« Tu m’écris ? »

En mer, survivre à la mondialisation
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Roland Doriol

Jésuite de la province de France, marin pendant 22 ans, aumônier de l’école maritime de Cebu entre 1992 et 2006.

Article écrit le 17 juin 2007
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En 1992, Roland Doriol, marin, électricien de bord sur des navires au long cours de la marine marchande, jésuite, devient aumônier de l’école maritime de Cebu, aux Philippines. Il crée alors une feuille trimestrielle pour y publier les nouvelles d’anciens élèves partis sur les mers du monde. En quinze ans, il récoltera plus de 350 lettres de marins. « Un trésor » qu’il raconte ici.

L’histoire de ces lettres est d’abord liée à ma propre histoire. L’idée de proposer aux jeunes sortis de l’école maritime de m’écrire depuis leurs navires m’est venue en raison de mon propre goût pour les lettres. Dans chaque nouvelle situation de ma vie, c’est par des lettres que j’ai gardé des liens avec mon point de départ : liens avec mes amis pendant ma formation, liens avec mes compagnons jésuites lorsque je suis parti comme marin. Ce goût des lettres s’est enraciné en moi à l’époque où nous faisions des voyages de six mois sur de vieux cargos, avec des escales dans tous les ports d’Afrique et d’Asie. Un livre de Jean Claude Guillebaud, Un voyage vers l’Asie, m’accompagnait alors [1]. Je l’ai lu et relu.

Caché entre les lignes…

J’ai découvert comment, dans son observation d’une simple rue, de gens, de senteurs, d’objets, il réussissait à faire vibrer l’essentiel de la rencontre avec l’autre. L’important ne serait pas d’aller vers de nouveaux voyages, mais d’avoir d’autres yeux, écrivait-il aussi. Un marin (moi-même !) qui, dans sa vie de marin, part et repart en voyage, pour chercher des bananes en Afrique, pour rapporter des containers depuis les Etats Unis, que recueille-t-il, quel miel récolte-t-il ? Parfois, je me suis astreint à écrire tous les soirs pendant quelques minutes : choses vues, entendues, senties, touchées… La chaleur, le poids du boulot, les conversations avec les copains, une sortie à terre… Qu’est ce qui m’a nourri aujourd’hui ? J’essayais de faire en sorte que cette nourriture puisse être partagée. J’ai gardé ces écrits, c’est mon trésor de guerre, c’est mon trésor de survie ! Ils sont aussi une façon de dire à mes amis, à mes compagnons jésuites « Je ne suis pas un étranger ». Une façon de pas se satisfaire, au retour, de répondre à quelques questions autour d’une bière pendant une demi heure avant de passer à autre chose. La vie en mer n’est pas une vie entre parenthèses ! Grâce aux lettres, j’ai survécu à mes 22 ans de service dans la navigation. Des copains me racontaient comment, à l’escale, ils recevaient un paquet de lettres de leur femme, 15 ou 20, numérotées et à lire dans l’ordre. « J’en ouvre une tous les jours, jusqu’à l’escale »,me disait l’un d’eux. Une lettre que l’on lit et relit, deux fois, trois fois, c’est un trésor que l’on détient, un trésor caché entre les lignes.

Un pèlerinage, une course d’obstacle

J’étais encore marin lorsque j’ai rejoint l’aumônerie de l’école maritime de Cebu, aux Philippines, et ses 4500 élèves. J’envoyais des lettres à l’aumônier qui me remplaçait pendant mes absences en mer et il s’en servait pour continuer à nourrir notre newsletter, notre lettre d’information trimestrielle. Nous avions construit un foyer en transformant en local deux containers de 40 pieds et un container de 20 pieds. C’était notre lieu de rencontre, de rassemblement, de prière, de rencontre avec les marins en escale. En créant une lettre d’information trimestrielle, nous avions avant tout le souci de maintenir un lien avec les jeunes qui quittaient l’école. Durant leurs études, ils étaient tous portés par un même rêve : partir en mer et, bien sûr, gagner des dollars pour soutenir leur famille. Après trois années venait le moment de partir pour Manille, afin d’y faire le tour des agences maritimes : frapper aux portes, passer de nouveaux examens, faire leurs preuves… Avec l’espoir d’être pris par une compagnie maritime et de pouvoir enfin aller au bout de leur projet. J’ai été sensible à cette trajectoire, à ce pèlerinage. Comment vont- ils bâtir leur vie à travers cette course d’obstacles ? Lorsqu’ils quittaient Cebu, je prenais la liberté de leur dire « Tu t’en vas ? Tu m’écris, hein ? » C’était comme une petite pression sur l’épaule : on a des choses à se dire, même loin. Et ça marchait : ils écrivaient. En quinze ans, j’ai reçu près de 350 courriers dont une partie a été publiée dans notre lettre d’information. Je me promenais toujours avec un paquet sous le bras ! En les distribuant, je ne faisais qu’ouvrir leur appétit pour ce qui se passait vraiment en mer ! Car une lettre circule, pas un appel téléphonique. Et lors de nos rencontres, de nos séminaires, ces lettres venues d’autres marins ont été un vrai outil de mise en appétit pour leur vie future.

Faire face aux « lignes d’ombre »

Les lettres reflètent la façon dont ces jeunes marins grandissent et évoluent en maturité : à travers le fait d’écrire, d’envoyer une lettre, de se lier à quelqu’un, à travers le fait d’ouvrir leurs yeux sur le monde du navire - un monde où ils ont à faire leur place, à montrer qu’ils savent faire quelque chose, à faire face au vent et à la mer, à d’autres langages, à des formes de solitude. « On avance et le temps avance aussi, jusqu’au moment où l’on aperçoit devant soi une ligne d’ombre qui vous avertit qu’il va falloir à son tour laisser derrière soi la contrée de sa prime jeunesse ». C’est Joseph Conrad, polonais émigré en Angleterre au tournant des 19ème et 20ème siècles, et devenu marin, qui parle ainsi dans un de ses livres. Cette ligne d’ombre à laquelle sont confrontés les jeunes marins, ce qui surgit et auquel on n’échappe pas, je l’ai repérée dans toutes leurs lettres. « Je viens juste de recevoir ta lettre, m’écrit un marin. Merci beaucoup, cela me sert d’épine dorsale pour continuer ma vie en mer. La vie d’un marin sans une petite lettre à recevoir, ça c’est une torture ! Je n’aurais jamais cru cela avant. J’ai vu que ceux qui ne reçoivent pas de lettres sont comme des chiens, couchés sous la table en train d’attendre qu’un peu de nourriture tombe. C’est douloureux. Tu vois que certains reçoivent cinq lettres. Et toi tu n’en as aucune ! Le courage pour travailler disparaît» Un autre écrit : «On a expérimenté une grosse houle. J’ai pas mal vomi. Mais même avec le mal de mer il faut que je me présente au boulot. La houle fait partie de notre vie de marin. On n’avait pas étudié cela à l’école maritime ! ».

Solitude de l’absent

Ecrire, c’est leur façon de contribuer à améliorer ce métier, de ne pas y sombrer, de ne pas se laisser dominer par les forces obscures ou par les tempêtes… Etre marin est un genre de vie où il faut sans cesse faire face au changement – cela a été mon expérience durant mes 22 ans de métier : changement de nourriture, de temps, d’équipage, de matériel. Les lettres reflètent aussi la difficulté du retour à la maison, pour deux ou trois semaines, après neuf mois d’absence. Ils se rendent compte qu’ils connaissent mal leur femme, qu’il faut se remettre avec patience aux relations avec leurs enfants. Ils sont désormais connus dans leur petit village, on vient frapper à leur porte pour demander de l’aide, on attend des cadeaux… Une lettre raconte un premier retour à la maison : « Tout le monde venait me voir pour recevoir un billet de 100 pesos ou un cadeau. Alors, je leur ai dit : mais le cadeau c’est moi ! Je suis encore vivant ! » Les lettres parlent aussi des nouvelles qu’ils reçoivent à bord - un parent qui meurt ou un enfant qui naît, et ils ne sont pas là - , d’un départ en mer 15 jours après un mariage, de la solitude bien sûr, des drames - suicides ou accidents - dont ils ont été témoins, des relations difficiles avec les marins d’Europe de l’Est ou de Corée, de la discipline des Japonais, de la concurrence des Chinois…

En mer, le choc d’un monde globalisé

Les marins sont finalement les premiers acteurs de la mondialisation. Face à elle, la mémoire durable des lettres écrites peut relancer la vie : une mondialisation qui nous ferait perdre la mémoire peut devenir violente, faire peur et détruire. Dès les années 80, les marins français ont bien senti que des mutations profondes s’annonçaient. Il nous a fallu négocier notre survie, nos emplois car nous étions mis en concurrence avec des Indiens, Philippins, Polonais, Russes… Nous l’avons vécu comme un combat perdu d’avance, même si au niveau syndical nous avons tenté de préserver nos intérêts. Aujourd’hui, les quelques compagnies françaises qui continuent à pratiquer la navigation au long cours n’ont plus d’hommes d’équipages français. Les emplois français ne concernent plus que des postes d’officiers. Et les marins philippins constatent à leur tour que, malgré leur bonne maîtrise de l’anglais, ils peuvent être (et sont parfois) remplacés par des marins chinois, payés moins chers et plus disciplinés. Nous ne savons pas ce que nous transportons dans nos containers, mais sur un bateau la globalisation passe par la langue (j’ai appris à parler anglais avec des Indiens, des Russes, des Sri Lankais)… et par le palais ! La nourriture quotidienne est ce qu’elle est, que cela plaise ou non. A terre, on peut goûter de temps en temps les bonnes odeurs de cuisine indienne. Autre chose est d’être nourri pendant neuf mois par un cuisiner indien : œufs au curry, poisson au curry, riz au curry.

Accepter d’être envahi

L’évènement qui m’a le plus marqué a été la rencontre, par deux fois, en Mer de Chine, avec des boat people. C’était au début des années 80. Nous étions sous pavillon français et le commandant a décidé d’arrêter son navire pour embarquer 120 réfugiés vietnamiens. Ils ont vécu avec nous à bord durant huit jours, ils ont logé dans nos cabines, utilisé nos douches. Il a fallu les nourrir, les soigner. A l’époque, on ne parlait pas de « cellule psychologique », il n’était pas question d’exprimer ses émotions. Alors je me suis mis à écrire, pour mes amis, pour mes compagnons jésuites. Je leur ai dit «Moi je suis marin. Sur la mer il y a des marins qui naviguent, comme moi. Et parfois, ces marins-là rencontrent des hommes, des femmes, des enfants qui marchent sur la mer ». Ce fut mon débriefing, ma « cellule psychologique ». J’avais besoin de lancer cette bouteille à la mer ! Notre bateau était devenu un vrai village. En quelques heures, nous étions passés de 20 à 140. J’ai vécu là le vrai début de la mondialisation : se laisser envahir par des boat people vietnamiens sur notre bateau français.

l7 juin 2007

Notes

1 Un voyage vers l’Asie, Jean-Claude Guillebaud, Seuil, 1979.