Présentation de l'association Femmes 2000 par Jamila Bahij.
La Pierre Qui Vire Juillet 2003
Avant-propos et parcours personnel
Je m'appelle Jamila Bahij, je suis arrivée en France dans le cadre du regroupement familial en 1965, mes parents sont originaires du sud de Maroc (Marrakech).
Nous sommes dix enfants, six filles, quatre garçons, les six premiers nés sont décédés, je suis la fille cadette, j'ai été, très tôt, soutien de famille, car ma sœur aînée est partie très tôt de la maison, elle a choisi de se marier très jeune.
Moi, pour faire reculer l'âge du mariage, j'ai choisi d'être soutien de famille. Pour ne pas rompre brutalement le cordon familial, comme certaines filles, soit en faisant des fugues ou tenter de se suicider parce qu'on voulait les marier contre leur gré, j'ai préféré suivre mon parcours, travailler et aider ma famille.
Mon père est venu en France à la demande de ses employeurs, il travaillait pour une grande société de parfumerie au Maroc. Mes parents avaient déjà une éducation européenne avant d'arriver en France ce qui fait que nous n'avons pas eu de problèmes d'intégration, grâce aussi au dispositif d'accompagnement mis en place pour l'arrivée des premiers migrants dans les années soixante.
Nous avons bénéficié de l'encadrement social qu'il fallait. Ma mère était en relation avec les travailleurs sociaux et familiaux qui l'aidaient dans ses démarches (transport, médecin..)
Mes parents ont quitté le Nord-Pas-de-Calais pour rejoindre la région parisienne, on est arrivé à Mantes la Jolie dans les années 70. Mon père travaillait chez Renault.
J'ai poursuivi mes études secondaires, mais je ne pouvais pas aller à l'université car la fille devait toujours rester très proche de sa famille, il fallait rester vierge de toutes expériences. J'ai dû trouver des formations pour garder le niveau, ce n'était pas facile, de maintenir le fil conducteur par rapport à ma propre évolution.
J'ai fait des stages dans les centres sociaux, j'ai accepté d'être bénévole dans les différentes associations, pour apporter à ma famille tout ce dont ils avaient besoin.
Mes parents étaient analphabètes, mais ils avaient une richesse culturelle qu'ils nous ont inculquée par rapport à nos origines berbères, c'était une complémentarité par rapport à ce que j'ai découvert ici dans l'intégration.
Je ferai malgré tout l'expérience des premières générations sacrifiées de jeunes maghrébines en France en acceptant les conditions d'un mariage traditionnel, je ne voulais pas contrarier ma famille, je ne connaissais pas mon mari.
Je me suis mariée à 22 ans, mais j'ai divorcé tout de suite après la naissance de mon fils. Mes parents ont eu du mal à accepter mon divorce, mais ils m'ont soutenue.
Je m'étais aperçue à quel point il était difficile sur le plan familial, social de se battre en tant que femme, de choisir de lancer un défi, de divorcer parce qu'on ne se sent pas bien, pour que cela n'apparaisse pas comme la remise en cause des mœurs, des origines. Je ne voulais pas peiner mes parents et respecter les protocoles qui me permettraient de les quitter en bon terme.
Compte tenu de mon héritage culturel, bien sûr !
Cela s'est bien passé pour moi, donc j'ai voulu aider les autres femmes qui étaient en difficulté par rapport à l'intégration, aux mariages forcés, au divorce et faire l'accompagnement social de ces femmes car je m'étais aperçue que c'était difficile pour les travailleurs sociaux et au niveau des tribunaux. Cela a été une des raisons pour lesquelles j'ai décidé de constituer l'association Femmes 2000 à Mantes la Jolie.
Les services publics renvoient les personnes en difficulté aux mœurs et à leurs origines alors que lorsqu'on réside dans un pays d'accueil, c'est la loi du pays d'accueil qui doit être prioritaire et non celle du pays d'origine.
Je me suis aperçue que les conventions franco-marocaines ou algériennes ou africaines n'étaient pas souvent appliquées et inconnues. Ce qui a fait ma force sur le terrain c'est d'avoir utilisé ces conventions, de les avoir fait appliquer et d'avoir constitué un réseau d'avocats qui connaissaient bien le droit international et de traiter au cas par cas et d'intervenir aussi dans les pays d'origine. C'était la meilleure manière de faire intégrer les personnes en difficulté dans le pays d'accueil.
J'ai été particulièrement utile dans le cas des mariages forcés, en informant les jeunes filles sur leurs droits pour ne pas avoir à subir éventuellement l'abandon du mari, l'enlèvement en représailles de leurs enfants ou le retrait de leurs papiers.
Notre association a été très efficace dans les cas de polygamie soit que les femmes aient à faire face aux menaces de la part de leurs maris pour les contraindre à accepter les secondes épouses, soit aux évolutions des lois françaises interdisant la polygamie (lois Pasqua de 1993) et dispositions du gouvernement Jospin interdisant la reconduite du titre du séjour du mari s'il ne décidait pas de divorcer de sa seconde épouse.
Cela a été catastrophique sur le terrain. Des maris allaient perdre leur emploi si leur titre de séjour n'était pas reconduit. Des conflits sont apparus entre les épouses, aucune ne voulant divorcer, il y avait celle qui travaillait et donc apportait de l'argent au foyer et l'autre mère au foyer, souvent la plus âgée.
L'association a géré cette situation, informé les services publics, accompagné les familles. Dans beaucoup de cas les épouses plus jeunes, celles qui avaient un statut social (femmes mariées) sont parties dans leur pays avec leurs enfants. D'autres, pour garder leur statut de femmes mariées (crucial dans la société africaine) ont joué le jeu, elles ont accepté des divorces blancs.
Pour la communauté africaine, la polygamie n'est pas le choix d'avoir deux ou trois femmes mais celle de garantir aux femmes un statut social, d'être respectées dans le village.
Beaucoup de situations d'injustices, de discrimination vont naître de la méconnaissance de ces situations sociales et de la non-application des conventions juridiques existantes. C'est en cela que l'action de notre association a été utile, même si ces conventions paraissent archaïques, il fallait les faire appliquer.
Ces situations ont créé de profonds dysfonctionnements dans les services publics, des conflits et agressions de la part des usagers.
Les situations d'injustice sont flagrantes lorsqu'on examine le cas d'une femme abandonnée avec ses enfants, sans revenu, n'ayant jamais travaillé qui se présente aux permanences d'accueil des services publics, qui risque l'expulsion, sans que l'on se préoccupe du mari qui, lui, peut continuer à vaquer à ses occupations ou toucher sa retraite et même faire venir une nouvelle épouse.
Pour cette femme, s'entendre dire qu'on ne peut rien faire car ce sont les effets des mœurs ou des coutumes de son pays est profondément injuste.
La femme isolée qui ne connaît pas les lois, souvent analphabète, n'a aucune ouverture sur la vie sociale française, ainsi même une institution comme l'école convoque toujours le père, considéré comme le chef de famille, mais jamais la mère. Les enfants dans ce contexte considèrent leur maman comme une incapable majeure.
Femmes 2000 a beaucoup milité pour cette reconnaissance et rompre l'isolement de ces femmes en organisant des cours d'alphabétisation qui leur permettent de suivre le travail scolaire de leurs enfants. Nous les avons accompagnées dans leur rencontre avec les instituteurs ou professeurs et avons joué un rôle d'interprétation des situations.
Nous avons en quelque sorte joué le rôle de travailleurs sociaux.
Aujourd'hui nous sommes confrontés à des situations nouvelles avec les retraités présents en France, qui veulent vivre des choses nouvelles. Ils composent la génération des premiers immigrés longtemps célibataires en France, lorsqu'ils ont fait venir leurs femmes, ils les ont considérées plus comme des mères, des travailleuses familiales, que des épouses.
L'heure de la retraite venue, les hommes veulent vivre des choses nouvelles, ces femmes aujourd'hui abandonnées n'arrivent pas à comprendre ce qui leur arrive. Ces hommes veulent tourner la page non pas parce qu'ils ne les aiment plus mais parce qu'il y a des choses qu'ils ne peuvent pas vivre avec elles. IL faut aider à la fois les hommes et les femmes.
C'est pour remédier à toutes ces situations, pour servir de liens avec les services publics et trouver des solutions que j'ai créé, en 1991, une association qui s'appelle Femmes 2000.
Femmes 2000 est née à l'issue d'un mouvement spontané des femmes du quartier de Val Fourré à Mantes la Jolie qui sont descendues dans la rue pour la première fois pour exprimer leur colère à la suite de la mort des jeunes du quartier, soit au cours des rodéos de voitures, soit au commissariat. Elles-mêmes, victimes d'exclusion ont exprimé leurs peurs pour leurs enfants.
Elles ont manifesté avec les instituteurs pour avoir plus de moyens dans les écoles, certaines classes n'avaient plus de lumières ou de chauffage. La violence dans les écoles allaient en s'aggravant, cela ne pouvait plus durer.
L'association Femmes 2000 a obtenu une convention avec l'Éducation nationale pour l'alphabétisation des femmes en dehors des heures scolaires ou les jours de fermeture des écoles. Les enfants ont pu voir leur mère occuper leurs propres classes, leurs regards se sont transformés. C'était formidable, cela a limité la violence sur le terrain.
Les mères étaient heureuses d'apprendre à lire et écrire, mais leurs préoccupations premières restaient centrées autour de ce qu'elles vivaient quotidiennement, elles interrompaient toujours les cours pour parler de leurs problèmes.
C'est à partir de là que nous avons mis en place ce que nous avons été les premières à faire en France, la médiation sociale de proximité.
On a ouvert un bureau, les gens sont venus nous parler, on a créé un climat de confiance, quelque part on a remplacé l'Église d'avant, où les gens venaient se confesser et parler.
La médiation sociale a été très efficace en permettant d'officialiser tous les dossiers au cas par cas et impliquant directement tous les ministères. Les gens étaient souvent exclus des services sociaux habituels soient parce qu'ils n'étaient pas compris, soient parce qu'ils n'avaient pas les papiers requis. II y avait des discriminations de toutes parts il fallait remédier à cela. Tirer l'alarme en haut lieu.
La médiation sociale s'est exercée également lors de débats et rencontres avec des personnes de tout bord (sociologues, architectes...) qui ont permis aux gens du quartier de rompre leur isolement et régler leurs problèmes directement avec eux.
La journée de la Femme a été une occasion d'organiser au niveau de la ville de Mantes la Jolie non pas une fête mais des débats pour parler des droits des habitants faire avancer les choses.
Des hommes nous ont rejoints, ils sont membres du bureau de l'association, ils se présentent en qualité d'homme 2000. Ils militent pour l'équilibre des droits en matière de divorce par exemple pour la garde ou le droit de visite des enfants.
Certains enfants sont abandonnés en même temps que leur mère et ne voient jamais leur père. Des formes de délinquance naissent de situations de précarité rencontrées par ces familles, les enfants cherchant à rapporter au plus tôt de l'argent à leur mère.
On parle rarement de l'enfant qui vole pour aider sa famille à manger. Certains dans les quartiers sont entrés de ce fait dans la délinquance. II faut tenir compte de l'histoire des parents à la base ou de la fracture sociale que la société a générée.
Voilà ce que je voulais vous dire de l'association dont je suis fondatrice et présidente.
Reprise de l'intervention de Jamila
Si les filles réussissent mieux dans leur étude, c'est parce que c'est un moyen d'avoir leur autonomie.
Elles peuvent devenir soutien familial, elles ne sont plus considérées alors comme des incapables majeures et ne sont plus sous la tutelle du père, du frère de l'oncle...
La loi marocaine discrimine les filles, face à l'héritage notamment, (1 part pour elles et 2 parts pour les garçons). Je milite avec des ONG marocaines pour faire évoluer ces lois. C'est la même chose au Pakistan, en Inde.
C'est grâce au combat de ces femmes, presque toujours menacées dans leur propre pays, que les choses changeront. Elles sont en but aux fondamentalistes même ici en France. Moi aussi, j'ai été personnellement menacée.
Nous, la population des banlieues, n'avons pas voulu cela. Je me rappelle de l'arrivée des intégristes fondamentalistes à Mantes la jolie, ils s'installaient dans des caves car on les a autorisés à créer des mosquées sauvages.
Nous, on voulait attendre pour que de véritables mosquées soient construites et qu'il y ait des imams licenciés en islamologie pour éviter de raconter n'importe quoi surtout auprès de populations naïves qui ne connaissent pas les textes.
Les islamistes viennent me voir aujourd'hui car je n'ai jamais renoncé à mon combat. Ils me respectent et me font confiance.
Nous, n'ayant pas été élevés dans des cultures politiques, la première pensée que nous avons devant nos difficultés, c'est l'entraide. Viennent ensuite les difficultés du droit et donc l'ignorance des conventions entre l'état d'origine et l'état d'accueil de ces populations.
Beaucoup de femmes ont été victimes d'erreurs juridiques. Je me suis battue pour que les répudiations cessent en France, en exigeant que les juges français appliquent les conventions signées par nos pays.
Intervention de Saïd
Je suis le frère de Jamila et le premier de ma famille à être né en France. J'habite toujours à Mantes la Jolie, c'est la plus grande banlieue d'Europe.
Je voudrais réagir à propos de la question de la salle sur les relations homme/femme et la question du succès scolaire plus élevé chez les filles, que chez les garçons.
On stigmatise les gens et leurs difficultés dans les banlieues parce qu'ils sont pour la plupart d'un niveau social identique, pauvre (mais pas misérable).
On ne porte pas le même regard sur les garçons et les filles. Elles réussissent mieux que nous en classe, heureusement qu'elles sont là. Ce phénomène dépasse la seule banlieue, c'est vrai dans le monde entier.
Ce sont les femmes qui sauvent l'humanité et la font tenir dans les luttes pour l'abolition de l'apartheid en Afrique du sud par exemple, elles ont été exemplaires.
La première génération, celle de nos parents, était issue d'un monde rural. Ils ont hérité d'un passé historique (politique et colonial) et d'une culture que nous, génération née en France, n'avons pas connus.
Aujourd'hui quand on parle de culture dans les banlieues, on emploie le mot animation.
Suit ensuite le cortège des mots qui accompagnent cette vision : animateur, éducateur, prévention, réinsertion... Tous ces mots nous rabaissent à la base.
Animateur, ça veut dire donner de la vie à des choses qui sont mortes, alors que nous nous sommes très vivants.
On parle à notre propos d'échec scolaire, mais un jeune, même né en France, parle plusieurs langues, moi-même je parle le berbère, l'arabe, le français et l'anglais
On ne reconnaît pas cette richesse, on ne dit jamais à un gamin sénégalais, malien, qui pratique plusieurs langues que c'est bien… Non, on préfère parler de lui en négatif.
Un jour les médias le montre en extrémiste, un autre en violent qui brûle ses sœurs…
On est des humains à part entière, on a des difficultés. Pour nous, nouvelle génération née en France, on a perçu que l'on voulait nous appauvrir culturellement. On n’a pas besoin d'animation, mais de culture, d'art.
On s'est rendu compte que le niveau scolaire est culturel.
A l'école, par exemple, le premier de la classe à Mantes, sera moyen sinon mauvais dans une classe de même niveau à Versailles.
Notre histoire à un sens, comme on est des gens croyants et naturels, on évolue dans le bon sens.