AVENIR - DEVENIR

Témoignage de Frère Denis à la Pierre qui Vire

juillet 2006

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Questions Réponses

 

 

 

Je prends donc la question qui a été posée : « Avenir – Devenir, aujourd’hui dans les conditions de notre vie actuelle ».  D’abord quelques réflexions sur les mots  avenir, devenir, venir à, venir de. Et j’ajouterais un mot que vous n’avez pas dans votre programme, mais je l’y ai introduit, si vous voulez bien, c’est le mot parvenir car il a pour moi beaucoup d’importance. Je ne pourrais pas réfléchir à avenir, à devenir, sans parvenir. Aujourd’hui il s’agit de réfléchir sur ces différents mots dans les conditions actuelles. Alors là évidemment c’est banal : tout le monde se pose ces questions-là. Or je prends d’abord les données d’un homme que je trouve très estimable et intéressant, c’est André Fontaine ; il résume l’aujourd’hui  dans le monde, au travers des trois plaies, dit-il, de notre mode de vie actuelle : premièrement, le racisme ; deuxièmement, la malnutrition ; et troisièmement, c’est plus inattendu, mais c’est certainement très vrai, l’analphabétisme par rapport au nombre de millions de personnes qui ne savent ni lire ni écrire. Pour lui c’est une des plaies numéro un. Cà m’intéresse beaucoup car  cela situe la question posée,  avenir - devenir, bien au-delà, je dirais, de nos petites préoccupations personnelles car nous ne sommes, ni analphabètes, ni mal nourris, ni racistes, au moins consciemment. Ce sont des maux graves qui sont actuellement en question.

Alors aujourd’hui encore pour prendre un peu de recul, davantage dans l’horizon européen, je prends des exemples, des réflexions faites par des hommes que tout le monde actuellement, je crois, lit ou écoute : en particulier Régis Debray, Marcel Gaucher, ou bien Jean-Claude Guillebaud qui est moins célèbre mais tout de même connu. Nous les connaissons par leurs livres et par leurs œuvres. Ce sont des hommes en pleine évolution, en devenir.  Alors je résume, bien sûr, très rapidement tout ce qui est proposé. Les deux premiers, Régis Debray et Marcel Gaucher, l’ont fait récemment à l’occasion des crises des banlieues de l’automne dernier en 2005.  Cela a été pour eux l’occasion de dire un peu leur alarme. Régis Debray, à propos des voitures qui ont brûlé dans les banlieues dit : « le feu sacré est redoutable, l’absence de sacralité estdévastatrice, aujourd’hui et partout en Europe. C’est le deuxième cas de figure qui pose question. Où est la Terre Promise ?  Où est l’îled’utopie ? Où est le Projet ? Où sont les valeurs ? Cet assèchement mythologique raccorde cetépisode hexagonal au drame culturel européen. Le problème ici n’est pas le trop,  mais le pas assezde religion » On connaît sa position sur cela. Alors Marcel Gaucher dira des choses, et toujours à propos des crises récentes, il fait les mêmes constats. Il parle d’une culture trop pauvre pour intégrer les émigrés : « Pour intégrer il faut avoir une identité positive à proposer… Les Européens n’ont que le dénigrement de leur passé nationaliste, raciste, colonialiste, à offriraux nouveaux arrivants… » Et Marcel Gaucher dénonce, dans cet article qu’il publie, une société d’impuissance et s’avoue lui-même être un « citoyen désespéré ». Il prend des positions provoquées par l’actualité, mais qui font chez lui l’objet d’une réflexion très prolongée depuis des années. Marcel Gaucher dit encore «  ce que nos sociétés réussissent de moins en moins à faire c’est de donner aux individus le sentiment de leur place dans l’histoire, et la mesure de leurs  solidarités, avec un chemin dont il revient d’inventer la suite. Le principe de tradition continuait secrètement de fournir aux acteurs de ce monde, l’axe de leur expérience. Il a achevé de se dissoudre dans la prodigieuse accélération de la modernité qui nous emporte depuis trois décennies. » Voilà quelques mots pour le situer.

Alors vous me demandez un témoignage. Bravement je le donne et modestement aussi. Le Père Abbé m’a proposé de vous rencontrer parce que récemment j’ai eu l’occasion de répondre à une question qui m’était posée dans un article, et l’article a comme titre : « Expérience monastique face auxdéfis de la culture actuelle » donc à peu près le même thème. Je ne vais pas prendre cet article tel que je l’ai écrit, pour bien sûr le faire d’une façon plus personnelle ici.

Je dirais d’abord que ma vie familiale qui était heureuse, qui était sans histoires, a été très fortement marquée, d’abord tout jeune, vraiment jeune, par l’expérience de Dieu. C’est banal dans une famille chrétienne, une famille nombreuse, où il y avait cinq enfants, une famille heureuse et unie avec beaucoup de cousins ; et pourtant c’était cette forte expérience de Dieu qui m’a donné très, très jeune l’idée d’être moine. J’en ai parlé aux parents, j’avais sept huit ans, et je n’en ai pas reparlé avant trente ans. C'est-à-dire qu’il y a eu un certain temps où c’est resté, et c’est revenu toujours, et ça s’est fait finalement ainsi. Il y donc là une espèce de donnée d’expérience qui est la mienne.

Et il y a eu une autre expérience très forte dans ce continuum-là, dans cette espèce de durée, c’est la guerre. J’appartenais à une division, une bonne division bien sûr, celle de Strasbourg. Au cours de mon service militaire, de 37 à 39, on voyait la guerre arriver, on ne pensait qu’à ça. On était sûr d’être les plus forts, mais vraiment bien avant Paul Reynaud. Donc on serait vainqueurs. Alors on envisageait bien sûr la victoire ou la mort…et çà été la captivité, à laquelle on ne pensait absolument  pas. C’était impensable. Donc la guerre a été une expérience personnelle très, très forte ; personnelle d’abord par le brassage qu’opère quand même  la vie militaire :  il n’y a pas de doute, la proximité très forte avec des personnes qu’on n’avait  aucune raison de connaître autrement. Et puis l’expérience très forte qu’il est facile, mais vraiment facile, de rencontrer les gens. On était sous-lieutenant et dans une situation un peu particulière il y avait une proximité vraiment humaine très forte, en partie parce qu’on savait ce qui allait arriver… la guerre…, ce qui fait qu’on ne pensait qu’à ça, plus où moins. On n’était pas obsédé, mais en tous cas en préparation. Il y a d’une part, un brassage très fort et d’autre part ce qu’a été la guerre, c'est-à-dire un chamboulement universel, il n’y a pas de doute. Et ça continue en moi comme une expérience forte, car là  tout a basculé.  D’une façon imprévue, parce qu’on ne pensait pas à tout ça, mais enfin avec tout ce que l’on sait et toutes les conséquences que nous connaissons  actuellement, que ce soit la prépondérance américaine, que ce soit ce développement technique extraordinaire  qui n’arrête plus que la guerre a provoqué pour une part etc… Ça reste encore vrai maintenant. Et puis cette expérience très concrète que l’important c’est l’homme, c’est vraiment l’être humain. Donc je dis ça, peut-être un peu naïvement, mais enfin bon, on est comme on est. J’ai eu l’impression que, en famille, j’avais appris à vivre de manière à être à l’aise dans tous les milieux. Parce que c’est ça que j’avais appris par mes parents, par ma famille, que les personnes humaines, les êtres humains c’est le principal, c’est l’intéressant quoi.

Alors, une évolution, un devenir évident, un devenir à partir de l’avenir, parce que l’avenir ça veut dire ce qui advient, c’est l’histoire, c’est l’imprévu qui advient. L’avenir, ce n’est pas tellement le futur, mais le présent qui advient, ce qui vient à, ce qui arrive aujourd’hui. Ça c’est l’avenir. Un avenir permanent qui est continuellement en train de nous déplacer, de nous surprendre, qu’on avait prévu et pas prévu. Donc un devenir à partir de ce qui arrive, de l’histoire. Un devenir évident et qui se déplace un petit peu parce qu’effectivement, vraiment, attiré par Dieu, séduit par Dieu, c’est l’histoire qui était là et pas Dieu. C’est l’histoire avec tout ce qu’elle a de continuellement nouveau. Autrement dit cet amour de Dieu, ce désir de Dieu se manifestait très, très fortement plus que jamais et maintenant encore  sur terre. Le devenir est un devenir terrestre, et pour nous, bien sûr, il est aussi spirituel, mais terrestre.  Et si c’est les hommes qui sont le plus intéressant de tout, ce sont les hommes terrestres. Il n’y a pas de meilleur lieu pour trouver Dieu que la terre.  Il n’y a pas d’endroit meilleur que la terre, la terre concrète, pour trouver Dieu. Ça j’en fais vraiment l’expérience très forte et ça reste continuellement une expérience. C’est le lieu où je suis, c’est le lieu que j’habite, c’est les personnes avec qui j’habite, c’est les personnes que je rencontre qui sont le lieu de la rencontre de Dieu. Il n’y a pas mieux que ça. On se rend bien compte que, si on voulait s’évader, on ne rencontre plus personne, on ne rencontre plus les Hommes, on ne rencontre pas Dieu.

Autrement dit, à quel point  l’homme que  je devenais devait être terrestre. Ça veut dire quoi ? La grande question que j’ai toujours continuellement c’est le fait que l’on soit vivant. Comment ça se fait ? Je suis vivant. Et d’où ça vient ? Les conditions, bien sûr, tout le monde peut les analyser : tel parent, telle famille, telle époque, telle société etc… mais ça n’explique pas le fait que l’on est vivant. Cela en donne les contours, cela en donne la couleur.  Cela n’en donne pas l’explication. Si bien que c’est quoi la vie, la vie terrestre ?  Elle n’est autre que terrestre et c’est quoi la vie, c’est quoi vivre ? Alors, il faut chercher des réponses enfin pour moi c’est ma réponse à moi-même : Je me dis qu’on ne peut être vivant qu’à partir, des autres, d’un Autre. Je ne me donne pas la vie, je la reçois.  Cette chose mystérieuse qu’est la vie, je la reçois.  Autrement dit, au sens le plus fort, je ne suis que fils, je ne suis que cela, fils engendré,  de mes parents bien sûr. L’expérience de la vie semble être une expérience filiale, c'est-à-dire une naissance actuelle à partir de Celui qui est la vie et qui me la donne en partage. Je trouve cela passionnant. Par exemple Merleau-Ponty, un philosophe passionné par le corps. Il disait que c’est par le corps que l’on communique et c’est vrai, mais en même temps celui-ci n’est pas pour cela matérialiste. Et son idée, c’est d’atteindre à travers le  corps l’invisible. C’est quoi la vie finalement ? : C’est vivre ici, dans tel lieu, avec telle personne, et caché sous tout cela, il y a un invisible que l’on voudrait atteindre.

Condition humaine : ce sont des expériences que je vis vraiment de plus en plus, c’est qu’on devient  très lentement homme et je dirais aussi très lentement chrétien, ce qui est la même chose, enfin c’est inséparable. Très lentement, j’espère mourir enfin homme, enfin chrétien. Je sais que ce n’est pas fait encore. Il y a des freinages, il y a des refus, des évitements. Donc ce n’est pas fait encore. Et c’est long,  et c’est normal que ce soit long, tellement effectivement être homme est un idéal qui nous dépasse. Et c’est quoi ce devenir homme que j’aime réfléchir, que j’aime étudier un peu ?  C’est un devenir continuel dans un avenir continuel, dans une histoire actuelle continuelle.  C’est passer continuellement du « moi » au « je », du « je » au « nous », du « nous » au « tous ». Ca me semble être le parcours humain continuel pour nous tous, pour moi, c’est vraiment ça, Le « moi », l’enfant qui se fait centre, et qui doit être au centre, admiré par tout le monde, jusqu’au jour où il doit  quitter ce centre pour entrer dans le cercle et à son tour être polarisé entièrement sur le petit nouveau qui est là. Du « moi » au « je », du « je » au « nous » et du « nous » au « tous ». Je le vis comme ça, comme un appel à une ouverture de plus en plus grande. Alors tout cela n’est jamais acquis parce qu’il y a un aller et retour continuel et que continuellement  je reviens du « tous » au  « nous », du « nous » au « je » et du « je » au « moi », avec deux attitudes qui sont continuellement en équilibre instable. Le « moi », c’est l’isolement : enfin seul, enfin tranquille, fichez-moi la paix, et tout le monde le ressent comme un besoin pressant.  Mais à rester isolé sur soi-même, c’est vraiment la catastrophe, le plus grand danger qu’un être humain puisse connaître : s’isoler.

Alors, sortir de l’isolement pour rentrer dans la solitude. Ce n’est pas la même chose. Je vais essayer d’être un peu plus clair : isolement, solitude. Beaucoup de personnes disent souffrir de la solitude.  Non, elles souffrent de l’isolement. Et ces mots n’ont pas du tout les mêmes racines parce que isolement vient de « isola » qui veut dire île et que solitude vient de « solus », qui veut dire unique précieux. Les deux se ressemblent. On les confond, mais ces mots sont différents. L’isolement est une catastrophe, un non vivre alors que  la solitude  est une richesse : c’est le fait que je sois seulement une personne unique, précieuse. C’est le fondement des droits de l’Homme. Chaque Homme étant considéré comme une personne, une « solitude » ou bien un mot à peu près équivalent, une conscience, c’est à peu près la même chose.  Cela me travaille beaucoup cette affaire-là. Je me rends compte que devenir homme et devenir chrétien, c’est un travail qui n’en finit pas. Et qu’en moi, il y a encore beaucoup du « moi » qui ne veut pas devenir un « je », c'est-à-dire un sujet capable de rentrer en relation avec d’autres pour faire un « nous ». Et ne pas rester un « nous » tribal, familial, social, national… mais arriver à un « nous » universel.

Le devenir : progression ou régression ? Chaque fois que nous voulons redevenir comme des enfants qui intéressent tout le monde et auquel tout le monde s’intéresse, il y a régression ! On régresse, on retombe dans le mauvais sens dans l’enfance.

Alors vraiment ce que je voudrais enfin pouvoir vivre totalement c’est l’universel, ce qui m’apparaît de plus en plus très différent du mondial, de la mondialisation.  Et la mondialisation ou la globalisation, c’est très différent de l’universalisme. La mondialisation, on ne doit pas s’en moquer, elle nous rend service, il n’y a pas de doute ! Elle est inévitable et elle va continuer et va devenir de plus en plus une réalité. Et tant mieux ! En ce sens la liberté de circulation des personnes est en principe, une très grande avancée humaine. Le fait que l’on puisse avoir des lois qui s’imposent dans toutes les parties du monde, est quand même étonnant ! Que l’on aille en Asie, en Afrique n’importe où, en Amérique, pratiquement  les lois de la construction sont universelles et s’imposent. Et tant mieux si l’on peut éviter des catastrophes sismiques ou autres, grâce à des lois étudiées à tel ou tel endroit du monde, tout le monde en profitera. La communication moderne, il ne faut pas s’en moquer, c’est un avantage. Par exemple au monastère on profite beaucoup d’Internet. Bien sûr on n’y passe pas tout son temps…n’empêche que quand on veut un texte qui nous manque on le trouve très rapidement. En une demi-journée vous avez réglé une question qui  autrefois aurait demandé des semaines ou des mois de communications. On voit très bien que ce n’est pas l’universalisme et que de soi la mondialisation est  le fait qu’une formule s’impose comme vraie et d’emploi universel, d’emploi mondial, le même partout. Il y a une espèce de limitation dans la globalisation, de tassement.  Réfléchissons à partir d’un autre philosophe, Levinas  à propos de son livre « Totalité et Infini » :

En résumant, il dit ceci : «  si nous voulons la totalité, nous renonçons à l’infini ». Parce que la totalité, c’est un total, c’est mesurable, c’est quantifiable, c’est total au millimètre, au centime près etc… Et l’infini, c’est le « non total », ce qui n’a pas de limite. Levinas dit que si nous voulons  nous polariser sur un état on ne peut plus penser à ce qui n’a pas de limite, on est bloqué. D’où évidemment le totalitarisme. La mondialisation peut en effet produire ce danger : le totalitarisme. Cela  peut devenir très pernicieux.

Alors, cet infini qui nous rend de plus en plus ouvert, qui permet le passage du « moi » au « je » du « je » au « nous », du « nous » au « tous », cet infini qui nous travaille, qui est notre raison d’être, cet infini et bien il se vit sur terre. Et j’en reviens spontanément à la  vie monastique qui,  de ce point de vue là,  est un lieu privilégié pour nous ramener sur terre. Sur terre, à tel endroit, avec tels hommes avec qui on vit sans échappatoires. Il me plait, il ne me plait pas, il est là, et c’est mon frère. Et cette espèce d’invisible qui nous fait vivre, se vit très concrètement dans le terrestre, le charnel, le temporel, le concret etc…

Alors je vais vous dire le mot qui m’habite, enfin que vous attendez certainement, c’est le mot « oïkos » qui est un nom grec. Oïka, c’est la maison, là où l’on demeure, là où l’on habite, où l’on est un habitant, un être humain. Alors ce mot chante beaucoup en moi parce qu’effectivement il est continuellement dans la pensée humaine.

De « Oïkos » viennent les mots français écologie, économie, écosophie… Le mot « oikos » a donné en grec « oïkouméné » c'est-à-dire le monde habité comme une maison commune pour tout le monde, la terre habitée comme une maison commune, et pour nous chrétiens œcuménisme. C’est le mot qui résume vraiment la condition humaine, la maison où il n’y a plus d’isolement et la maison où est possible la solitude.  Parce que la maison ce n’est pas un campus. La maison qui évite la solitude, la maison qui permet la solitude, qui évite l’isolement. La maison qui a une porte et des fenêtres c'est-à-dire des ouvertures, qui permet à quelqu’un de frapper à la maison et à qui l’on ouvre la porte.  Autrement dit l’universel est là. Il n’y a pas de  maison qui ne doive pas être universelle, ou bien c’est un tombeau, où une pyramide, sans portes ni fenêtres, dans laquelle on enterrait les pharaons. La maison, de soi, dit ouverture à l’universel.  Ce n’est pas commode à vivre. Et c’est ça que je voudrais vivre. L’économie, c’est la loi de la maison.  L’écologie, c’est le discours sur la maison.  C e n’est  pas seulement les pois de senteur qu’on met à la porte, etc... Ce n’est pas du tout des petits machins qu’on met pour faire joli. C’est pratiquement le discours sur la maison.  Alors ce n’est pas tout et c’est tellement difficile parce qu’un monastère, vous voyez ça en passant, on est gentil, il fait beau temps, mais n’empêche on est comme tout le monde il y a des jours où on n’est pas de bon poil quoi. Et puis il y a les vieux, les jeunes enfin c’est comme ça…Alors finalement est-ce que ce n’est pas une utopie de parler de la maison comme un idéal ?  Et bien non parce qu’un monastère ce n’est pas la maison des moines. Pour nous, pour saint Benoît, c’est la maison de Dieu. Et c’est ce que je voudrais vivre. Et c’est seulement pour ça que c’est possible. C'est-à-dire, vous allez voir, je vais être très gentil pour vous ! Un monastère, c’est la maison de Dieu comportant la maison des moines et la maison des hôtes. Et s’il n’y avait pas d’hôtes dans ce monastère ce ne serait plus un monastère chrétien. Ça peut devenir une secte, une tribu, etc…Autrement dit vous, hôtes, vous êtes essentiels à la vérité de la vie monastique parce que vous êtes chez vous, à titre d’hôtes. Bien sûr, on ne va pas vous imposer les rigueurs de la vie monastique, et nous n’allons pas adopter… « Vos charmantes manières »… Et c’est ça qui est difficile aussi : respecter tellement les personnes que les moines restent moines et l’hôte vraiment  hôte, vivant comme un hôte dans la maison de Dieu qui est sa maison. Alors avenir, devenir, parvenir : on y arrivera. Et c’est ça qui nous aide quand même, c’est difficile mais c’est possible.  Et on parviendra.  C’est même un des mots qui est contenu dans la règle de saint Benoît : tu parviendras, tu  y arriveras. Mais c’est inséparable de l’avenir, ce qui advient de l’histoire concrète, ce n’est pas une évasion. C’est au contraire un chemin parcouru dans l’histoire concrète avec succès, pépins, échecs etc… tout ce que vous pouvez supposer qui arrive dans la vie humaine et, à condition qu’on aille vraiment devenir ce que l’on doit être, c'est-à-dire un homme sortant continuellement de soi pour être un sujet libre qui rentre en relation avec un « nous », qui rentre en relation avec le « tous ».

QUESTIONS / RÉPONSES

  • Comment faites-vous pour ne pas retomber dans le moi ? Quels sont vos outils pour cela ?
  • En quoi notre culture est-elle trop faible pour permettre l’intégration ?
  • En quoi notre société favorise t-elle ou défavorise-t-elle la rencontre de l’autre ?

Parce que pour intégrer les autres il faut accepter qu’ils ne soient pas comme moi.  Et que, si je les veux comme moi, je ne peux pas les intégrer, je les détruis, je les supprime, je les empêche d’être eux-mêmes. Et même le mot intégration n’est pas forcément notre idéal. On ne cherche pas tellement à intégrer les autres m        ais plutôt à les associer. Parce que l’association est un mot très fort en latin qui correspond au mot communion, une espèce d’intimité, de rapprochement qui ne supprime pas la personnalité de l’autre. On est très proche, mais on reste différent. On est ensemble. Et c’est ça la vraie culture finalement. C’est ça la grande différence qu’il y a entre mondialisation et universalisme. Parce que l’universalisme, pratiquement, c’est l’harmonie entre toutes les différentes cultures, respectées comme telles.  Ça c’est l’universalisme. Un univers est très varié. La mondialisation au contraire c’est la totalité d’un modèle, d’une formule, d’une attitude, d’une exigence, d’un comportement. Alors notre culture actuelle est en train de bouger bien sûr et ne pourra pas éviter de s’enrichir énormément par des cultures qu’on découvre et qu’on ne connaissait pas bien encore. Vous savez bien comment, actuellement, il y a une expression qui perd de sa vigueur : autrefois on parlait des primitifs pour dire ceux qui n’ont pas de culture et on a découvert qu’ils avaient une vraie culture, qui n’était pas la notre, et on peut dire même une vraie philosophie, une transcendance,  différentes de la notre.  Alors on les méprisait et aujourd’hui on dit  que  les primitifs sont peut-être beaucoup moins simples qu’on ne le croyait. La culture va s’enrichir, j’en suis persuadé, par des découvertes que l’on fait.

Pour revenir à l’homme, je crois qu’il est vraiment une image personnelle de Dieu, chaque homme quel qu’il soit, c’est pourquoi il faut respecter tout homme. Mais il peut très bien ne plus se rattacher à sa source qui est Dieu et vouloir se suffire, c’est le moi, il s’isole et il en meurt.

Le lieu de ce devenir, et bien c’est la terre.  Il n’y a pas mieux que la terre.  Avant le christianisme il y a eu des cultures extraordinairement développées, humaines, belles. Bouddha, cinq siècles avant le Christ. Les bouddhistes, les asiatiques, quelles cultures ils ont ! Les Grecs Héraclite, Platon un peu plus tard c’est quand même 4,5 siècles avant le Christ  et qu’est-ce qu’on a vu dans ces cultures là ?  Un besoin extraordinaire qui les oriente vers l’invisible vers ce qui est au-dessus, vers ce qui est au-delà, c’est très noble. Alors pour eux finalement, en particulier pour les Grecs, et même un peu dans le bouddhisme  il y a une espèce de mépris du terrestre, du sensible, et parfois du corporel, et même plus que cela parfois de l’homme qui n’aurait pas d’intelligence, de l’homme qui n’est pas doué intellectuellement. Et finalement le citoyen en Grèce c’était vraiment l’homme cultivé. On voit très, très bien qu’il y a une espèce d’élévation de la terre vers le ciel vers le haut, vers les divinités, comme une espèce d’évasion.  Et vous voyez comment pour nous chrétiens c’est l’inverse, c’est une incarnation, c’est l’en haut qui vient en bas.  D’où, effectivement, l’espèce de valeur extraordinaire qu’à la terre pour nous chrétiens car c’est là que Dieu est venu nous parler. Pour nous chrétiens, c’est ça. C’est plus du tout une évasion, c’est au contraire une espèce d’incorporation permanente, continuelle, de ne jamais plus séparer l’en haut de l’en bas et dans le Christ nous avons ce cas unique de Dieu qui s’est fait homme. Parce que dans toutes nos cultures dites primitives, il y a toujours une espèce de désir pour l’homme de devenir un peu comme Dieu. C'est-à-dire de monter, de s’élever. Mais que Dieu se fasse homme on n’avait jamais vu ça. Or c’est ça notre christianisme.

Comment les moines vivent-ils le terrestre et l’universel ?

Saint Benoît dirait, dans une expression très imagée et concrète, qu’il faut respecter cette table, ce micro, ce stylo, n’importe quoi, comme un vase sacré de l’autel. C’est extraordinaire ! Parce qu’un vase sacré qu’il soit en argent, en or, en belle poterie, on le respecte parce qu’il est en relation directe avec le corps ou le sang du Christ. Si bien que respecter  ce micro, cette table, cette feuille, n’importe quoi, n’importe quel objet comme un vase sacré c’est dire que, ce micro, cette table, cette feuille, n’importe quel objet a une relation avec le royaume de Dieu. Et c’est pourquoi il faut le respecter. Il y a une espèce de transfiguration même de la terre, des choses. Ce n’est pas une affaire d’avarice, mais c’est plus que cela. C’est parce que les choses elles-mêmes nous parlent de Dieu. Alors dans la vie monastique c’est ce que l’on voudrait vivre bien comme vous, exprimer la présence de Dieu.

Comment dans la maison des moines vivez-vous l’universel ?

Quels sont les repères qui peuvent nous permettre de vivre la solitude sans tomber dans l’isolement ?

Alors là on voudrait, je ne dis pas qu’on réussit bien. On voudrait, d’une façon très concrète :

Premièrement : par le partage des biens, en ce sens que réellement; pour nous, c’est un combat. Le partage des biens ou, autrement dit, ceci appartient à tous les frères, réellement à tous les frères. Et, si on me l’enlève, je n’ai pas à me plaindre, ce n’était  pas à moi, c’est à nous tous. Eh bien ce n’est pas si commode : cet ordinateur, par exemple, j’ai fini par me marier avec lui, finalement je le connais bien … Et on me l’enlève oh là là, catastrophe ! Ou un livre, ou un travail, n’importe quoi, réellement il y a un effort d’universalité, cela appartient à tous les frères.

Deuxième manière, très concrète, le célibat. Autrement dit le fait de renoncer à une épouse, à un époux, à des enfants, ce n’est pas pour fermer mon cœur, c’est pour l’ouvrir finalement et normalement un moine qui a renoncé à cette manière d’être avec, doit acquérir la capacité d’être avec tout le monde, être capable d’accueillir tout le monde. Vous aussi, mais il y a quand même des différences notables, c’est évident.

Normalement le célibat n’est pas  pour fermer le cœur, mais pour l’ouvrir. Cela réussit quand même. On a vu des moines arriver, c’étaient des vrais ours, et finir par être très vivables… En fait c’est un vaste travail, comme le mariage. Ce n’est pas le fait de prendre un habit monastique qui fait qu’on est devenu moine.

Alors en plus, la grande manière dont j’ai parlé ce matin c’est-à-dire l’universel qui se vit par l’accueil. Et pour saint Benoît c’est tellement fort, c’est tellement beau.  La porte du monastère qui ne s’ouvre pas à quiconque frappe n’est pas la maison de Dieu. Donc il faut accueillir n’importe qui, le premier venu, ce n’est pas commode et il ne faut pas être naïf non plus. Là l’universel se vit et c’est difficile. C’est pourquoi saint Benoît a deux chapitres sur l’accueil des autres.

-        Tout le monde se déplace pour l’accueillir, mais quand ça arrive souvent ce n’est pas possible, si à chaque fois que quelqu’un arrive toute la communauté se déplace à la porte pour l’accueillir, ce n’est pas possible.

-        Alors deuxième chapitre il y aura une délégation à la porte, quelques moines, ou un moine, enfin il y aura une manière de faire qui n’effraie pas ce pauvre monsieur ou madame qui arrive.

Comment vivons-nous cette universalité ? Et bien concrètement depuis que je suis rentré au monastère je crois que jamais il n’y a eu  au monastère une communauté sans que ne soit présent un frère non français. Il y a toujours eu un étranger, européen en général, et depuis très longtemps, depuis au moins cinquante ans, il y a toujours eu ou un Asiatique ou un Africain, ce qui pour eux est assez courageux parce que nous français nous ne sommes pas tellement, parait-il, agréables à vivre. On est parfois un peu admirés, on est rarement aimés…C’est ce qu’on m’a dit.

En tout cas c’est sûr, vivre en communauté alors qu’on est à peu près seuls de son origine raciale, ce n’est pas facile pour eux.

Mais pour nous c’est assez intéressant car on ne parle pas à une communauté où il y a telle ou telle présence comme on parlerait si on était entre nous. Il y a des choses qu’on ne dit plus et c’est comme ça et c’est très bien. Il y a une espèce de réserve qui s’impose pour ne pas troubler ceux qui sont là.

Le chemin vers Dieu c’est la Terre.   Comment le vivez-vous au quotidien ?

La Terre est le point d’ancrage de larencontre de Dieu, de la recherche de Dieu, il n’y a pas mieux que cela. Alors c’est vrai que le terrestre il est là : c’est le site, le lieu, cet endroit où l’on se trouve, accroché par un lieu étroit finalement, où l’on a  pas à prendre le bus ou l’auto pour aller au travail ; entre l’église et le lieu du travail il n’y a pas loin, on n’est vraiment sur place ! Il y a une espèce d’enfouissement réel quand même, mais qui est une chance. On peut espérer être d’emblée  avec Dieu.

À propos du corps Merleau-Ponty a une histoire intéressante. C’était un jeune normalien qui était un des plus fervents catholiques de sa promotion et qui, comme beaucoup, est passé au communisme. Philosophe du corps, il réagit beaucoup contre un rationalisme purement abstrait, et prétend, je suis bien d’accord, que nous, être humains, sommes corporels par nature. Et que c’est très bon et que c‘est comme ça que nous vivons, apprenons. Et en même temps, Merleau-Ponty est toujours intrigué et s’intéresse  à ce que le corps permet de connaître, et c’est l’invisible, c’est ça qui est beau. Le corporel qui permet de connaître l’invisible. Nous sommes d’accord, pour nous chrétiens, nous sommes d’accord, le corporel, le sacramentel, l’actuel, le temporel, permet de connaître l’invisible, permet d’entrer en relation autant que l’on peut avec l’invisible. Alors le corporel, ce serait très long d’en parler, mais c’est vrai qu’il y a eu une tendance ascétique qui visait à la mortification du corps d’une façon un peu obsédée. Sous prétexte de s’unir au Christ qui a souffert plus que n’importe qui, on finissait par être un peu obsédé par la mortification, que se soit le jeûne ou autre chose pour se mortifier. Mais on a vu que c’était parfois un peu névrotique et pas forcément sain, pas forcément libre. Si bien que maintenant on a vu que si la mortification n’est pas faite dans la liberté, dans l’amour, c’est casse coup. On peut très bien dé-spiritualiser le corps, et si on peut dire, l’incarner encore plus qu’il ne l’est.

Le corps comment se manifeste-il ?  Eh bien on a remarqué ceci, c’est que la vie moderne est beaucoup plus énervée qu’autrefois. Une espèce de stress, qui peut aussi gagner certains moines, toujours en train de trépigner, de courir, d’aller un peu plus vite pour gagner dix secondes. La vie est plus énervante qu’autrefois, ça c’est vrai je crois. Et les monastères qui étaient souvent des lieux importants au point de vue du travail de la terre, de l’exploitation rurale, le sont de moins en moins. Ainsi, nous avons encore une ferme mais ce sont deux ménages qui l’exploitent, il n’y a plus de moines à la ferme.  Alors ça modifie quand même pas mal les contacts avec le sol et c’est dommage.  Autrement dit, le moine est en train de devenir ce qu’on appelle un col blanc, un monsieur qui a un fauteuil, un ordinateur et surtout les mains propres. C’est comme ça. Les Trappistes qui étaient encore plus que nous des fermiers connaissent cette évolution eux aussi.

Par contre on peut dire qu’il y a dans la vie monastique, dans la vie commune, une proximité entre les frères, entre les moines, plus grande qu’autrefois. Pour deux  raisons :

-        à la fois parce qu’ autrefois le silence était très travaillé et tant mieux, et il faut continuer dans ce sens-là, mais il pouvait conduire à l’isolement. Catastrophe ! Et actuellement on a découvert chez tous les trappistes, les chartreux, chez les bénédictins aussi, cette même tendance quand même à connaître un peu mieux ses frères avec qui on vit, ce sont nos frères. Si bien qu’il y a des contacts plus nombreux entre les frères d’où les difficultés  qui découlent inévitablement des contacts : c’est moins facile de rencontrer un frère que de prendre sa pioche, c’est évident ;  cela demande des dépenses de tout genre, de tact, d’intelligence, de discrétion, de silences, de paroles, tout un ensemble qui autrefois était moins développé. Cela c’est la terre, la terre humaine. Et c’est très beau, car je crois que c’est vraiment l’Evangile.

 

Comment donner à des êtres jeunes le goût de la solitude et du silence ?

Moi je répondrais ceci : en nous taisant, et en rendant notre silence sympathique.  En le pratiquant intelligemment et avec amour, on le rend sympathique. Que notre silence ne soit pas un silence hautain, froid mais un silence habité. Les mettre  en relation avec le silence ne peut pas ne pas être attirant pour eux. Je ne dis pas l’isolement, mais la solitude.

On a inventé dans notre communauté depuis déjà longtemps, 30 ans au moins, une manière nouvelle de vivre ensemble. C'est-à-dire qu’un jour par semaine on a prévu un certain temps pour que les frères se réunissent par groupes, des groupes que le Père Abbé constitue, c’est très humanisant. Qu’est ce qu’on fait dans ces groupes ?  Tout ce que fait un groupe de vie : on peut prier, prendre un repas ensemble, c’est très différent de prendre un repas à dix et de le prendre à 60, c’est très différent de le prendre en parlant ou de le prendre en écoutant une lecture comme nous le faisons tous les jours au réfectoire. C’est très humanisant et en même temps cela permet d’avoir un regard plus personnel sur chacun des autres. C’est une manière qui, je crois, a produit des fruits, des connaissances humaines respectueuses.

Le silence ce n’est pas le bruit, le silence c’est le goût qu’on donne d’un mystère vécu au fond du cœur. C’est pourquoi quand on s’aime beaucoup on peut rester très longtemps en silence.

Comment voyez-vous l’avenir de La Pierre qui Vire et plus généralement des Bénédictins ?

Concernant l’avenir des Bénédictins on ne peut pas savoir et ce n’est pas la question.  La question c’est de dire aujourd’hui en communauté fraternelle, comme des frères, cherchons Dieu, accueillant les autres, accueillant les personnes, respectant les personnes, gagnant sa vie, travaillant, voilà, c’est imprévisible. On n’envoie pas d’annonces dans les journaux pour dire qu’on recrute des novices, non, ce n’est pas comme ça, vient qui veut, vient qui est envoyé par Dieu on ne sait pas qui viendra. Est-ce que la Pierre qui Vire peut disparaître ? Pourquoi pas ? Cela me semblerait naturel de dire oui, mais tout est possible et les changements sont tellement imprévus.

Comment vivez-vous le vieillissement de votre corps ?

Je me porte bien…  Cela  ne veut pas dire que je ne vais pas mourir. Cela peut arriver. Je ne sais pas dire. Je n’ai pas le temps d’y penser. Quand on vit à peu près normalement on travaille, et quand on travaille on ne pense pas tellement à la mort.  J’y pense comme tout chrétien, d’une façon pas médicale, j’y pense d’une façon spirituelle. À mon avis pour saint Paul et pour l’Evangile, vivre c’est mourir. C’est dans le quotidien que je dois mourir, c'est-à-dire  «  renoncer à », selon Dieu. C’est ça la mort.   Alors bon, de bon cœur  je renonce à ce que je fais comme  travail bien que cela m’intéresse.  Alors j’y renonce progressivement à ce travail-là, je suis libre mais je le fais quand même puisqu’on me le demande. Je suis en disposition de mourir à ce travail-là,  etc… Je crois que vivre la mort aujourd’hui, c’est mourir à ce qui déplait  à Dieu ou à mes frères, ce qui est la même chose. Alors la limitation physique de l’infirmité, oui mais je ne sais pas trop quoi dire…

Vous dites qu’il n’y a pas de fatalité, et vous devez penser à la pérennité de votre démarche ?

On fait tout pour que notre démarche soit vraie et si elle est vraie, elle est vivante, et si elle est vivante, normalement elle aura une suite. Mais on ne sait pas laquelle. Parce qu’effectivement la Pierre qui Vire a donné naissance à plusieurs monastères, en Asie, en Afrique, à Madagascar etc…qui sont vivantes. Autrement dit, même si nous, actuellement, nous sommes moins nombreux qu’on l’a été il y a une fécondité réelle, qui n’est pas sur place, mais qui est réelle et ici on fait tout pour vivre. Mais ce qui va en résulter on ne sait pas trop. On a arrêté l’imprimerie et les éditions Zodiaque, ce n’a été un drame pour aucun moine. C’est peut-être drôle à dire, mais je crois qu’on peut dire ça, on fait des livres ou des livres d’art, demain on fait des boules de gomme et bien on fait des boules de gomme. On n’est pas spécialement là pour faire des livres d’art. Je crois que c’est une certaine liberté qui fait qu’on est vraiment vivant et non pas déterminé à.  La Pierre qui Vire n’est pas Zodiaque. Mais, de fait, la suite nous échappe. Et je crois qu’actuellement le monde entier, en Europe surtout, est en interrogation, Qu’est ce qui va se passer, comment ? Comment tous ces pays très pauvres vont-ils rester chez eux ou venir ? On ne sait pas trop, et on ne sait pas trop quoi faire. Mais c’est la liberté qui fait la vie.  On vit. On essaie de vivre réellement en éliminant les aspects morbides de notre vie de tous les jours autant qu’on peut. Mais vous, hôtes, avez un rôle à jouer. Saint Benoît dit que ceux qui viennent dans un monastère, ils voient des choses qui peuvent les choquer. Eh bien qu’ils le disent  Et s’ils le disent vraiment d’un cœur bon et fraternel, loyal, c’est tant mieux, car on peut ne pas s’en rendre compte nous. De ce point de vue-là, un monastère c’est un bien commun qui appartient à l’Eglise, à tout le monde, et vous pouvez très bien être étonnés, choqués et il faut le dire afin d’éliminer le morbide, ce qui n’est pas vraiment vivant.

Souvent dans l’Évangile, on note l’importance de la maison pour Jésus.

On ne sait pas si Jésus avait une maison à lui. On ne sait pas, mais c’est possible. On suppose que c’est la maison de Pierre à Capharnaüm, ou Béthanie où il était reçu, la maison des autres.

Parce que Oikos a deux sens : la maison et la maisonnée c'est-à-dire ceux qui habitent la maison, et c’est cela qui est important. Ce n’est pas tellement la baraque, l’édifice, mais plutôt la maisonnée. Pour nous c’est la maison de la famille.  Si c’est la maison de Dieu c’est vivre avec Dieu et avec les hommes sans supprimer la solitude au contraire.

Pour ce qui est du silence, vous disiez comment en donner l’envie aux jeunes ? :

En étant silencieux au sens profond, non pas muet sinon c’est une catastrophe. Cela va loin. Pour les moines  il y a des moments où la parole est absolument absente, on se tait et il y a des lieux où réellement on ne parle pas. Il ne s’agit pas de transformer votre maison en monastère, mais c’est un peu ça. Attacher le silence à des moments, à des lieux.  C’est vrai qu’il y a des moments où le silence s’impose, alors comment faire ? Pour nous c’est facile, car il n’y a que des hommes ou que des femmes, mais quand il y a hommes et femmes c’est moins facile : car quand ils se taisent, elles parlent… Mais que Dieu soit béni, car c’est quand même très agréable à entendre. Admirer ensemble une chose que ce soit un paysage, une œuvre d’art, une personne, et l’admirer en se taisant, ça dit beaucoup, parce que les commentaires ce n’est pas très profond toujours, mais en silence, on rejoint l’invisible.

Vous dites qu’en silence on rejoint l’invisible mais je me demande aussi si ce n’est pas l’invisible qui nous impose le silence ?

Le mystère de Dieu, qui est quand même notre vie, est tellement profond qu’on ne peut rien dire.  Si on bavarde sur Dieu c’est ridicule et c’est pourquoi il a parlé par les prophètes, par le Christ avec qui on peut parler. Mais eux-mêmes les prophètes, et Jésus même nous le dit, il n’a pas tout dit. Cet invisible qui, pour nous, est une personne impose une certaine retenue.

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