TÉMOIGNAGE DU FRÈRE LUC

La Pierre qui Vire Juillet 2007

Les moines et la quête de sens

 

 

 

Questions Réponses 

 

 

 

Ce soir, on m’a demandé d’intervenir. Comme chaque année il y a un frère qui intervient sur le thème d’année et cette fois-ci on a coincé le père abbé : il ne pouvait pas y couper et donc on m’a invité à réfléchir avec vous. J’ai intitulé ça " Les moines et la quête de sens ".

Cette question de la quête de sens, dont je parlerai à la fois en "nous" et en "je", est certainement une question qui, contrairement à ce qu'on pourrait peut-être penser, nous concerne nous aussi les frères. Comme tout homme on n'échappe pas à cette question et notre situation de frères qu’on pourrait croire un peu à l'écart de la société ne nous laisse pas hors des préoccupations de tous. Les questions du sens de la vie, l'histoire, les inquiétudes par rapport à l'avenir, les recherches profondes qui taraudent tout être humain ne nous sont pas étrangères, loin de là. Et je dirais volontiers que si nous sommes en retrait, nous sommes rarement spectateurs, nous sommes nous aussi pris dans toutes ces questions qui taraudent les personnes :

Comment vivre de façon sensée ?

Comment faire que notre existence ait un sens ?

Quelle est notre contribution dans la quête du sens que tout homme affronte aujourd'hui ?

Voilà les questions auxquelles je voudrais essayer de répondre à travers ce que vais partager de ce que nous vivons ici.

Tout d'abord, j'essaierai de dire comment cette question du sens traverse chacun de nous à l'intérieur des murs qui ne sont pas si hermétiques que cela.

En un deuxième point, j'essaierai de dire comment notre vie elle-même fait preuve de sens pour nous. Pour les autres aussi peut-être.

Enfin, j’essaierai de dire quelle piste pour une vie sensée nous cherchons à vivre, quelle piste pour une vie sensée nous essayons de mettre en œuvre

Et dans un dernier point, j'essaierai de dire comment nous ne sommes jamais quittes par rapport à cette question du sens : l'Évangile lui-même, la règle de St Benoît, nous invitent à être toujours des chercheurs en alerte.

Bon voilà. J'espère qu'on va y arriver.

I- Une question qui nous traverse, la question du sens, le sens de la vie.

Cela nous rejoint à plusieurs niveaux :

- À un niveau existentiel : comme tout homme, on n'est pas exempt des questions du sens de la vie, de la mort, en particulier face à des non-sens qui parfois surgissent très fort : un échec, un deuil, le sentiment de s'être trompé, le poids de la solitude affective, une maladie. Ces questions qui se font parfois plus aiguës au fur et à mesure que l'on avance, ou au gré des évènements, sont aussi plus sensibles au fur et à mesure que l'on relit sa propre histoire. Certaines histoires peuvent avoir été assez chavirées et la vie peut paraître parfois même absurde, marquée par des souffrances subies, ou à certaines périodes de la vie quand l'avenir paraît sans horizon, ou encore même à l'âge de la vieillesse.

Un jour, un ancien me disait sa lutte intérieure pour garder l'espérance en un « après la mort » ; il disait vivre dans la foi pure sans être arrivé à être dans la paix par rapport à cette question de « l’après la mort ». Ce qui montre bien que nous sommes affrontés à ce type de question nous aussi, à un moment ou à un autre, de manière plus forte parfois.

- Àun deuxième niveau, celui de la perception du monde, de la société, de l'église :

Où va-t-on ? Dans quel sens ? Va-t-on droit dans un mur ?

Ces questions affleurent dans notre société, elles ne nous sont pas étrangères et certains les portent avec une conscience plus vive que d'autres, peut-être parce qu'ils sont plus clairvoyants quant à la situation de notre monde ; certains frères les portent d'une manière telle qu’ils aident les autres à les porter, ou du moins à les entendre.

Voilà, je crois que c'est un autre aspect de ce questionnement qui dans la vie de tout homme nous rejoint nous aussi sur la société, la vie en société…

- À un autre niveau, cette question du sens est liée à notre propre vie monastique. Autrement dit, c'est dans notre propre vie humaine que se pose le sens de notre vie monastique. Un jour ou l'autre, on est confronté à cette question de manière un peu radicale, et ce n'est pas parce qu'on a fait l'engagement définitif ou la profession solennelle, que l'on est sur une voie, comme sur des rails, qui nous conduirait directement au ciel. Cette question demeure présente à notre vie, toute notre vie, avec des intensités différentes selon les moments et je pense qu'elle résonne d'autant plus que, aujourd'hui dans notre société ambiante, notre vie monastique peut paraître insensée et donc, aux jours d'épreuves - quand il y a un conflit, une forte fatigue, une rencontre qui nous bouleverse- elle résonne davantage.

J'entends encore un frère me dire : “Ah quoi bon tout cela !” Il le disait avec force, parce que les questions étaient fortes. C'est une question que moi-même, il m'arrive de me poser, de me surprendre aussi à prononcer, même si c'est dans le courant de la vie. Par exemple, en me levant pour les Vigiles, il m'arrive de me dire: “Mais nous sommes complètement cinglés !”…ou quand la solitude affective pèse : “Voilà, qu'est ce que tu fais là, mon gars ! ” …des questions qui, un jour ou l'autre nous rejoignent et qui portent sur le sens de notre propre vie. Alors ces questions, c'est évident, si elles se répètent et si elles ne trouvent pas de réponse, de progression, elles peuvent remettre en cause notre propre fidélité d'engagement. Pour dire plus simplement, cette question du sens de notre propre vie n'est pas philosophique, elle est vraiment existentielle et elle peut avoir des conséquences qui sont graves et qui touchent notre vie.

Alors voilà ; c'est un premier aspect que je voulais souligner, comment cette question nous traverse à plusieurs niveaux.

II - Notre vie monastique, une vie à l'épreuve du sens.

Je l'ai un peu dit, mais je vais le développer. Par plusieurs de ses aspects, notre vie sans cesse nous invite à chercher le sens. Le sens n'est pas donné immédiatement ; il est toujours soit caché, soit plus profondément enfoui, et on est invité à chercher toujours.

- Au départ, la vie monastique, pour chacun de nous c'est un moment très précis de notre vie où on a perçu un appel – lors d’une rencontre ou à travers une parole – qui a éveillé en nous le désir de choisir ce type de vie, d'embrasser cette vie là, et donc cet appel a fait sens ; il nous a semblé si déterminant que l'on a choisi de s'y engager et ensuite on a fait la formation etc. et puis, un jour, on s'est engagé pour toujours.

Alors il est sûr que cet appel a réussi à faire sens, tout en faisant un beau remue-ménage général dans chacune de nos vies, parce qu'il nous a trouvés là où nous étions, selon les cas, étudiant, ou dans la vie professionnelle. Et je dirai que pour ma part le remue-ménage a été sensible aussi, même si il y en a certainement qui ont vécu un remue-ménage plus fort.

Pour ma part, cela se posait en ces termes : j'étais au séminaire, j'étudiais dans le but de devenir prêtre et c'est à ce moment-là que j'ai ressenti l'appel pour la vie monastique; il y avait en moi un attrait, un désir éveillé avec la perception que le bonheur était dans cette vie-là, et en même temps la raison me disait : "Mais à quoi ça sert les moines ? " Il était évident qu’au regard de tous les besoins qu'il y a dans l'église, il valait mieux être prêtre. La question se posait en ces termes, et pour moi la question du sens, à ce moment-là, a joué un peu dans ce double jeu : à la fois il y avait au niveau de mon désir quelque chose qui semblait évident et au niveau de ma raison quelque chose qui posait question, si on peut le dire comme ça. Il fallait trouver un sens. Et le sens, je l'ai trouvé petit à petit, cela s'est fait en plusieurs mois. Finalement, j’ai mesuré qu'il fallait demeurer fidèle à ce que j'avais perçu précédemment dans la foi, dans la prière, et que je ne pouvais pas forcément bien dire avec des mots , et en même temps, qu'il me fallait faire confiance à Dieu qui a son dessein d'amour pour moi et pour l'Église ; dans la mesure où je percevais que cette vie pouvait paraître inutile au regard de celle d'un prêtre, et bien il me fallait faire confiance à Dieu en percevant que là, dans son dessein, cette vie, elle, avait du sens, même si j'étais incapable de bien le formuler. Le mot qui à l'époque faisait lumière pour moi, c'était de dire que pour le royaume de Dieu cette vie-là, elle a un sens.

Pour donner un exemple, j’ai pris le mien, mais bien des frères diraient d'autres choses quant à ce remue-ménage et quant à la perception d'un appel qui peut donner un sens nouveau à notre vie.

- Un autre point dans cette vie à l'épreuve du sens qu’est notre vie monastique, c’est l’institution.

La vie monastique, par certains côtés, est une institution ; St Benoît utilise le mot dans sa règle : « on va instituer » ; il y a une organisation, il y a des régulations dans les relations, des responsabilités confiées, toute une organisation.

Alors comme toute institution, que ce soit la république, une association ou une entreprise, l'institution monastique veut promouvoir du sens, elle veut faire une vie sensée. Le paradoxe, c'est qu’aux yeux de beaucoup, elle paraît insensée, cette vie. Ce paradoxe est important, parce que, si elle paraît aux yeux de beaucoup insensée, comme je le disais tout à l'heure, à nos yeux parfois aussi elle est insensée, elle peut paraître insensée. Il y a là une réelle question pour nous. C'est ce que je veux dire par « une vie à l'épreuve du sens » : sous plusieurs aspects, la vie dans le célibat, la vie sous une règle dans l'obéissance, une vie assez ascétique par son horaire, par les limites qu'elle se donne, ou encore les exigences qu'elle porte, tout cela fait que cette vie paraît insensée aux yeux de beaucoup (et du moine parfois) alors qu’elle veut produire du sens pour ceux qui le vivent. Il y a donc nécessairement un combat qui va se livrer dans tout cela pour accueillir vraiment cette vie et le sens qu'elle porte, et le sens qu'elle veut nous faire découvrir dans notre profondeur. Et je crois que c'est peu à peu que cela va se faire. Le père Denis qui vous a parlé l'an dernier disait volontiers ceci quand il était abbé lorsqu’un frère venait de mourir : "Voilà, lui enfin, il est moine". C'est-à-dire qu'il faut certainement toute une vie pour être moine, trouver vraiment ce sens profond qu'est notre vie monastique, même pour nous.

Alors on pourrait développer plusieurs points de ce combat pour le sens. Je vais en retenir deux :

Je dirai un mot sur l'horaire et un autre mot sur la vie commune.

- Premier point : l'horaire

Notre journée monastique est structurée par les heures de la prière: depuis les Vigiles dans la nuit, jusqu'aux Complies le soir à 20h30, toutes les trois heures en gros, il y a un office de prière plus ou moins long qui scande la journée. Tout au long des jours et des années, nous faisons une expérience du temps un peu particulière, une expérience très marquée par cette hachure quotidienne, annuelle, qui ne s’arrête pas. Pas de vacances…un petit peu parfois quand même…

On peut donc dire que c'est très rythmé, habituellement répété. Si je le souligne, c’est parce qu’il y a là une épreuve qui, jour après jour, se révèle parfois lourde. Il est sûr que tout le monde ici pourrait témoigner de cette lourdeur. Plus d'une fois, quand la cloche nous appelle, on se surprend à dire …. Mais, Chut…

On peut se demander : « Pourquoi s'arrêter alors que j'étais en train de faire quelque chose »– et il y a des choses très cruciales qu’il est difficile d’arrêter ; par exemple, je me souviens, quand on faisait du ciment il fallait bien calculer pour que le béton soit fini quand la cloche sonnerait. Parfois il nous arrivait quand même, une ou deux fois, de ne pas écouter la cloche parce qu'il fallait finir le mur, mais…bon…voilà ! Cela peut paraître tout simple et pourtant c’est une épreuve. Et cette épreuve-là, elle est relativement quotidienne dans cette perception de la difficulté.

De fait, on se pose ensuite d'autres questions : finalement quelle rentabilité à ce genre de rythme ? Quelle efficacité ? Avec le temps, jour après jour, année après année, on comprend mieux la portée de cette discipline et le sens de cette discipline du temps.

Je crois qu’on peut dire une première chose : c'est finalement cette distribution du temps qui va inscrire notre vie humaine dans une autre dynamique que la seule production des biens. Voilà, c'est clair : on n'est pas là uniquement pour produire des biens. Et puis surtout je crois qu'elle déplace l'attention sur la relation qui peut faire vivre profondément notre vie, la relation avec Dieu avec lequel on vit et pour qui on choisit de s'arrêter pour converser quelques minutes. Dans les psaumes, il est dit : "Je passe des heures à te parler". Nous, c'est rarement des heures, une heure au plus. Cela veut donc dire qu’on met le primat sur cette relation avec Dieu, et c'est elle qui prime par rapport à la production des biens. Alors ça c'est sûr que c'est quelque chose qui est important, un temps qui est exigeant, surtout dans notre contexte actuel où la rentabilité, l’efficacité nous traverse tous.

Et un deuxième point, peut-être encore plus profond de cette distribution du temps, c'est, je crois, le fait que cette habitude de nous arrêter régulièrement pour nous mettre devant Dieu nous rappelle finalement que nous ne sommes que des pèlerins sur cette terre et que nous nous acheminons lentement mais sûrement vers cette rencontre, un jour, avec Dieu qui sera notre joie, notre lumière. Je suis de plus en plus convaincu que de s'arrêter comme ça régulièrement, toujours, même quand ça nous barbe, ça nous aide à lâcher prise, ça nous apprend à lâcher prise. Et finalement cela nous prépare à ce lâcher prise ultime que nous devrons tous vivre un jour et qui ne sera facile pour aucun de nous ; je crois profondément que ceci a à voir avec cela.

Ce quelque chose d'insensé quelque part nous ouvre à un autre sens.

- Le 2e point est à propos de la vie commune.

Peut-être à l'inverse de ce que je viens de dire sur l'horaire, la vie commune spontanément peut faire sens plus facilement pour les gens de l'extérieur : on se dit “Eh bien quand même, ces gars-là, ils vivent ensemble”. Or dans la société aujourd'hui, on a du mal à vivre ensemble, on ne sait pas s'harmoniser. Quand on est de l'extérieur de loin, on trouve cela très bien. Là, de nouveau, c'est pour nous que ça a du mal à faire sens. C'est pour nous que c'est rude parfois. C’est là aussi une épreuve –il ne faut pas exagérer non plus– et en même temps on en perçoit de la joie, on en reçoit aussi la force, le soutien.

La communauté est un soutien réel dont on peut tous dire le bienfait. Mais je crois aussi qu’elle est le lieu d'une épreuve profonde parce que nous sommes souvent pris à rebrousse poil de nos sensibilités, de nos visions des choses, de nos désirs, parce qu’on rencontre toujours d'autres frères qui ne sont pas comme nous et qu’on ne s'est pas choisi ; il y a une petite soixantaine de frères à peine, et ce sont vraiment 50-60 histoires de parcours différents, des éducations différentes et des cultures différentes. Je pense que vous aussi, parfois vous le percevez, une famille, c'est un peu une culture. Eh bien ici, il y a 60 personnes issues de 60 cultures différentes. Je pousse un peu, mais c’est de cet ordre-là.

Alors, je pense que là il y a une réelle épreuve, une épreuve que je perçois pleinement, dans son lieu le plus profond. Finalement, quand je rencontre une difficulté avec un frère parce que j'ai du mal à l'accepter différent, à vivre avec lui tout simplement, l'épreuve, ce n'est pas d'avoir à supporter ce frère, mais c'est surtout d'avoir à me supporter moi-même. Dans ce contact difficile avec les autres, finalement, ce qui m'est renvoyé, c'est ma propre difficulté, ce n'est pas l'autre. L'autre, il est ce qu'il est et au bout du compte, on se rend bien compte que ce n'est pas un mauvais bougre ; il n'est pas plus méchant que moi et pas plus méchant qu'un autre. Mais finalement l'épreuve, c'est quand on butte, et c'est sur moi-même que je butte sur mes limites. Et finalement, l'épreuve, elle est un peu là : la vie commune nous renvoie à une sorte d'épreuve de vérité sur nous-même et à une connaissance de soi.

Je crois que c'est un lieu très, très sensible quand on en prend conscience, mais quand on l'affronte, il devient vraiment un chemin de libération. Je pense à moi-même, mais je pense que c'est peut-être plus facile quand on voit les autres ; quand on est abbé, on voit les frères qui mènent ce combat qui devient un lieu de libération quand on en prend conscience et quand on l’affronte. Et c'est du coup un chemin où la vie va devenir belle et savoureuse, pas forcément toujours facile, mais elle va prendre davantage de goût au prix d'un certain travail sur soi-même, d'une vérité avec soi-même. Donc voilà un premier aspect de la vie communautaire.

Un 2e aspect de cette vie commune, c'est qu’elle nous fait prendre conscience que l'évangile est vraiment une bonne nouvelle, mais aussi une nouvelle exigeante. La vie commune, telle qu'on la mène au nom de l'évangile, nous invite toujours à venir critiquer toutes nos idées reçues, nos façons de voir, nos idées préconçues, c'est-à-dire un peu notre propre culture, notre propre terreau culturel. Et c'est vraiment l'évangile qui nous invite à faire ça. Il y a là une exigence, mais aussi un chemin qui nous entraîne un peu plus loin et qui peut faire sens. Autrement dit, le sens est dans la difficulté de la rencontre, dans la difficulté de collaborer, par exemple, dans la difficulté de supporter un truc tout simple, comme de manger face à un frère qui fait ce que nos parents nous ont appris à ne pas faire. C'est ce qu'on appelle l'éducation. Je dis ça, parce que certaines fois cela peut énerver très profondément. Profondément n'est peut-être pas le mot, mais très sensiblement.

Et par rapport à toutes ces choses-là, l'évangile vient nous dire : « Apprends à regarder ton frère, laisse tes façons de voir, laisse ta culture, au moins mets-là au second plan. Ne prends pas ça comme un absolu ». L'évangile vient nous aider à apprendre à regarder l'autre pour le meilleur de ce qu’il est, avec ses faiblesses et même ses pauvretés. Et il nous aide parce que quand on est dans ce rapport-là, parfois c'est assez facile de mépriser l'autre. Il est assez facile, avec un frère qui est un peu moins doté, qui a moins de dons, est moins doué, de le laisser de côté, de ne jamais aller vers lui. Tout ça ce sont des réflexes qu'on a en nous et qui sont spontanés. Voilà notre culture. Alors l'évangile vient nous dire : « Apprends à regarder autrement, il vaut autre chose que ce qu'il montre éventuellement, ou que ce que toi tu en perçois ». Et je crois que ce chemin-là peut nous aider à mesurer que la différence de l'autre, finalement, elle est une chance, et que c'est une richesse que je n'ai ni à envier, ni à redouter, ni à mépriser. Chacun est avec ce qu'il est, c'est une chance.

J’ai la conviction que si chacun de nous est loyal dans cette recherche de ce sens plus profond de la relation, celle qui va au-delà de nos différences culturelles etc. on perçoit que finalement ce qui tisse entre nous la relation, ce qui crée la relation, c'est vraiment la charité de Dieu, la communion. Ces mots, on les utilise facilement, et dans l'Eglise on les met à toutes les sauces mais ce que je veux dire par là, c'est que ça nous fait percevoir que ce qui nous unit profondément c'est vraiment l'amour de Dieu, c'est lui qui nous relie vraiment. Sinon il y aurait plein de raisons de s'envoyer balader, plein de raisons de s'énerver, mais on mesure qu'il y a autre chose qui nous unit profondément, et ça c'est l'amour de Dieu et c’est cet amour qui nous aide à aller au delà de nos sympathies et de nos antipathies. Les sympathies ne sont pas forcément un meilleur signe car la sympathie c'est facile, ce n'est pas un problème, mais ce n'est pas le signe d'une charité. Donc c'est tout ce jeu-là qu'il nous faut vivre et je crois que c'est à travers tout ça qu'on apprend et, que derrière un premier aspect insensé, on arrive à tisser du sens. Alors, pour finir sur ce point-là, je vais citer Jean Volot. Mais vous la connaissez sûrement déjà ; il aime bien dire : "La vie communautaire, c'est une des preuves de l'existence de Dieu". Si Dieu n'existait pas, ce ne serait pas possible de vivre comme ça à 60 bonshommes. C'est un aphorisme que vous n'oublierez pas, n'est-ce pas, c'est Jean, c'est de lui. Mais ça dit un peu à quelle profondeur on est invité à aller chercher. Et si on ne va pas chercher cette profondeur-là, on va peiner…

III- Le 3e point que je voudrais développer dans cette quête de sens : c'est la recherche du royaume de Dieu.

Le sens, on peut aussi lui donner un nom dans la foi chrétienne et dans la vie monastique. Par exemple l'évangile nous dit cela et St Benoît le reprend : on pourrait dire, que notre vie est une vie en quête du royaume de Dieu et de sa justice. Alors je vais montrer les lieux de cette recherche qui me semblent être des lieux dans notre vie monastique où se donne un peu à percevoir du sens, un sens pour nous, mais aussi un sens pour les autres.

St Benoît cite cette phrase de l'évangile : “Cherchez d'abord le royaume de Dieu et sa justice, et tout vous sera donné”. Il utilise cette phrase-là et il l'adresse au père abbé en lui disant que si jamais il est tenté d'être trop accaparé par le souci des besoins matériels, des choses matérielles, comme subvenir à la vie de la communauté etc., il ne doit pas oublier cette phrase : « Cherchez le royaume de Dieu et sa justice et tout vous sera donné ». Cette phrase de l'évangile offre certainement à notre vue une perspective de sens, comme un appel à ordonner toute chose à ce sens ultime de la vie chrétienne : le royaume de Dieu. Je voudrais vous dire comment on essaie de vivre ça dans trois aspects de notre vie : tout d'abord à propos du travail, à propos de notre style de vie, puis, ensuite à propos de ce que l'on recherche autour des énergies renouvelables. Trois exemples, on pourrait en prendre d'autres, où la recherche du royaume et de sa justice touche des points très concrets.

- Le travail :

Le travail chez nous a 3 dimensions :

- une dimension domestique pour assurer tous les services de la vie quotidienne : la cuisine, la lingerie, le ménage, l'accueil, la gestion

- une dimension artisanale vous avez vu la poterie, la sérigraphie, l'art de pierre

- une dimension commerciale : la librairie, l'électricité.

Par toutes ces activités-là, nous sommes insérés dans des réseaux économiques du monde.

On ne peut pas y échapper, pris dans toutes les questions par rapport au coût d'achat, à la rentabilité et tout ce que l'on produit, comment le vendre ? Comment bien le vendre ? etc. Et dans tout cela, nous sommes invités à chercher la justice du royaume.

Alors le premier point d'attention dans cette recherche-là, c'est de permettre à chacun de trouver sa juste place dans le travail, en fonction de ce qu'il est et en fonction aussi des besoins de la communauté. Il y a donc un équilibre à tenir en sachant qu’aucune place n'est jamais figée. Dans une vie de moine, on change d'activité assez souvent, relativement souvent. On n'a pas qu'une « seule carrière »…on a plusieurs carrières. Ces changements peuvent être aussi une chance, dans le sens où cela peut permettre à des frères de se révéler, de révéler à eux-mêmes et aux autres frères quelque chose qu'ils n'avaient jamais soupçonné et qu'ils portaient en eux comme capacité de faire, capacité d'être. Quelque part, c'est une chance.

Cela participe de ce que j’appelais l’attention à la personne : essayer de lui permettre de valoriser, de mettre en lumière ce qu'elle porte et en même temps tenir compte des besoins de la communauté. Parfois, au nom des besoins de la communauté, parce qu'il faut faire telle tâche et qu'il faut bien que quelqu'un la fasse, on va demander quelque chose à un frère qui ne l’aurait pas forcément souhaité et cela peut supposer un certain renoncement. Là, il y a aussi cette dimension qui je crois, est une autre dimension de la justice du royaume.

Un autre aspect, je crois, c'est de veiller dans nos activités à préserver l'équilibre de notre vie. Dans le sens de ce que dit St Benoît : ne pas nous laisser accaparer par les soucis de la vie matérielle, les prendre en considération mais ne pas les laisser trop empiéter, au nom de la rentabilité, au nom des impératifs de temps, sur la vie de prière et sur la vie fraternelle ; et cet équilibre n'est pas simple à tenir, car il y a des exigences de temps, des exigences de qualité, de services rendus que l'on doit tenir. Je pense par exemple aux éditions Zodiaque. On peut dire que dans les dernières années, on a été amené à se dire qu'il fallait certainement arrêter, parce que, pour l'équilibre de la vie monastique, elles prenaient trop de place et donc elles mettaient en jeu l'équilibre de la prière, et à la fin, elles n'étaient plus rentables. L’impératif économique, lui, est plus compréhensible.

Un autre aspect sur lequel je crois nous avons à veiller, c'est le juste rapport à

l'argent ; c'est-à-dire à la fois bien gérer et à la fois ne pas nous laisser embarquer dans une quête sans fin. Et je dis cela car je crois que ce n'est jamais facile, c'est toujours à tenir. Donc voilà quelques aspects sur le travail, la quête de sens dans le travail, la recherche du royaume et de sa justice.

Pour résumer, on pourrait dire la formule de St Benoît, "ora et labora" : en fait il s’agit de laisser à "ora" sa première place sans que "labora" la lui ravisse, et en même temps de donner à "labora" toute sa belle place dans le sens où notre travail soit signifiant, sinon "ora" deviendra peut-être aussi insignifiant. Si on n'a pas un vrai travail, une activité humaine normale, le risque est que notre prière devienne aussi un peu insignifiante.

 

- Un 2e point que je relèverai, concerne notre style de vie : nous souhaitons, nous désirons – la règle nous y invite – avoir un style de vie simple, modeste dans nos besoins, dans nos désirs ; cela veut dire : ne pas nous laisser encombrer, ne pas nous attacher outre mesure aux choses. Ce n'est jamais facile non plus, mais au moins on y tend, même si le contexte de la société de consommation dans lequel on vit n'est pas facile pour ça. Comme vous tous, nous recevons des publicités, des sollicitations de toutes sortes. Peut-être que vous ne recevez pas des publicités adressées à Mme Abbaye ou M. Frère…, mais le contenu est relativement semblable à ce que vous recevez, et nous sommes aussi pris dans tout cela.

Je pense par exemple à l'informatique. On est pris dans l'engrenage : parfois il faut changer les logiciels, et puis il faut changer l'ordinateur en même temps et quand c'est sur un secteur d'emploi, il faut tout changer. Pour nous c'est un peu une exigence, une invitation, à demeurer toujours en alerte pour ne pas nous encombrer, nous installer ; la tentation est aussi de vouloir être au top dernier cri, d'avoir comme tout le monde. Cela aussi peut parfois nous passer par la tête. Mais on choisit de faire sens autrement par rapport à une certaine frénésie de consommation; le sens nous semble être de nous tenir un peu en distance et d’être en résistance par rapport à cette frénésie de consommation en vue d'une vie qui soit modeste, qui soit simple. Et je crois que là, vraiment, il y a un signe du royaume et de sa justice que l'on cherche et que l'on voudrait dominer.

- Un 3e point concerne toutes les questions écologiques actuelles, les réflexions sur la sauvegarde de la création. Nous sommes assez facilement partie prenante de ces questions et nous nous sentons d'emblée en prise parce qu’elles rejoignent ce qu'on apprécie ici, d'être dans un beau cadre, les bienfaits qu’on retire finalement de pouvoir habiter dans un cadre comme le nôtre ; on mesure d’autant mieux l'importance de l'environnement dans une vie humaine, combien cela nous façonne et donc l’importance de le préserver. Cela nous tient vraiment à cœur.

Tout ce qui a été réalisé, soit le barrage, l'électricité, la ferme bio, soit la chaudière bois, peut-être d'autres choses encore qui pourront venir, ces choses-là se sont faites un peu naturellement. Au début, on n'avait pas forcément ces soucis écologiques, mais aujourd'hui les questions que l'on se pose, que la planète se pose, nous rejoignent vraiment et nous donnent envie d'aller dans ce sens-là.

Je crois que pour nous, aller dans ce sens-là, c'est encore faire signe du royaume et de sa justice. Et je dirais que c'est vraiment faire signe de la beauté de la création, de la beauté du créateur de respecter ce qu'il a fait, de protéger ce qu'il a fait, sans en faire un absolu. Voilà, je pense qu'en disant cela, on ne veut pas non plus revêtir la casquette écolo très vert, parce que je pense aussi qu'on peut faire de la création, de la sauvegarde de la planète une sorte d'idole, ce qui ne serait pas juste non plus. Je crois qu'il y a une sorte d'équilibre à trouver dans ce rapport juste et en même temps qui peut faire signe du royaume et surtout de la beauté du créateur.

Voilà quelques aspects que je voulais souligner dans cette quête de sens dans notre vie concrète, et des perspectives pour une vie sensée dans le travail, le rapport au bien et le rapport à l'environnement.

Je voudrais finir sur une conviction : finalement, dans cette quête de sens, le sens est toujours accueilli, il est toujours à faire advenir, je dirai même toujours à recueillir.

Je crois que ce serait une illusion de penser que dans notre vie humaine, notre vie chrétienne, on n’a pas à se poser cette question du sens parce qu'on est casé, qu'on a fait la profession monastique, qu'on est marié ou qu'on a une situation professionnelle…Je crois que ce serait une illusion parce que notre vie humaine ne ressemble en rien à une ligne droite qui serait tracée entre un point initial et un point final qu'on aurait entrevu et entre lesquels il s'agirait de tirer la ligne droite. Enfin, vous en êtes convaincus comme moi. Mais je crois vraiment que cette quête de sens, elle a à voir avec une patiente recherche pour mener une vie sensée pour soi-même et avec d'autres et je crois que c'est peu à peu que le sens se dégage, peu à peu qu'une profondeur donne plus d'assurance dans la vie, peu à peu qu'une certaine saveur s'éprouve ; et dans la capacité que l'on a à percevoir les choses, les êtres, la vie prend du goût. Je crois qu’accueillir le sens, c'est un peu tout cela, c'est grandir en capacité de goûter, en capacité d'accueillir profondément les choses et de les laisser résonner, de les laisser vivre.

J'avais souligné différents points que je peux dire brièvement ; ce sont des pistes qui nous aident nous dans la vie monastique dans ce fait d'accueillir le sens, dans ce fait de faire de la vie, de nos vies, une quête de sens et un accueil de sens.

Dans notre vie monastique, nous avons deux choses qui sont communes à tous les chrétiens, mais que chacun vit à sa mesure : je pense à la lecture des écritures et à la liturgie. Je crois que ce sont deux lieux qui sont porteurs de sens, qui offrent du sens, et qui en même temps n'offrent jamais un sens « tout cuit », un bon chèque bien réglé, non, c'est du sens toujours à chercher, à laisser advenir.

Je pense à l'Écriture : pour les moines, c'est un peu notre pain quotidien, on la médite tous les jours. Comme pour tout chrétien, l’Écriture, la Bible, c'est une carte. En réfléchissant, je me disais : c'est une carte, mais ce n'est pas un GPS. C'est-à-dire le GPS lui ça va, on est tranquille, il nous conduit. Non, l'Écriture, c'est plutôt une carte. Il faut l'étudier. Il faut bien l'étudier. C'est une image. Alors l'écriture offre cette grande richesse de nous partager l'expérience d'hommes qui ont vécu cette relation avec Dieu unique, et qui nous l'ont partagée et je dirais volontiers c'est la bonne nouvelle selon St Marc, selon St Matthieu, mais aussi selon St Isaïe, St Job. Chaque personnage de la Bible nous offre une bonne nouvelle, la bonne nouvelle de cette relation qu'il a éprouvée, vécue avec Dieu, qui a fait sens dans sa vie au prix parfois de réels combats. C'est très heureux de nous remettre régulièrement au contact de ces personnes de la Bible, au contact de leur expérience, de leurs questionnements, de leurs révoltes parfois, et alors là dans ce contact quotidien ou hebdomadaire selon l'expérience de chacun, on peut vraiment recueillir le propre sens de notre vie, la nôtre.

Et puis encore un mot, la liturgie ; la liturgie nous offre du sens. Ce n'est pas du sens de cogitation, c'est du sens à faire. La liturgie nous entraîne dans un faire. On fait des choses, on dit des choses, on chante, on fait des gestes. Je dirais presque c'est un peu comme une danse. Malheureusement peut-être qu’on ne danse pas assez, mais la liturgie c'est d'abord de cet ordre-là, c'est un faire, c'est un mouvement. Et c'est sa grande chance de nous entraîner dans un mouvement qui se veut au fond du fond, un mouvement d'offrande. Si la liturgie nous apprend quelque chose, c'est que la vie est offrande, offrande de la louange, offrande de toute notre existence. C'est le Christ qui nous montre ça dans son sacrifice, dans l'offrande qu'il fait de sa vie et que nous célébrons particulièrement dans l'eucharistie, mais que nous vivons aussi d'une certaine manière à l'office, c'est l'offrande du souffle, on pourrait dire. On fait l'offrande de notre temps, on passe du temps avec Dieu, on s'offre, on donne notre vie. La liturgie nous entraîne dans ce mouvement d'offrande, de don de nous-mêmes. Alors par là, elle fait sens aussi. Elle nous invite à accueillir le sens qui est d'apprendre à nous donner. Peut-être que s'il y a un sens dans notre vie à recueillir et accueillir chaque jour, c'est celui-là, c'est d'apprendre à nous donner. La vie nous est donnée, et nous aussi nous sommes invités à nous donner. Bon Voilà. J'aurais pu dire encore bien des choses, mais je vais peut-être m'arrêter là-dessus, sur la liturgie qui nous invite, les cloches qui nous invitent à nous arrêter et qui nous invitent à entrer dans la danse.

QUESTIONS

Q : Au sujet du travail et de l'accueil : la nécessité d'un profit est-elle le moteur de votre activité laborieuse ? La réponse est peut-être facile pour certains, la réponse est évidente pour d'autres….

Q : Moine et prêtre ; pourquoi les moines ne sont-ils pas tous prêtres ? Et pourquoi le père abbé doit-il être prêtre ?

Q : Sur le sens. Avez-vous à échanger et vous entraider concernant le domaine de la foi ? Lorsque vous vous êtes dans le désert total au cours de votre vie monastique, comment vous en sortez-vous ?

Q : Vous avez évoqué la discipline et l'astreinte de vous lever tous les matins etc. Est-ce que ça permet à la communauté de respecter cette discipline, cette vie en commun, de gérer éventuellement des crises qui peuvent se produire, qui peuvent apparaître par moment pour des raisons diverses ?

Q : Dans la vie communautaire, est-ce que l'on a pas l'impression, de l'extérieur, que vous vivez plus ou moins dans une bulle ? Comment intégrez-vous chez vous les groupes qui viennent de l'extérieur, par ex l'APMA dans ce cas précis ou d’autres groupes qui peuvent venir en retraite, ou vous interviewer. Est-ce que la communauté ressent cela comme une intrusion ou comme une ouverture sur l’extérieur ?

Q : Est-ce que aujourd’hui, les forces extérieures pénètrent plus fortement la communauté ?

Q : Question du doute qui traversait un certain nombre de moines. Quand un moine commence à douter de son engagement, comment est-ce ressenti et géré par la communauté ?

Q : Qu’est-ce qu’ajoute au moine le fait d’être prêtre ?

Q : Par rapport aux intentions fondatrices du Père Muard, que sont devenus ses principes actuellement, 150 ans après ?

Q : Réaction de la communauté de la PQV par rapport à l’Église actuelle, en particulier en réaction contre le « motu proprio » et le retour au latin ? Quel regard de la communauté vis-à-vis de l’Église institutionnelle, et quelle est sa liberté ?

Q : Dans la communauté, l’opposition entre la réalisation professionnelle et la vocation de moine ?

La discipline monastique est-elle suffisante pour trouver une harmonie entre la vocation monastique et le travail, voire même une spécialisation dans un domaine très particulier, comme c’est le cas de certains religieux ? Équilibre entre « ora » et « labora » ?

RÉPONSES

Bon il y a des choses qui tournent un petit peu autour de la question theilhardienne, la compréhension du monde, une certaine vision de la création, les nouvelles connaissances, comment on intègre les nouvelles connaissances, et le sens recherché par les hommes, comment il rejoint le sens donné par le créateur.

Nous sommes très heureux de nous ouvrir sur d'autres connaissances qui ne sont pas nécessairement les nôtres spontanément. J'ai souvenir de ce que nous avait dit Gilbert sur le projet ITER à côté de Marseille, sur toute cette recherche dans la physique nucléaire. Toutes ces connaissances – on est aussi en lien avec Pierre Lena, qui intervient assez souvent à la télévision dans le domaine de l'astrophysique- tout cela nous intéresse vraiment. De fait, ça vient rencontrer nos perceptions du monde, notre vision de la foi, plus ça va, plus je crois que les connaissances, la vision, une certaine perception du monde vient rencontrer la perception de la foi. Moi, je suis convaincu que cela ne s'oppose pas ou qu’elles ne s’annihilent pas, elles ne se gomment pas. Enfin, je crois que la perception de la foi nous situe ailleurs dans une autre approche du réel. Récemment on a eu justement un intervenant, le Père Théobald, un Jésuite, qui nous a parlé sur la théologie de la création. Et il disait: “En fait, le monde de la science et le monde de la foi peuvent beaucoup s'aider dans un dialogue réciproque. Le monde de la science peut aider la foi à ne pas tomber dans une certaine idolâtrie, à être vigilant quant à ses modèles, à ne pas dire n'importe quoi par rapport au réel. Et inversement, le monde de la foi, la théologie, peut aider le monde de la science à ne pas oublier qu'il y a toujours dans toute démarche scientifique une part de liberté. Et finalement, si l'on veut avoir une vision globale du réel, de tout le réel, il n'échappe pas, à un moment ou à un autre, si on se pose comme scientifique, à une certaine part de mythe”. Et il disait que “le big-bang, d'une certaine manière, est un mythe dans le sens où il veut être une proposition de sens, c'est-à-dire qu’il veut être, on imagine, un modèle de la création du monde : on lui a donné le nom de big-bang, on a essayé de le représenter, mais finalement qui peut dire ce qui s'est passé ??? Ce n'est qu'un modèle qui est sûrement plausible etc. mais c'est un peu pour ça qu'il utilisait le mot de mythe et il disait d'une certaine manière, quand le scientifique prétend d'une parole embrasser tout le réel, pour donner sens à tout le réel, à un moment ou à un autre il est obligé de faire intervenir la foi, pas forcement la foi en Dieu”. J'ai été intéressé par cette vision qu'il nous a donnée, j'espère que je ne la trahis pas, mais ce que je retiens là, dans ce jeu, c'est que la vision de la foi et la vision de la science sont deux approches du réel qui partent de présupposés complètement différents, mais qui peuvent certainement s'enrichir parce qu'elles ne disent pas la même chose, elle ne veulent dire la même chose du réel.

Alors pour passer à une autre question :

Comme moine on est certainement très intéressé par ces questions, et à la limite, plus on connaît ces nouvelles découvertes, (ces nouveaux mondes qu'on découvre ou ces nouvelles perspectives dans la macro, dans la nano), plus on est poussé à l'émerveillement. C’est peut-être une âme de moine qui parle, mais je trouve que cela suscite l'émerveillement, et dit la richesse du mystère de la création. Le fait de parler de création, c'est un acte de foi : nous croyons dans la foi que tout cela vient d'une volonté bonne qui a voulu susciter le bien de cette manière là. Pour nous, ça nous renforce dans l'admiration et dans l'émerveillement.

Après il y avait quelques questions que je retiens autour de la communauté, un égoïsme collectif ou une bulle et puis ce qui va un petit peu avec notre équilibre de vie s'est envolé – bon c'est encore autre chose – mais pour l'idée d'égoïsme, collectif ou une bulle – c'est vrai par certains côtés, on peut comprendre la question. La suite de la question c'était qu'apporte –t-elle au monde ? De plus, il n'est pas facile de pouvoir dire nous, ce qu'on apporte au monde. Vraiment je pense que quand on rentre au monastère, je le disais hier, quelque part je percevais que c'était utile pour le royaume de Dieu ; j’évoquais le fait d'être ici plutôt que d'être prêtre dans une paroisse, mais on ne sait pas forcément bien ce qu'on apporte. Par contre, ce qu'on entend, et ce que les gens nous disent, c’est que de nous voir, de voir notre vie, cela leur dit quelque chose : j'ai l'impression que c'est de l'ordre du signe – c’est le signe d'une ouverture . Signe que notre monde n'est pas clos sur la réalité de la production, la réalité de la consommation, la réalité du pouvoir, de la violence…Il y a des ouvertures possibles parce que le cœur de l'homme peut chercher autre chose. Il peut vivre pour une autre recherche. Si on fait signe de cette façon, je me dis que peut-être c'est utile. Mais encore une fois, je crois que ce sont les autres qui peuvent nous le dire. Et c'est un peu vrai. On ne prétend pas comme moine, apporter quelque chose ; il faut bien le comprendre, simplement notre désir et notre vie, c'est de nous donner à Dieu, nous donner à l'Église dans la prière, dans cette recherche profonde, et ce faisant, je crois que quelque chose peut être utile.

Alors, est-ce qu'on est dans une bulle ? Je pense qu'une journée comme aujourd'hui vous permet peut-être de démentir éventuellement cette image, mais il est vrai que je n'ai pas l'impression de cela de tous les monastères quels qu'ils soient. Ici on a une tradition assez forte de vie, d'ouverture, mais je pense que ça fait partie de la tradition d'être ouvert, d'être disponible à celui qui passe. Pour donner un exemple, la semaine prochaine, on va accueillir un prêtre Shinto qui veut visiter le monastère. Il a demandé s'il pouvait s'arrêter. Donc, on va avoir un petit groupe de japonais qui vont venir. Il n’est pas rare qu'on ait ce genre de demande, de gens qui viennent et qui désirent une rencontre, et avec lesquels on va tisser des liens même si la rencontre est épisodique ou ponctuelle. On reçoit d'autres groupes comme l’APMA avec lesquels la relation s'inscrit dans la durée. Dans les échanges, on reçoit beaucoup, je le disais tout à l'heure. Dans la mesure où les rencontres sont gérées avec sagesse pour respecter à la fois ce que nous sommes et respecter ce que sont les autres, je crois qu’on ne les perçoit jamais comme une intrusion, ou c’est très rare ; si c'est perçu comme ça, cela veut dire qu'il y a une maladresse d'un côté ou de l'autre. Mais je ne dirai pas que toutes ces rencontres sont perçues comme des intrusions, vraiment pas.

Dans le même sens, il y avait quelque chose autour des plus pauvres. Le sens du service, je le relierai peut-être à cette question là par rapport aux pauvres. C'est sûr que ça fait partie aussi de notre accueil, St Benoît le met même en premier : accueillir des personnes paumées, des personnes qui sont en difficulté. Alors on a cette habitude au monastère d'accueillir tous les passagers – c'est à dire des gens qui font la route. On accueille – je ne sais pas bien dire le nombre – peut-être un passager par semaine, ce ne serait pas surprenant, peut-être deux. On les appelle les routards, on s'est dit il fallait mieux les appeler les passagers, ça ressemblait plus à pèlerins, ce qu'ils sont pour une part. Ils passent chez nous une nuit. C’est la règle : on les accueille une nuit, 24h, on leur offre gîte, couvert, mais normalement après ils doivent partir. Parfois ils restent un peu plus longtemps, notamment en hiver, c'est difficile de demander à quelqu'un de partir quand il y a la neige, mais ils savent qu'ils peuvent venir et qu'ils trouveront un accueil. Je crois que c'est vraiment important qu'on le tienne cet accueil ; c'est pas facile de le vivre vraiment bien, avec respect de ces personnes qui, comme dirait St Benoît, imposent un peu moins de respect ; parfois il y en a un qui arrivera un peu ivre, qui arrivera sale, qui arrivera… bon …et ça demande une certaine attention pour vraiment accueillir ces gens là. Il y a un frère qui est plus spécialement chargé de les accueillir, et je crois que c'est vraiment important qu'on puisse toujours le faire.

Et puis, dans l'accueil il y a des personnes qui ne sont pas nécessairement pauvres, mais qui viennent ici au monastère pour poser leurs valises, parce que des fois les valises sont lourdes et du coup elles demandent à rencontrer un frère, à parler, pour essayer de voir clair dans leur vie. Là aussi je crois, vraiment ce n'est pas facile de chiffrer, mais il y a finalement pas mal de personnes qui sont dans ce cas de figure et qui demandent une aide. Alors ça peut des fois être une aide qui va s'inscrire dans le temps, des fois ce sont des personnes qu'on ne verra plus jamais. Là encore, on a l'un ou l'autre frère qui est peut-être un peu plus sensible à ces questions difficiles, humaines et qui va les accueillir d'avantage ; il dit que l'important c'est d'écouter, et il est disponible pour écouter. Et souvent dans cette écoute, il va déjà se passer beaucoup de choses et la personne va repartir un peu différente. Parfois ça va se jouer dans une demande des conseils, mais là aussi, l'écoute de ces personnes en difficulté est importante. Alors voilà, je pense que, sans qu'on le cherche trop, il y a un service qui est rendu là et qui est vraiment réel ; c'est bien qu'on puisse le rendre, ça fait partie de l'accueil qu'on essaye de vivre.

Alors la question de la joie, la question du sens quand on a des problèmes, comment on s'entraide, comment on essaie de s'en sortir.

La question de la joie, je n'en ai pas parlé, peut-être parce que ça me semble être quelque chose d'évident, ce que l'on cherche est de cet ordre là. Je crois que plus que la joie, le mot premier qui nous viendrait, ce serait le mot paix. Autrefois, les anciens - on a un peu perdu cette habitude là, c'est regrettable - quand ils écrivaient une lettre, dans l'entête, ils mettaient "pax" ; c'est certainement un mot qui nous touche. Dans la règle, St Benoît dit, en citant un psaume : "Recherche la paix, poursuit la". Notre quête de sens, peut-être qu'on ne la dirait plus en ces termes là, la profondeur où s'ouvre quelque chose en nous qui donne de l'assurance, qui donne de la paix et en conséquence qui donne aussi de la joie – je crois que ça va ensemble – mais le mot premier qui nous viendrait ce serait le mot paix. Dans le sens de cette recherche profonde, comme je le disais hier, on n’a jamais fini de la faire, et finalement étape après étape dans la vie, elle se module différemment. Je crois qu'on ne cherche pas la paix ou la joie profonde de la même manière quand on a 30 ans ou quand on en a 50, ou 70, ce que je n'ai pas encore, ou quand on a 90. Quand j'entends des frères anciens, la quête de sens reste toujours là comme une quête de paix pour devenir de plus en plus disponible à l'esprit de Dieu, de se laisser creuser par l'esprit de Dieu. Donc voilà un mot sur la joie.

Alors quand on peine, quand on a des difficultés, comment s'entraide-t-on, comment peut-on essayer d'avancer ? Ce sera très différent selon les frères, mais on pourrait certainement dire pour tous que l'important est de trouver un lieu de parole, de pouvoir parler à quelqu'un. Alors peut-être là trouvera-t-on plus facilement appui sur un frère avec qui on est plus en sympathie, et c'est important de trouver un frère avec qui ça résonne – et il y a des sympathies assez spontanées – pour s'appuyer, pour pouvoir parler. Un autre prendra appui sur un ancien, sur le père abbé, sur un père spirituel, voilà quelqu'un à qui parler, comme disait un vieux moine : "Le père spirituel, c'est un peu la poubelle, on déverse tout, il peut tout entendre, il peut tout recevoir" c'est lui-même qui le disait pour lui-même…

Dans notre langage de moine on parle d’ouverture du cœur, être capable de s'ouvrir et pouvoir parler et je crois que ça, c'est très important même si cela ne résout pas tout ; mais le fait d'avoir parlé permet déjà au frère de nommer les choses et d’y voir un petit peu plus clair. Et puis, je pense aussi que dans la confiance reçue, dans l'accueil reçu, il peut en retirer du réconfort. Lorsqu’il y a des questions plus profondes et plus difficiles, il faut peut-être trouver une aide extérieure. Il arrive qu’on se fasse aider par un psychologue, ou disons un psychothérapeute, il y a des choses comme ça qui peuvent jouer.

Autre chose : je pense qu'il y a aussi une entraide qui elle n'est pas de l'ordre de la parole, mais qui est de l'ordre de l’attention : je suis frappé en temps qu’abbé et je suis heureux par exemple d'entendre des frères qui me disent que untel ne va pas bien. Sans plus : « tiens lui, là en ce moment, ça ne va pas bien ». Moi j'en suis content parce que je ne le vois pas nécessairement. Parfois je le vois, mais je ne le vois pas toujours. Ou alors je l'ai aperçu, mais le fait qu'on me le dise, je le prends d'avantage en considération. C'est pour moi très précieux, mais c'est aussi heureux que les frères entre eux mesurent ça. Alors là peut se mettre en route simplement une forme de présence, pour modestement, au moins éviter les maladresses. Déjà commencer par ça. C'est à dire que si on a déjà repéré qu'untel n’est pas bien, on va faire attention et après, éventuellement, être un peu plus proche dans une certaine discrétion. Éventuellement, sachant cela, peut-être que moi ou un frère qui sait le frère en difficulté on peut se concerter pour l’aider et faire quelque chose. Ca c'est pas mal, et c'est la bonne manière de réguler la vie dans la communauté sans trop le dire ; on s'aide bien comme ça. Chacun de nous, à un moment où un autre peut être en panne. Ça, y a pas de pétard ! Et voire à plusieurs moments.

Voilà, toutes les bonnes choses ont une fin. Je suis désolé, j'ai peut-être été trop bavard. Il y a des questions auxquelles je n'ai pas répondu. Alors Marc m'invite à dire un petit mot de fin. Bon j'ai déjà dit un petit mot au moment du repas pour exprimer notre joie d'avoir vécu ce moment avec vous et ces échanges dans différents lieux. Tout à l'heure, pendant le repas, quelqu'un disait " Finalement, nous sommes une communauté monastique et vous APMA, soit marins, soit pingouins, soit alliés, vous êtes des petites communautés assez typées ; on a un langage commun, on a des intérêts communs et puis c'est un petit groupe qui n'est pas bien important ». Alors ce qui est heureux, c'est que quand on est dans des petits groupes un peu typés comme cela avec un pedigree fort, on va dire, ce qui est important, c'est de ne pas rester sur nous-même et de pouvoir s'ouvrir. Et j'ai l'impression que c'est ce qu'on fait dans ce genre de rencontre, et c'est très heureux encore une fois vraiment pour nous et puis je l'espère pour vous –enfin c'est vous qui le savez aussi.– Voilà, et puis pouvoir le vivre simplement comme ça en sachant qu'on vient d'horizons différents –nous sommes chrétiens, mais tous ne partagent pas la foi chrétienne, mais je crois et j'espère que cela se vit dans le respect et que nous pouvons le vivre très simplement.

Je vous souhaite de poursuivre avec ce mot clé qui est un mot de la règle, mais qui est important aussi pour vous, c'est le mot "écoute" : on m'a dit que c'était important dans ce que vous viviez au niveau des rencontres. Alors vous le savez, mais c’est avec ça que je finirai.

Dans la règle de St Benoît, le premier mot c'est "écoute" et le dernier mot c'est "tu parviendras". Alors, c'est tout un programme : en écoutant, on va parvenir à quelque chose. J'en suis convaincu, alors je vous le souhaite aussi.