LE REGARD

Témoignage de Claire Carrier à la Pierre qui Vire en juillet 2005.

Je suis très émue en fait d’être là aujourd’hui avec vous parce que c’est vrai, j’ai beaucoup l’habitude de parler un peu théorie, mais là, je sens que je ne peux pas me permettre de jouer les intellos ; par contre, je suis sollicitée sur une veine qui pour moi est à la fois forte et sensible qui est celle de ma foi et c’est pour ça aussi que je suis très touchée que vous ayez repéré cela chez moi. Lorsque vous m’avez demandé de parler ici du regard, ça m’a provoquée dans cette adéquation de la foi et de mon travail de psychiatre psychanalyste car je ne fonctionnais pas sur ce registre.

Je pense que je suis maintenant grâce à vous, capable de tricoter mon expérience d’écoute avec ma dynamique de foi que j’arrive à repérer.

Cela fait très longtemps que je pense à ce témoignage, le fait que vous me demandiez un témoignage et pas une conférence me touche énormément dans la mesure où effectivement là je ne peux pas me retrancher derrière mon savoir avec des grands « S » ou derrière certaines exigences d’expert qui me sont parfois demandées, en particulier au niveau de l’éthique puisque je vais me présenter maintenant.

Je suis médecin, j’ai une formation de pédiatre ; après la pédiatrie, j’ai continué en psychiatrie, en médecine du sport, en médecine de plongée sous-marine ; j’ai continué à beaucoup travailler sur le corps performant, sur les biotechnologies corporelles, avec le dopage chez les sportifs de haut niveau, donc tout ce qui est de la maîtrise du vivant, je le connais bien.

C’est vrai que je me suis rendu compte à quel point on passait à côté de l’humanité et j’ai aussi éprouvé le besoin, en écho avec certaines problématiques personnelles que j’ai rencontrées, d’avoir une formation en psychanalyse en plus, de manière à pouvoir habiter cette connaissance du contrôle du vivant pour une compréhension psychique des mouvements qui l’animent. Et que ce ne soit pas simplement une animation à la D.J. où on vous fait danser pour vous animer, où on vous fait avoir des comportements pour vous éduquer. Il me paraissait très important d’avoir une clé pour comprendre les mécanismes de l’expression du vivant et la psychanalyse est un outil comme un autre.

Donc j’ai suivi le cursus de la formation psychanalytique traditionnelle, à savoir, j’ai été analysée, j’ai été en contrôle... Il faut dire tout de suite que ça dure à peu près 3 fois 6 heures par semaine et que c’est un énorme investissement à la fois financier et surtout psychologique très lourd et très riche en même temps.

Mes patients, que j’appelle maintenant mes consultants, ceux qui viennent me consulter (je ne supporte pas le terme de patient, je ne supporte pas le terme de client), viennent me voir, ils viennent me demander un avis, un regard justement.

C’est autour de cette demande que j’ai commencé à gamberger sur la place que je pouvais avoir moi, en tant qu’être humain, en face d’une trajectoire de vie qui était donc exprimée en face de moi, avec quelque chose de l’ordre de la disharmonie : la personne ne pouvait pas, ne peut pas continuer à vivre comme ça. Elle est en panne, en panne de vie pour 25000 raisons, et le fait que je sois médecin me fait toujours axer toutes ces raisons dans le corps et essentiellement dans tout ce qui capte le vivant, c’est-à-dire les organes des sens donc la vue et l’audition essentiellement puisque dans mon métier de psy, on n’a pas le droit de toucher : on ne touche pas les gens alors que normalement on devrait pouvoir touche. Je trouve que le contact corporel est quelque chose d’important. Bon en tout cas, les organes des sens les plus immédiatement en contact avec les gens sont la vision et l’audition.

Donc voilà à partir de là, si vous voulez il y a deux choses qui me sont apparues essentielles, c’est que la vue et la notion de « mon regard » étaient une, c’est-à-dire que la vue c’est un organe des sens qu’on peut mesurer, c’est un organe des sens qui est étudié avec 25000 possibilités de dosages de mesures ; c’est un organe des sens qui peut être reproduit dans les microscopes, des loupes, des lunettes astronomiques … c’est-à-dire qui est une dimension de répétition et de reproduction de type scientifique, c’est un organe des sens qui est investi d’une compréhension au niveau du cerveau.

Quand on voit quelque chose on en a une représentation dans sa tête et cette représentation dans sa tête donne accès à tout ce qui est de l’ordre de la conscience, de la mentalisation; on va mettre un mot sur une chose. Ça commence comme ça. Je vois ça avec ma fille, quand elle a commencé à parler, elle voyait quelque chose et elle mettait un mot sur cette chose, sur cette table, si elle disait : « C’est une table. » Donc à partir de ce moment, la chose est identifiée et il y a une conscience, une densité de cette chose -à et on peut l’analyser et la faire changer de registre. Faire passer l’« objet vu » du registre de l’ « objet image » à un « objet scientifique » dont on peut parler, sur lequel on peut échanger indépendamment du temps c’est-à-dire qu’à ce moment-là, l’ « objet vu » devient un objet atemporel, c’est-à-dire qu’on peut le transporter; c’est ce qu’on voit aussi dans toutes les images, au cinéma. Il est pris à un moment donné et l’image reste en dehors du temps ; elle est atemporelle, mais elle n’est pas éternelle, la différence est importante ; c’est quelque chose, encore une fois, de l’ordre du figé, fini bloqué.

Donc ce qui est important dans tout ça, c’est le côté maîtrisé, le côté bloqué, le côté figé, en fait le côté mort, c’est-à-dire l'« objet vu » n’évolue plus, donc il n’est plus traversé par quoi que ce soit et pour qu’il vive, il faut lui mettre de la lumière dessus.

Donc qu’est-ce qui fait la vue, c’est la lumière sur l’objet.

Qu’est-ce qui fait cette notion d’animation, de vitalité, c’est le dialogue des ombres, j’allais dire sur les objets et là on arrive à un deuxième point très important, c’est qu’il n’y a pas de vue sans lumière.

S’il n’y a pas un peu d’émission de lumière sur les objets on ne les voit pas. Quand on repère cette alliance objet-lumière comme conditions de vue, conditions de vitalité, conditions de reconnaissance du vivant, on est forcément dans les zones de noir, de ténèbres.

Alors là, on est dans un registre du non-existant, pas du mort, puisque le mort c’est déjà ce qui est vu - comme on l’a vu - mais dans celui du non existant, du non-être.

Le point que je voudrais traiter c’est celui de « mon regard ». Dans le développement psychologique de l’enfant, la vue est un organe des sens dont on arrive mal à apprécier le développement avant la parole. Par exemple ma fille a de petits problèmes de vision et c’est vrai qu’on n’arrivait pas à apprécier ce qu‘elle voyait jusqu’à ce qu’elle puisse dire qu’elle voyait le petit oiseau, etc… Donc en fait sans qu’elle puisse dire ce qu’elle voit on ne sait pas ce qu’elle voit et les enfants sont un peu comme ça. Il y a quantité de recherches, de travaux sur les jouets, sur les couleurs en particulier. On sait maintenant que les couleurs que bébé voit sont le noir, le blanc et le rouge. Ce qui est le plus important dans tout ça c’est de voir comment ces notions qui sont connues servent ou non la problématique du développement ; à partir de cette notion d’une aptitude sensorielle du corps, à voir ou ne pas voir, à dire ce que l’on voit ou à ne pas dire ce que l’on voit, on va porter un jugement sur l’état de vitalité de la personne. Il va y avoir une évaluation ; ce qui est de l’ordre du « vu » est susceptible d’être évalué, susceptible d’être normé et donc ce qu’il faut voir, ce qu’il ne faut pas voir, ce que l’on doit voir, ce qu’il est dangereux de voir…

Il y a des images qui sont bonnes et des images qui sont mauvaises.

Mon témoignage à moi c’est de dire qu’effectivement il y a un au-delà du regard. Quand on parle de « mon regard », la plupart du temps, dans tous les projets de vie, on demande : « Quelle est votre optique des choses… quel est votre budget prévisionnel…qu’est ce que vous prévoyez… » et en général tout ce qui est projet de vie, de santé... et toujours quelque chose qui est soit anticipé, soit prospectif. On n’est jamais dans le temps réel ; l’au-delà de « mon regard », c’est ce qui se passe à l’instant et le regard n’a rien à voir avec « mon regard ».

Mon témoignage c’est peut-être la découverte du regard sans que ce soit « mon regard ».

Et cette découverte de l’inconditionnel du « le regard », je l’ai trouvée dans la pratique clinique auprès des enfants. Par exemple quand j’étais en réanimation néo-natale et que je voyais les crevettes, - pardon les bébés de 1000g - qui grandissaient en couveuse, c’est vrai qu’il fallait surveiller leur respiration. En fait, à l’époque, je débutais complètement et j’étais supposée aller compter le nombre inspirations expirations par minute qu’ils avaient, et je me rendais compte qu’ils faisaient des pauses respiratoires et qu’il y avait une seule solution pour éviter ces pauses respiratoires, c’était de les regarder et de les réchauffer par des regards parce que c’était des bébés qui ne voyaient pas : ainsi on arrivait à supprimer les paliers des pauses respiratoires. Ce fut une découverte extraordinaire et je me suis dit qu’en fait, ce n'était pas mes yeux, c’était pas mon optique qui passait, c’était mon envie qu’ils vivent je laissais passer mon envie de vivre à cet enfant. Cet enfant grâce à mon regard sur lui arrivait à se battre pour continuer à respirer.

Le deuxième exemple dans ma clinique aussi, c’est dans la communication des enfants avant le langage. J’avais été interpellée par un chahut de gamins en pré-maternelle et en fait je m’étais rendu compte que les enfants dans les classes étaient disposés comme ici : ils ne se voyaient pas et ne se voyant pas, ils étaient autistes c’est-à-dire qu’ils étaient coupés de leur système de communication non langagier. Il a suffi de les mettre en rond de manière à ce qu’ils ne se sentent pas abandonnés en voyant la tête ou les cheveux de leur voisin.

Donc là je me suis dit que bien sûr il peut s’agir de mimétisme mais aussi que lorsqu’on n’est pas vu on est mort et on est abandonné. Et quand je m’occupe des sportifs de très haut niveau, puisque c’est maintenant ce que je fais et ce que j’ai fait à un moment, une des plus grandes punitions des entraîneurs par rapport aux athlètes, c’est de les punir du regard, c’est à dire « il ne fait pas attention à moi ».

Donc la problématique du « regard » est nettement au-dessus ou ailleurs de « mon regard » qui cherche toujours à aller chercher chez l’autre quelque chose qu’on reconnaît de soi-même. C’est très facile, on est tous comme ça à se contempler chez l’autre, c’est ce qu’on appelle le mouvement narcissique de fonctionnement. Vous connaissez le mythe de Narcisse, il se regarde dans l’eau et puis finalement il se fait absorber par sa propre image... On a tous à un moment un contact narcissique avec tout un chacun, avec la vie ; on va chercher dans n’importe quelle chose étrangère, quelque chose qui nous renforce nous-mêmes : c’est ce que j’appelle « mon regard ». Quand on est dans le système « mon regard » on est dans le système narcissique, ce n’est pas grave sauf qu’on n’est pas dans l’altérité, on n’est pas vers l’autre, on ne se laisse pas traverser par l’autre et surtout on veut quantifier l’effet de son regard sur l’autre.

Par exemple le médecin qui veut être sûr que son regard sur son patient va être efficace par rapport aux symptômes dont il est venu se plaindre : ça c’est un regard efficace ; il ne s’agit pas de regard, il s’agit d’un code de compréhension que possède l’autre d’une manière ou d’une autre de manière plus ou moins noble, plus ou moins utilisante, valorisante mais on ne le regarde pas.

Le troisième registre, c’est celui sur lequel je voudrais vraiment m’arrêter, c’est justement cette intrication entre le regard de Dieu sur son Eglise et ma propre dynamique par rapport à la vie tout simplement. La prise en compte du fait que le regard que je peux porter ne m’appartient pas ; je ne sais absolument pas ce que l’autre va en faire, comment l’autre va réagir à mon regard porté sur lui et surtout quel effet ça va avoir. Quand j’ai quelqu’un en thérapie en face de moi, c’est vrai qu’il y a tout un moment très compliqué à savoir si on va se voir en face à face mais retournés, et il y a tout un moment aussi de grande panique en général qui est plus ou moins bien géré qu’on retravaille comme on dit dans le matériel de la relation thérapeutique. Mais, quand on perd l’autre du regard, on est confronté à la solitude - j’allais dire existentielle - et donc ce moment de recentrage sur la verticalité de chacun d’entre nous est un moment pour moi crucial dans chaque thérapie, un moment clé dans la prise en charge de la personne qui est en face de moi.

Et dans cette consigne, moi je suis psychanalyste : la consigne pour le thérapeute, c’est cette neutralité bienveillante et alors avec cette neutralité bienveillante, j’avoue que j’ai beaucoup galéré parce que : comment faire passer la bienveillance si on ne voit pas la personne… Comment faire passer la bienveillance si on n’a pas une écoute… Ce n’est pas par l’écoute que la personne peut comprendre la bienveillance du soignant, ce n’est pas possible, c’est par l’interprétation bien sûr mais ce n’est pas par l’écoute. Alors c’est là que je me suis rendu compte qu’il y avait tout un espace non verbal du dialogue du corps qui devait s’instaurer avec le patient, que le patient me voie ou non ce n’est pas grave, mais tout un aspect du dialogue du corps qui faisait passer d’esprit à esprit, qui faisait passer, je ne dis pas du mental, je dis d’esprit à esprit et qu’en fait c’était par ce biais que je pouvais faire passer éventuellement mon éventuelle bienveillance.

C’est aussi en travaillant sur moi-même que je me suis rendu compte que je n’étais pas si bienveillante que ça, c’est-à-dire que certains patients certaines problématiques m’agacent énormément, mais m’agacent au plus haut point. J’ai énormément de mal à accepter des raisonnements psychologiques qui soit me sont par trop différents soit sont par trop toxiques pour la personne ou pour les gens qui l’entourent.

Quand je m’aperçois que la personne en face de moi a manifestement un fonctionnement qui la fait souffrir d’une manière épouvantable mais qu’elle y tient finalement plus qu’au fait de guérir parce qu’elle ne veut pas ouvrir son regard à quelque chose qu’elle ne connaît pas, qu’elle ne maîtrise pas, je ne sais pas comment faire pour fonctionner dans cette résistance à l’ouverture autrement qu’en passant par le regard, qu’en repassant par le contenant du regard et le face à face. C'est-à-dire en repassant par la bulle ou le regard peut s’échanger sans image, sans concept.

J’ai lu - dans je ne sais plus quel texte - que le regard c’était « le jeûne des yeux » c’est-à-dire qu’il faut pouvoir fonctionner sans concept, fonctionner dans un espace très engagé et dans un espace qui touche du corps, l’humanité de manière plus forte.

À travers ça, si vous voulez, sur cette notion de contact d’esprit à esprit, je suis toujours très touchée par la notion de la Trinité et par la notion d’échange de regards à travers certaines images et en particulier celle de l’icône de Roubleev.

Vous savez que cette icône représente 3 anges qui se regardent et il y a la circularité du regard et ça ne s’arrête jamais.

À partir de là, j’ai revisité mon rapport à ce besoin de fonctionner dans l’esprit, dans la lumière de l’esprit, et j’avoue que c’est là que j’ai accepté l’idée que ce fonctionnement par l’esprit était une trace de ma foi. C’est-à-dire que j’ai accepté de dire oui sur le fait que si je voulais fonctionner dans l’esprit, ça voulait dire que j’étais croyante, ça voulait dire que j’avais la foi et il fallait que j’accepte l’idée de perdre pied par rapport à la conceptualisation de la foi et que je me laisse aller au fait que, ben c’était ça la foi, c’était pas plus compliqué ; et il fallait que j’arrête de vouloir intellectualiser la foi pour m’en défendre et que j’accepte de me retrouver dans la nuit c’est à dire dans l’absence de regard et l’absence de lumière et la solitude narcissique.

Ce qui m’a beaucoup frappée aussi c’est de voir que dans la Bible, - la Genèse -, Dieu n’a pas créé la nuit. Dieu a d’abord créé la lumière c’est-à-dire l’Esprit, et le 3 e ou 4 e jour il a créé la lumière astrologique c’est à dire le soleil; il n’a pas créé la nuit. Et la nuit, l’absence du regard, l’absence de lumière, l’absence d’Esprit, c’est justement être en dehors du système de la foi, en dehors de la foi.

J’en étais là lorsque Nicolas m’a téléphoné en janvier, je venais de passer le mois de décembre avec les fêtes de Noël et je venais d’être complètement habitée par la notion que Dieu avait pris pied sur terre par le biais de l’Incarnation.

Et j’étais habitée aussi par le fait que c’était ça le sacré ; le sacré c’est l’Incarnation, ce qui fait que chacun d’entre nous est sacré, c’est que justement il est le reflet quelque part du divin et il est l’Incarnation de la parole du Père - ça c’est pour en revenir à la Trinité - c’est ça qui m’a complètement habitée lorsque Nicolas me disait « il faudrait que tu fasses quelque chose sur le regard », je me suis dit : « mais qu’est ce que je vais dire ? » Mais petit à petit les choses ont fait leur chemin et j’ai découvert Jean Paul II. Parce qu’il est mort comme vous le savez tous.

Comme j’écris dans le journal Le Monde de temps en temps, il se trouve que j’avais proposé un article, enfin ils m’avaient demandé un truc, et puis trois semaines avant la mort de Jean Paul II, il se trouve que Le Monde 2 (supplément) avait programmé un article sur « l’après Jean Paul II » et qui devait décrire comment ça allait se passer après sa mort : le conclave, etc…

Bon très bien. Mon papier devait passer normalement dans ce numéro-là. Donc le lundi je téléphone au journaliste et je dis : « Pourquoi vous avez fait mourir Jean Paul II avant tout le monde ? ».

«Oui, mais tu ne te rends pas compte c’est un scoop ! » ; donc je dis : « D’accord, c’est un scoop. » Et puis je me suis dit : c’est pas possible que des gens comme Le Monde avec qui j’ai l’habitude de bosser et qui sont des gens sérieux - c’est pas Nous Deux, c’est pas Voici, c’est pas Hola ou Gala -; je me suis dit : Jean Paul II, ça doit être un type quand même ! Jusqu’à présent je ne le connaissais absolument pas. Et j’ai foncé un peu comme toujours tête baissée et j’ai foncé dans Jean Paul II, dans les textes de ce monsieur qui pour l’instant était encore un monsieur. Et j’ai découvert vraiment quelqu’un qui montre quelque chose, un pasteur, un mage, quelqu’un qui montre le chemin.

Il est mort trois semaines plus tard et quelque chose d’incompréhensible, d’impossible à gérer est arrivé et il a fallu que j’aille à Rome. J’avais absolument besoin d’aller à Rome parce qu’il fallait absolument que je me ressente de cette glaise humaine, il fallait absolument que je vibre à l’unisson de tous ces gens-là et que j’y sois moi aussi, que je vive la réalité du fait que j’étais traversée par l’Esprit, que je n’étais rien en tant que personne et que j’avais besoin d’être reliée à tous ces gens qui venaient là un peu comme les perles d’un collier traversées par le même Esprit, c'est-à-dire la présence du Christ incarnée par cet homme qui a été élu pasteur pendant un moment.

Donc voilà, je me suis retrouvée dans la glaise humaine, j’ai bien râlé parce que les embouteillages…, parce que le monde…, parce que je n’ai pas pu aller là où je voulais aller justement. Et en fait je me suis un peu sermonnée moi-même en disant, tu vois, tu râles de ne pas voir, de ne pas être au premier rang, eh bien non tu es comme les autres, tu es fatiguée, tu râles... bon et puis finalement j’ai pu aller jusqu’à un des écrans géants de la Via-je ne sais pas quoi- près de la place Saint Pierre et puis finalement c’était trop bousculé, il commençait à faire chaud et puis j’avais un avion, il a fallu que j’aille je ne sais où pour trouver un avion parce que je m’étais inscrite trop tard ; il a fallu que je retourne à un écran géant au stade. Bon et donc je me suis retrouvée en dessous de l’écran géant et là j’ai assisté à la messe des obsèques de Jean Paul II et puis est arrivée la communion ; moi je n’avais pas prévu de communier ; j’étais là, j’étais épuisée, j’en avais marre, j’étais frustrée, je me suis dit : oh là là, je vois rien ; ça m’agace. Et puis il y a des prêtres qui sont descendus de la place Saint-Pierre, qui sont venus donner la communion à tous ceux qui étaient dans ce stade et puis je me suis dit comme j’étais sous l’écran géant et que les prêtres étaient là, j’ai dit : « allez, j’y vais, d’accord ». Il y avait une énorme queue avec un des prêtres qui avait l’air de parler français.

Alors je me suis dit, je m’en fous, je vais aller à celui d’à côté et c’était un prêtre d’Asie et puis j’arrive pour communier et alors là il s’est passé quelque chose qui pour moi fait date, c'est-à-dire que j’ai tendu mes mains parce que je voulais qu’il me mette l’hostie dans la main, je ne voulais pas lui tendre la langue, je trouve que c’est indiscret de tendre la langue à un prêtre ; c’est un geste qui me gêne beaucoup donc je n’ai pas voulu le faire et à ce moment-là, du regard il m’a imposé l’Incarnation et ça c’est quelque chose de très important pour moi ; il m’a imposé l’Incarnation, effectivement provenance du Christ ; il m’a imposé de mélanger l’hostie avec ma salive même si je voulais la cracher, c’était foutu. Il m’a forcée, il m’a imposé ça et j’avoue que j’ai râlé comme une folle derrière et après je me suis dit : « Bon sang il a très bien fait. » et après, de là où j’étais située, j’ai vu qu’il y avait une énorme croix qui était en plein milieu du stade et là je me suis dit : « ça y est j’ai trouvé ce que je suis venue chercher; ça y est je suis envoyée, ça y est je me suis fait missionner, je me suis fait envoyer. » Et c’est ça mon témoignage ; ç’est de dire que maintenant je vais organiser ma vie professionnelle. Je vais faire du coaching de l’éthique de la performance c’est-à-dire que je vais mettre cette dynamique de l’esprit au service de l’écoute que je peux avoir des autres, et arrêter de mettre en équation la problématique que j’ai en face de moi, essayer en tout cas car ce n’est pas facile.

Autour de ça, je voudrais vous faire un petit exercice pratique avec cette photo que j’ai ramenée de Rome, de ce qui m’est arrivé autour du commentaire de cette photo.

Vous voyez cette photo, elle était dans tout Rome le jour de ses obsèques.

Cette photo rend présent celui qui est mort donc on voit bien le côté atemporel de l’image. Il est mort, mais n’empêche qu’il était présent partout, avec des photos partout mais vraiment partout ! Donc je vais vous proposer un petit exercice de texte, un travail pratique si vous voulez ; on va voir au niveau de l’observation, de la vue, du regard ce que cette photo suggère.

Je vous propose de me suivre un peu dans l’analyse de cette photo.

Au niveau de l’observation, donc on observe d’abord la qualité technique de la photo. Je laisse ceux qui sont experts en photo pour montrer le format, le papier, etc…

Après, vous avez l’observation elle-même : que voit-on ? On voit un vieil homme, un visage de vieil homme dans un vêtement apparemment exceptionnel avec un bijou qui a l’air d’être exceptionnel aussi et sous un chapeau qui est exceptionnel aussi avec des perles fines, donc ça veut dire la rareté du personnage. On voit tout de suite que c’est un homme et qu’il est rare ; il est reconnu puisqu’il a tous les apparats d’un chef. Et puis il y a cet objet qui est une croix en un métal pauvre, en un métal qui n’est pas prestigieux qui pourrait être de l’or mais qui n’en est pas heureusement sur cette photo-là. Et puis cette croix qui montre en fait une espèce de bambou donc en fait c’est du bois, c’est de l’éphémère ; ça renseigne sur un symbole ; tout ça se passe au niveau de la tête : c’est qu’il s’agit d’un symbole qui a une valeur cérébrale, de la tête, (le pape aurait pu être en taille entière etc..)

On voit aussi sur cette photo que le niveau de la tête du pape est au-dessous du personnage en croix qui est accroché à la photo. (Pour répondre à ma fille, elle ne supporte pas le Christ en croix parce qu’elle dit mais pourquoi il reste attaché, « les vilains, ils le laissent toujours attaché » et un jour elle a dit au prêtre : « À bas les vilains, vous laissez attacher le Christ, allez le détacher. » Donc c’est elle qui m’a fait beaucoup réfléchir à cette notion.)

En tout cas ce qui est important quand on travaille un peu sur les échanges de regard, c’est qu’il y a un niveau de regard qui est supérieur et un niveau de regard qui est inférieur. Le personnage vivant est représenté regardant à l’envers puisque ce qu’il voit, le Christ, est tourné vers le spectateur et donc on observe que le regard suit le personnage qui est accroché à sa croix.

Voilà pour ce qui est de l’observation.

Maintenant la vue et « mon regard » c’est-à-dire l’intégration conceptuelle de la chose. On voit, on sait par définition que c’est le pape, on sait qu’historiquement on peut dater et on sait que le symbole de la croix c’est le symbole du Christ donc la notion de la mort du Christ...

On sait aussi la notion de la Croix. Et là, ce que je voudrais dire qui m’a beaucoup frappée par rapport à ces images culturelles, c’est le contraste entre les gisants du Moyen Age et les cimetières militaires. Laure Anh, toujours me posait la question : « mais c’est quoi ces croix ? »; qu’est-ce que je peux dire ? « Tu vois, ce sont des gens qui sont morts » mais Laure Anh me dit : « ce ne sont pas des gens qui sont morts, c’est pas possible de dire que ce sont des gens qui sont morts » alors je dis : « Tu vois c’est la trace qui est laissée par des gens qui ont été vivants ».C’est vrai que ce sont des traces mais dans d’autres systèmes religieux les traces sont horizontales. Là, la trace est verticale et comporte un bâton horizontal.

La partie horizontale pour moi c’est l’invariance du symbole de la croix. La partie verticale c’est l’humanité tirée par le haut par le spirituel et la partie horizontale c’est l’animalité humaine qu’il ne faut absolument pas nier et qui est décalée de la base par la hauteur de la croix.

Ca c’est un signe qui est très important pour moi dans le sens où il s’agit de rester dans l’échelle humaine, c'est-à-dire que nous sommes appelés à nous redresser, à nous verticaliser, on ne nous demande pas d’être des surhommes, on ne nous demande pas d’être performants ; si on nous demande d’être performants, on est des demi-dieux, on est en dehors de la vie, effectivement on est dans la mort narcissique.

Donc c’est pour ça que l’éthique de la performance c’est pour moi simplement redonner de l’humanité dans la verticalité de chacun de nous qui est en fait notre propre chef d’œuvre. Notre propre chef d’œuvre peut être une performance, notre chef d’œuvre est de toute façon quelque chose que nous avons à faire, c’est notre mission sur terre à chacun d’entre nous.

Donc voilà, ça c’est au niveau, j’allais dire de la vue de « mon regard ».

« Mon regard » aussi c’est si vous voulez qu’on est toujours dans un phénomène de projection c'est-à-dire qu’on se projette, on capte les choses en se disant et si c’était moi. Et si moi, j’étais le pape ; tout de suite c’est quelque chose qui est impossible ; moi en tant que femme, je ne peux pas être le pape, rien que ça. Donc c’est cette impossibilité à fonctionner sur le mode habituel qui moi me renseigne c’est-à-dire que je ne peux pas fonctionner dans le registre du religieux de la même façon que dans le registre de l’humain ; il faut trouver autre chose mais trouver autre chose qui n’est pas dans le sens du déjà connu.

Il faut se laisser aller à se laisser créer par l’Esprit ; et c’est ça que je trouve dans mon registre de l’éthique sur la performance, j’allais dire éthique chrétienne de la performance ; je ne le dirais pas parce que ça ferait trop peur : j’utilise si vous voulez l’enseignement d’un frère potier de Taizé, frère Daniel qui écrit des choses très très belles sur l’empreinte, c’est-à-dire que si vous m’avez suivie, dans la problématique du regard qui suit le meneur, qui suit le leader ; il y a quelque chose « on va faire comme » puisqu’on va dans la même direction, « on va faire comme ». Si on fait l’imitation stricte entre humains, on va faire du copier conforme et on ne va pas faire sa propre création ; il n’y a aucun espace de création individuelle.

Donc on est encore dans un espace normé comme par exemple passer un concours, on fait comme le voisin qui passe le concours et on a le même titre et donc « on sera comme », mais cela ne veut pas dire qu’on sera soi, donc on va être à côté de ses pompes; on va être à côté de sa vie. Cette problématique de faire comme, elle va trop loin par rapport à l’empreinte. L’empreinte qu’est-ce que c’est ? C’est la trace qu’on va laisser dans sa propre glaise, qui va servir de matrice à sa propre création.

C’est comme ça que frère Daniel parle de ses objets ; sur un tour il donne l’empreinte à la vitesse du tour et après l’argile se modèle en fonction de ses bras, de sa main mais finalement, l’objet sort de lui-même et c’est ce que font les artistes la plupart du temps : ils mettent le canevas technique et puis tout d’un coup, paf, la mayonnaise prend. Les grands artistes savent s’arrêter juste au moment où ils laissent la mayonnaise prendre sans ajouter un coup de pinceau pour le détruire parce que ça les surprend. Il faut se laisser surprendre.

De même dans les thérapies que je fais, maintenant, j’accepte plus souvent de me laisser surprendre par la parole de ceux qui viennent me voir, ou par leurs réactions c’est-à-dire que quelquefois, la plupart du temps d’ailleurs, j’aime être surprise, j’aime me dire : « Tiens je n’y avais pas pensé ! Pourquoi il réagit comme ça et pourquoi ça se passe comme ça ? » J’aime me laisser surprendre et dans ces surprises de la vie, il y a une dame qui m’a dit : « c’est les petits clins d’œil de la rue. »

Il y a toujours des surprises, le hasard par exemple, que Nicolas me téléphone en janvier pour me dire de parler aujourd’hui. Pour moi, c’est un hasard qui est de l’ordre d’une surprise, qui est un clin d’œil de l’Esprit parce que ce n’est pas anodin du tout dans ma trajectoire et aussi je crois aussi dans la trajectoire du groupe de Paris.

Donc, c’était « mon regard ». Et maintenant « le regard ».

Si j’analyse « le regard » à travers ça, qu‘est ce que je vois ?

C’est effectivement un regard qui traverse l’image puisqu’il vient de derrière l’image et qu’il passe après l’image.

C’est un regard qui montre une direction, une direction ascendante, une direction qui déclenche un sourire ; c’est quelque chose de très important, le pape sur cette image a un petit sourire pas un éclat de rire, un sourire et là on touche à la notion de la beauté ; je suis très touchée par un livre que je suis en train de lire, sur la théologie de la beauté : je crois que le beau, la lumière et l’Esprit, ça va ensemble et que ce n’est pas pour rien. Je ne sais pas si vous avez analysé la Joconde, un exemple de beauté. En fait, quand vous l‘analysez avec des critères esthétiques, elle a un visage très très banal, en tout cas il y a des visages qui sont plus beaux que celui de La Joconde. Qu’est-ce qui est beau dans la Joconde ? C’est que justement elle a un regard qui la traverse et que les gens qui la regardent sont attirés par son regard et c’est cette notion de beauté, la beauté qui transcende le regard et qui est atemporelle aussi qui me semble la plus importante.

C’est vrai que l’argument du beau, l’argument de la beauté est quelque chose de très important pour se rassurer sur le moment où effectivement on est juste par rapport à son regard sur l’autre ou sur la situation. À partir du moment où on la trouve belle, à ce moment on est dans le juste regard parce que c’est très difficile le juste regard, il ne vient pas comme ça. On est tellement formaté au regard commerçant, au regard commercial, au regard efficace, au regard marchand, au regard vendeur, au regard utile que le juste regard, on ne peut pas l’apprendre autrement qu’en l’éprouvant et qu’en le testant constamment. L’entraînement au juste regard, c’est comme un entraînement psychanalytique ou un entraînement aux exercices de Saint Ignace, c’est du même ordre pour moi ; c’est un entraînement psychique c’est comme savoir mettre les bonnes lunettes sur la situation. Parce qu’on peut se voiler la face, on peut se cacher avec de fausses sécurités sur le regard par exemple.

Tous ceux qui bossent dans les assurances vous le diront assurer la vie mais c’est absolument hallucinant : cette course à l’assurance sur la vie, sur des objets, sur des choses qui sont mortes et c’est pire avec les sportifs de haut niveau dont je m’occupe. Quels dilemmes, quand ces sportifs deviennent de très haute compétition ; les compagnies d’assurances s’arrachent leurs jambes, leurs pieds pour faire des greffes sans parler du trafic de sperme sur les mères porteuses pour faire des champions ; c’est hallucinant, ce regard sur le corps performant dont ils sont l’objet et cette utilisation cannibalique dont ils sont la proie, la victime.

On en est tous là, dans notre société d’images où l’intime est complètement bafoué, où on est surveillé. Je suis de plus en plus dans des problématiques d’environnement, j’ai fait une conférence récemment dans le cadre du Conseil de l’Europe sur « sport environnement et santé ». II est bien évident que l’environnement est un environnement prédateur, l’être humain ne peut pas vivre dans l’environnement où nous sommes ne serait-ce qu’à cause des conditions de sécurité…. Regardez maintenant les gamins : pour faire une cabane dans les arbres, ils doivent s’inscrire à un club d’accro branches. Donc ce n’est plus possible actuellement de fonctionner dans la création par rapport à son environnement.

L’environnement est dangereux, l’intimité est menacée. Donc l’intimité n’existe pas. Donc on se barricade dans des trucs de sécurité de plus en plus importants pour se protéger du regard et qui n’est pas un regard neutre justement, un regard d’esprit, mais un regard utile, un regard de possession, un regard mercantile. Et c’est justement sur ce discernement entre le regard utile dont je suis l’objet et le regard nécessaire dont je suis le support vivant, que je continue à travailler.

La Pierre Qui Vire

2-3 juillet 2005

À la suite de vos questions, quelques points de précision sur mon témoignage

Je ne me sens pas capable de répondre de façon stricte à chacune des questions ; je pense que je vais continuer à développer un peu la problématique regard-fécondité ou regard et vie, regard et lumière.

Il y a d’abord un point qui me paraît très important, c’est que vous avez associé regard et reconnaissance; le regard qu’on porte au bébé ou la reconnaissance qu’attend l’adulte d’être vu, l’attention d’être vu de l’adulte ; je voudrais simplement vous signaler que ces mots qui commencent tous les deux par « re », ça veut dire une répétition, un revenez-y, un retour ; on revient sur la connaissance dans un cas, on revient sur la garde, on re-garde à nouveau et ces deux notions me semblent très importantes dans le fait qu’on ne reconnaît que ce que l’on connaît déjà : quand vous cherchez une aiguille dans une botte de foin, on ne peut la trouver que si elle est en image dans votre cerveau ; donc ça veut dire que, quelque-part, on cherche que ce que l’on connaît déjà et ça, ça remet en place la notion de la mémoire, à la fois de la mémoire collective et de la mémoire du corps, de la mémoire sensorielle, de la mémoire de la reconnaissance, et c’est vrai que la notion du regard porté sur l’enfant nouveau-né, elle est pour moi essentiellement éthologique ; l’éthologie c’est la science des comportements. Il se trouve que je suis monitrice d’équitation et que j’ai travaillé dans un poney-club qui faisait aussi élevage. Je faisais monter les gamins. Dans cet élevage, il y a une jument qui a mis bas et elle a mis bas trop tôt ; elle a mis bas au grand galop et elle a laissé son poulain et puis l’étalon est venula mordre. Bref elle n’a pu ni voir ni renifler son produit si bien qu’elle en a eu un rejet; elle ne l’a pas reconnu après ; tout simplement à cause de l’empreinte. On en revient à l’empreinte.

On en revient à l’empreinte du potier dont je parlais auparavant ; c’est cette notion que le premier regard de la mère sur l’enfant est un regard qui permet d’authentifier la génération ; ça donne le droit de vivre ; c’est la problématique de l’enfant quand il y a des ruptures de regard dans sa continuité historique de reconnaissance et ce premier regard du soignant sur le bébé qui est dans une ambiance immatérielle et inhumaine a valeur d’empreinte éthologique du droit de vivre et donc je pense que c’est pareil pour les gens dans le coma ; si on regarde quelqu’un dans le coma c’est qu’on le reconnaît vivant si on ne le regarde plus, c’est qu’il est mort et je crois que le travail avec les familles qui accompagnent les personnes qui sont dans le coma, c’est de ne pas enterrer avant que la personne soit morte ; et c’est vrai dans les soins palliatifs aussi. Très souvent quand une personne est condamnée, l’angoisse de mort de la famille est telle qu’ils l’enterrent avant même qu’elle ne soit morte ; c’est ce qui s’est passé pour Jean Paul II quand Le Monde l’a enterré 3 semaines avant sa mort et c’est ce qui m’a fait réagir.

Ce que je voudrais simplement dire, c’est que l’expérience pour moi a été presque initiatique par rapport à ma foi, et que je n’ai accepté l’idée de cette mission qu’à partir du moment où j’ai été consciente de cela ; si je l’avais refusée, j’aurais été complice d’une trahison. Or, je ne peux pas fonctionner comme ça.

Donc, c’était de repérer justement que le regard que je pouvais avoir était au-delà d’un regard technique, puisque je ne surveillais pas la machine à faire respirer les mouflets. Je me rendais compte que si j’avais un regard - et je savais qu’il était pénétrant quelque part - c’est-à-dire que le gamin, je lui imposais en quelque sorte de vivre ; je disais : « non, tu respires » et je sais que je le regardais mais vraiment avec une intention. Et je sais que je faisais la même chose avec les chevaux que je dressais ; quand ils avaient la trouille, quand ils faisaient une bêtise, je les regardais droit dans les yeux et je vous assure que le cheval, il se calmait.

C’est pareil, j’ai fait du dressage, le cheval vous le regardez dans les yeux et il vous obéit ; si vous avez la trouille, vous ne pouvez pas le regarder dans les yeux. C’est du même ordre de regarder, c’est l’intention du regard : « Non, tu vas m’obéir ! » ; ce n’est pas du pouvoir, c’est de l’autorité, c’est l’autorité jalouse du père.

Et c’est vrai quand vous-même vous êtes très accroché à un projet, vous vous dîtes : « Maintenant tu vas y aller ! » un regard dynamique : « Maintenant il ne s‘agit plus d’être mou ; tu vas y aller ! »

Par exemple avec les sportifs dont je m’occupe : « Bon, c’est maintenant le moment de rentrer sur le terrain, c’était pas hier, c’est pas demain, c’est maintenant que tu y vas ! »Et c’est ce qu’on appelle l’excitation efficace qui passe par le regard et c’est de ça que je voudrais parler et c’est là où je dis que quelque chose d’autre a rencontré mon regard intentionnel de vie. C’est quand je me suis rendu compte qu’en fait, les mouflets qui étaient récepteurs de ce regard, finalement dans la logique humaine, ils n’avaient aucune chance de vivre, et qu’il s’est passé autre chose à travers moi dont je ne pouvais pas dire que j’avais la possession, je n’avais pas les clés, je ne comprenais pas pourquoi, comment ça s’était passé. Cette notion qui m’échappe. J’accepte de dire : « ça m’échappe » parce que ça m’échappe, mais pas parce que je ne suis pas intelligente, je n’ai pas le savoir. Parce que c’est vrai, très longtemps je suis allée chercher le savoir, pourquoi ça marchait comme ça et puis je me débrouillais pour avoir des illusions de savoir, et puis je me suis rendu compte que c’étaient des illusions.

Et par rapport à la reconnaissance, je pense que c’est pouvoir donner aux gens la connaissance, de la reconnaissance de leurs parents.

Et dans les cures de psychanalyse, dans le suivi psychanalytique des névroses d’abandon, celles-ci sont toujours liées à des problèmes de reconnaissance initiale qui sont mal gérés. Ce qu’on appelle des grandes faillites narcissiques.

Quand les enfants n’ont pas été reconnus par les géniteurs ou par les tuteurs légaux en position paternelle ou parentale, ils sont d’une extrême fragilité narcissique et cette fragilité narcissique est liée à un manque de reconnaissance initiale ; les exigences de reconnaissance ultérieure ne sont que des rapports de cette reconnaissance initiale. Et c’est vrai que les gens qui cherchent la reconnaissance initiale dans la performance, quelle qu’elle soit, sont en général des gens qui sont très fragiles au niveau de leur reconnaissance initiale, qui ont reçu une grande rupture.

Moïse par exemple, n’a pas été reconnu initialement par ses pairs, il n’a eu de cesse d’être reconnu par le peuple hébreu puis ça a foiré. C’est ce besoin de réparer une faille dans la reconnaissance initiale qui est très fondamental et très mobilisateur.

La communication entre des gens qui ne voient pas la même chose, alors là, je voudrais tout de suite mettre des nuances entre le contact, la communication, l’échange, le partage et enfin la relation. Ce sont des niveaux de progression dans le rapport à l’autre. Je dis bien dans le rapport à l’autre ; parce que tous ces niveaux, toutes ces flèches qui vont entre deux individus qui se reconnaissent différents, qui savent que l’autre n’est pas l’un : autrement dit quand la différence est acceptée, ça c’est quelque chose de très important.

La plupart du temps, les personnes qui sont en panique de problèmes de communication, c’est justement parce qu’elles ne reconnaissent pas que l’autre est différent et elles attendent que l’autre réagisse comme elles-mêmes.

Elles sont dans la projection et c’est le premier mécanisme : c’est la communication narcissique, on attend que l’autre réagisse comme soi. C’est par exemple les systèmes de politesse. J’ai travaillé ça par exemple, avec un entraîneur chinois qui entraînait des basketteuses ; ça a fait un fiasco du tonnerre jusqu’au moment où les codes de politesse ont été analysés. C’est là que l’ethno-psychiatrie et l’ethno-psychologie sont intéressantes parce que justement, les codes de relations de l’un avec l’autre sont ritualisés et que l’on a des manières de faire, des manières de comportement. Il ne faut pas oublier que nous sommes des êtres humains et qu’on voit d’abord le corps avant de voir l’esprit et ce qui est dans l’esprit ne pourra être compris par l’autre que s’il est montré par le corps. Il y a donc des gestes ritualisés en fonction des cultures, des âges, des machins et des trucs et on s’attend à un certain mode de communication de la personne en fonction du look de la personne. Et c’est là que l’image est si apparente et c’est pour ça que lorsqu’on a un rôle, n’importe lequel, intervient la représentation sociale. On a tous une représentation sociale et lorsque j’ai changé par exemple de Paris à Avignon, je suis tombée dans une ville qui ne me connaissait pas, que je ne connaissais pas et là, j’ai été complètement assaillie par la représentation sociale que j’avais, dont je n’avais aucune conscience avant. J’étais connue à Paris, j’avais mon cercle, j’habitais tel endroit et je me suis retrouvée avec une incompréhension totale de ce que je représentais pour les autres alors qu’ils me donnaient des messages que je ne comprenais pas ; il y avait des problèmes de communication.

Ensuite par rapport au 7e jour, alors là je pense que c’est parce que les gens qui ont cette problématique de l’ennui du 7e jour, du repas ; c’est que justement pour eux le repas est un équivalent de mort, de mort parce qu’ils n’ont pas le mode d’emploi, ils ne savent pas comment faire.

Ce sont des gens qui sont toujours dans des programmes et là on arrive aux objets morts, les programmes on en discutait hier avec Hubert : il se heurte à des problèmes administratifs pas possibles pour inscrire sa fille je ne sais où ; et donc en fait les règles administratives sont des règles mortes ; c’est figé, on ne peut pas y toucher et dans ces règles mortes administratives, il faut vivre, donc il faut pouvoir vivre ce qu’on a envie de vivre à l’intérieur d’un cadre qui est de plus en plus figé, ritualisé. C’est pour ça que je parle de l’objet du cadre mort c’est-à-dire : c’est mort. C’est-à-dire que, si on se cantonne à ce truc-là, on ne fonctionne plus dans sa pulsion de vie à soi, dans son envie de vivre à soi, dans son expression de vie. J’ai par exemple travaillé sur les rythmes à l’école pour les enfants, et c’est vrai qu’exiger d’un mouflet de 6 ans une compétence intellectuelle sur un laps de temps d'une heure est une absurdité ; c’est le mettre dans une incapacité instrumentale à avoir une réponse juste. Donc qu’est-ce que c’est, que cette société qui demande aux gens quelque chose d’inhumain ? Et c’est là que moi je m’insurge et je commence à travailler sur les cadres. Et c’est là mon interpellation : « Qu’est-ce que vous faites au niveau des pouvoirs de décision ? » Il faut travailler sur le cadre de fonctionnement pour qu’il reste humain, sur cette exigence de bureaucratie pour légiférer toute la vie à partir de raisons qui sont bonnes : la sécurité, le machin, le truc ; mais je crois qu’on est dans une culture, d’une trop grande transparence. Et une transmission mondiale de cette transparence banalisée réduit considérablement les codes de communication qui permettent de faire respecter la différence individuelle et culturelle. On va tous se mettre à parler le charabia informatique et on ne saura plus se parler : et ça entraîne quoi ? La peur de l’autre et c’est ce que l’on appelle les phobies sociales qui développent toute la psychopathologie contemporaine.

L’éducation que nous avons à donner à nos enfants ; c’est justement de résister à la phobie sociale. Il ne s’agit plus d’éduquer, il s’agit de résister à la phobie sociale, et c’est là que c’est important à mon avis et que ça engage tout le monde, c’est qu’on n’est plus dans l’épanouissement de la personne, on est à la résistance de sa destruction et c’est une position complètement différente.

Le 7e jour, c’est vrai qu’il faut leur apprendre à s’ennuyer. S’ennuyer c’est pas une tare, s’ennuyer, c’est pas être flemmard, s’ennuyer c’est justement le moment où ils peuvent savoir ce qu’ils sont et comment ils vont avoir envie d’organiser leur programme de la journée.

Parce que maintenant, il y a deux choses fondamentales pour être adapté à nos fonctionnements, c’est sélectionner l’information efficace, sélectionner la stimulation efficace par rapport à un projet, mais le projet, il ne faut pas qu’il nous soit calqué par l’extérieur, il faut que ce soit un projet qui vienne de nous et qu’on trouve dans l’environnement le support qui permette de le vivre.

Si c’est l’inverse, on fait des robots. C’est la problématique de la robotique humanoïde dans laquelle on va tous.

La problématique actuelle, ce n’est pas du tout d’épanouir l’individu, c’est pas le « mens sana in corpore sano », c’est plus du tout ça, c’est maintenant se tenir sur le fil du rasoir de manière à toujours fonctionner en harmonie avec sa propre dynamique tout en étant dans le train en marche. Il y a des philosophes qui disent : « Maintenant, il ne suffit pas de prendre le train, il s’agit de ne pas se faire happer par le train ! » C’est ça la problématique : le 7e jour, quoi faire le 7e jour… Il est temps de s’interroger : « Arrêtez ! Soyons dans le 7e jour ici et maintenant ! »

* * * * *

* * *

*