il s’agit de la mise en scène de médecins urgentistes, de malades : il existe une série américaine et une adaptation française de « Dr House ». Dans cette dernière, des épisodes ont été coupés : on a retiré depuis les lois sur le tabac, toutes les scènes où le médecin va fumer dans un coin, où il est représenté le mégot au bec. Ces petites censures peuvent paraître peu graves, mais multipliées, elles constituent une restriction de l’espace public, et de toute façon un mensonge envers le spectateur. Je ne suis pas pro tabac, ce n’est pas la question.

 

Au moment où Charlie Hebdo publiait le journal quand il n’était pas inquiété par des groupes extrémistes, en tant que femme, j’ai été choquée, je n’ai pas apprécié les personnages de Wolinski représentés avec d’énormes seins, certains dessins m’ont paru vulgaires, il n’empêche que je trouvais normal qu’il puisse les publier. J’aurais défendu qu’il puisse les publier en situation d’interdiction de censure.

Nous avons fait le constat qu’autrefois, nous vivions en autarcie et que cette autarcie a explosé. Comment est-il possible de conjuguer liberté d’expression et codes de vie différents dans nos sociétés multiculturelles ?

 

Il s’agit de rebondir sur la conclusion de l’exposé pour savoir si la limite que nous partageons peut l’être avec beaucoup de civilisations. Le point primordial est le respect de la vie humaine, le fait que quand on n’est pas d’accord avec quelqu’un on discute, on va au tribunal si on s’estime offensé, mais on ne prend pas la kalachnikov.

Plusieurs remarques peuvent être faites sur cette question de la liberté comme valeur suprême. Au moment des attentats, j’ai entendu plein de choses sur la liberté. Un étudiant de la fac est venu discuter avec un groupe que j’animais, en disant : « Je ne suis pas Charlie, je pense qu’ils n’auraient pas dû publier cela, Ils l’ont bien cherché, tous les juifs sont riches et puissants, la Shoah n’est pas si grave que ça. On en fait tout un plat ».

Donc première définition de la liberté : J’ai le droit de dire n’importe quoi, dans l’espace public, voilà mon opinion y compris si elle diffuse de la haine, c’est ma liberté. Eh bien non.

La liberté peut se définir dans l’espace public par l’autonomie, c’est à dire la capacité de se fixer des règles soi-même, ne pas dire n’importe quoi, ce qui ne veut pas dire que parfois, on ne soit pas dans l’excès mais il y a cette idée que dans un espace démocratique, on a un rapport à l’expression qui peut être un rapport auto régulé. Si ce rapport devient hétéro régulé, c’est qu’il y a un problème avec un groupe de pression ou la forme de l’État ou une religion qui interdit.

 

La question de la valeur de la vie, a été abordée par la question de l’évocation du martyre.

Dans la chrétienté primitive, il était préférable de mourir en martyr pour sa croyance, même chose sur le plan politique à propos de la résistance : Y a-t-il des valeurs qui transcendent la valeur de la vie ? Je n’ai pas de réponse.

Du point de vue de l’organisation des sociétés, que serait une société qui prônerait la mort plutôt que la vie comme Daesh ? Quel pourrait être un modèle de société qui prêche le fait que l’on soit libre d’assassiner qui on veut à partir du moment on se sent offensé, sans médiation de la loi humaine ? Je ne vois pas. Ce serait la barbarie pure et simple, pas la société.

 

Autre question ; certains ne vont-ils pas trop loin dans la liberté de parole ? La question s’est posée pour Salman Rushdie. Pensez-vous que quelqu’un choisisse de devenir victime d’une fatwa et de transformer sa vie en enfer ? Certes non. Il exerce tout simplement sa liberté d’écrivain, et ce faisant, il repousse les limites de la liberté d’expression. Mais il faut faire preuve de courage ; il s’adresse à un public multiculturel, justement, ses romans sont multiculturels, mais ce faisant, ils choquent des convictions. L’écrivain d’aujourd’hui sait que ses œuvres seront traduites s’il a du succès ce qui signifie qu’elles seront lues dans des cultures très diverses ayant des valeurs souvent opposées.

 

Dans un contexte politique encore dominé en Italie du sud par la Camorra, quand il a publié Gomorra, (2007) Roberto Saviano savait qu’il allait prendre un risque énorme, et que peut être sa famille aurait aussi à souffrir de la dénonciation de la mafia. Il n’empêche, il donne des noms, des adresses, et après ce livre, la parole s’est libérée. Beaucoup de repentis sont sortis de l’ombre. Maintenant il est possible de faire en Sardaigne et un peu en Sicile des voyages Mafiafree. On brise l’omerta. Ce livre a déverrouillé bien des souffrances et bien des silences car la mafia, c’est aujourd’hui surtout le trafic de drogue. Parfois, il est préférable de parler plutôt que de se taire. Et peut-être même parler à tout risque, sachant que chacun a l’arbitrage de ses propres choix, sachant que dans une société mondialisée ce qui peut informer ou faire rire les uns va heurter les autres. Si on tient compte de toutes les sensibilités, et si on pèse tous les risques, on ne dit plus rien ; on s’appauvrit.

 

Liberté d’expression et codes de vie

Bien sûr, nous rencontrons des codes de vie différents d’autant que nous sommes dans des sociétés de plus en plus multiculturelles. Parfois, par nos usages, nous choquons par ignorance. Par exemple au Japon, une carte de visite mal présentée, d’une seule main est un manque de respect envers son interlocuteur. On peut pêcher par ignorance, en même temps, respecter tous les codes de toutes les civilisations qui peuvent coexister dans un pays, c’est extrêmement compliqué, cela suppose des arbitrages, et une connaissance des usages qu’il est très difficile de posséder.

Quand nous parlons blasphème, à quelle religion allons-nous donner la priorité ? Ce qui est dogme pour les uns est blasphème pour les autres, comment définir cet espace sans commettre des injustices ? Du point de vue de la loi c’est extrêmement difficile. C’est pourquoi la laïcité garantit la liberté de tous.

On peut résumer en disant que la communication publique qui est placée sous le signe du droit alors que la communication privée sera placée sous le signe du devoir ; on peut se taire par respect, par amitié, pour conserver la confiance d’une personne; on ne peut alors parler d’autocensure.

Quelles seraient de manière consensuelle les valeurs déterminantes qui définiraient un droit vraiment multi religieux ? Je souhaite bon courage au législateur qui s’attellerait à une telle tâche.

 

Dans cette question de savoir à qui on accorderait le plus de crédit, il y a rupture d’un principe républicain qui est celui de l’égalité entre les cultures. En interdisant telle pratique ou tel discours au nom de la religion, on donnerait plus d’espace à une culture qu’à une autre culture, du coup on romprait le principe d’équité, et en voulant faire bien on ferait pire.

La loi s’adapte à la multi culturalité qui est la n

ôtre, peut être avec un certain retard sur la réalité sociale. Le fait de ne pas bouger sur certains principes maintient l’idée qu’il doit y avoir un lieu d’échanges neutralisé. Un philosophe de l’École de Francfort tient beaucoup à cette notion, qui vient des Lumières : il s’agit de Jürgen Habermas, et cet espace de dialogue, il le nomme Éthique de la discussion. Sa question est la suivante : y a-t-il un espace où je peux mettre de côté mes croyances ? Cela ne veut pas dire croire moins ; on peut régionaliser ce que l’on est dans sa vie privée sans régionaliser le noyau central de sa foi. On doit accepter cet espace public où on côtoie des gens qui ne partagent pas nos convictions ; tout dépend comment on l’interprète, il peut être vu par ceux qui sont pour une censure radicale comme une vaste foire d’empoigne, comme ce bazar qu’est la démocratie, dénoncé comme dans le livre de Jacques Rancière. On peut raisonner comme cela, mais dans un monde qui se veut libre, il y a forcément des écarts énormes entre modes de vie. On peut le voir aussi comme une richesse et une occasion de se confronter à ceux qui ne nous ressemblent pas.

 

Offense et préjudice

La ligne entre offense et préjudice est difficile à cerner car les limites se déplacent, mais en gros, l’offense est un sentiment privé. On se sent offensé, mais cette offense ne vexe que notre ego sans nous créer de tort. Le préjudice est le fait d’être atteint dans sa vie, ses intérêts. Par exemple, la diffamation porte préjudice à la réputation d’une personne ; elle est donc punie par la loi. Mais la notion d’ « offense » appliquée à Dieu n’a pas de sens, car nous sommes dans une dimension transcendante, pas dans le cadre des règles qui s’appliquent à la vie sociale.

Au moment de l’affaire Charlie, l’offense à une religion a été traduite en terme de préjudice envers la communauté musulmane de France mal aimée dont les modes de vie ne seraient pas compris, avec toutes les réactions en chaîne que cela peut entraîner dans la société, ce que nous ne devons pas sous-estimer. L’offense peut se transformer en préjudice si au nom des attentats on met tous les musulmans dans le même sac et qu’on répond à la violence par la stigmatisation.

 

Où est la place de l’amour dans la liberté d’expression ?

En tant que question républicaine, c’est une question difficile, parce que l’amour est chose privée, mais par rapport à ce que je viens dire, je me souviens du témoignage d’un jeune musulman qui m’a ébranlée lors d’une émission TV. Il parlait des valeurs de la République, il disait liberté, égalité, d’accord. Mais cela ne me fait rien si je ne me sens pas accepté dans ma vie de tous les jours par la communauté dans laquelle je vis. Peu me chaut la liberté si je n’ai pas la fraternité.

Or, ce qui m’a manqué c’est la fraternité. En tant que jeune ayant une couleur de peau, j’ai souvent été contrôlé, parfois violemment, et c’est une dimension dont j’ai été privé : où est l’amour ? Question que l’on peut poser de bien des façons. Il a raconté son parcours de croyant (respectueux des valeurs de la République) qui entre comme jeune philosophe à l’École normale supérieure, qui passe les concours de la fonction publique. En même temps il se fait admettre dans une fraternité musulmane pour pallier ce qui lui a manqué, cette dimension de lui-même qui n’a pas été reconnue. Inutile de dire qu’il a été horrifié par ce qui s’était passé en janvier. communauté qui a besoin de se justifier. Nous sommes confrontés à cette difficulté de la multi culturalité d’où la question de l’impossibilité d’un point de vue impartial, de cette nécessité de remettre peut-être pas de l’amour, le mot est trop personnel, mais de la compréhension, de l’huile dans les rouages de la communication, et surtout de la confiance.

Dans un premier temps, il semble qu’il y ait un apaisement nécessaire à la restauration d’une forme de fraternité. Nous avons besoin de toutes les sensibilités culturelles ; c’est la base de notre société et de notre pays qui a toujours été une terre d’accueil.

 

À quelle condition, le rire peut-il ouvrir à la tolérance ? Le rire de Dieu.

C’est une expression. Luis Borges raconte dans Les deux rois et les deux labyrinthes que deux souverains se disputent sur une question de doctrine dans le désert (il s’agit du Coran), en haut, Dieu est en train de rire… Car peu lui importe. De son point de vue ces croyances sont équivalentes.

C’est une manière de comprendre ce qui peut être proche du point de vue divin (équivalent, je ne me permettrais pas) dans une société. On doit pouvoir se donner la liberté de rire des autres, mais aussi de soi-même, sans pour autant risquer sa vie. Pas de rire sans autodérision. Le seul personnage qui ne rit pas dans Le Nom de la rose d’Umberto Eco, c’est Jorge. Jorge est un fanatique, un fou. Il préfère tuer les jeunes moines trop curieux qui s’intéressent au livre caché de La Comédie d’Aristote parce que c’est un livre du paganisme. Mieux vaut la mort qu’un blasphème. Et ce personnage est ce que Rabelais appelle un agélaste, quelqu’un qui ne rit pas.

 

Question complémentaire de la précédente, on peut rire de tout, mais pas avec tout le monde ; cette phrase de Desproges est plus vraie que jamais. Il y a des gens qui rient des mêmes choses et d’autres qui en sont choqués. Mais si on considère les choses de plus loin, l’ouverture à la tolérance commence avec la possibilité de l’autodérision. Il y a des espaces de croyances où elle se manifeste, il y en a d’autres où je la vois moins.

C’est souvent dans le jeu, le rire et la dérision que se désamorcent les conflits. Mon fils jouait tout petit à des jeux vidéos avec des copains, un musulman, un de confession juive, un autre de famille juive totalement laïque. Ils se donnaient des surnoms dans ce jeu, « Israël vaincra », « Mort aux juifs », « Bougnoulsland ». Mais cela n’entamait en rien l’amitié qu’ils pouvaient se porter, parce que leur différence s’exprimait par le partage du rire. Cette complicité est restée.

 

L’importance de la blague a été rappelée lorsque j’ai organisé avec des collègues juristes, un colloque sur le blasphème à l’université de Poitiers où j’enseigne. Entre des représentants des communautés protestante, catholique, juive, et musulmane, il y a eu une table ronde avec les porte-paroles. J’ai été très sensible à la parole d’un représentant de la communauté juive, qui n’était pas un rabbin, disant, nous encourageons la blague y compris la blague de mauvais goût sur notre propre religion et nous la pratiquons allègrement, comme une sorte de thérapie.

Chacun peut faire le ménage chez lui. Ensuite le rire peut ouvrir à la tolérance, à cette condition de mise à distance de soi, ce que ce que l’on est et de bienveillance envers l’autre.